Psychologie des temps nouveaux
CHAPITRE IV
Propagation de l’ouragan révolutionnaire
dans divers pays.
Nous venons d’examiner les résultats de l’expérience communiste, forme ultime de l’esprit révolutionnaire qui semble agiter l’Europe. Il nous reste maintenant à constater sa propagation.
L’Europe se trouve en proie aujourd’hui, à une de ces grandes épidémies mentales qui, plus d’une fois, ont sévi dans l’histoire.
En dehors des croyances religieuses peu de mouvements se sont manifestés avec une intensité semblable à celle de l’anarchie révolutionnaire qui ravage actuellement une partie du monde.
Les monarchies n’ont pas été les seules victimes de l’ouragan. Les démocraties elles-mêmes n’échappèrent pas à son action. La plus ancienne de toutes, la Suisse, s’est vue menacée par la tempête et faillit périr.
Des causes diverses, dont plusieurs ont été déjà énumérées, sont à la base de ce soulèvement universel. L’une des principales fut la démonstration de l’incapacité des souverains qui avaient lancé les peuples dans une sinistre aventure.
Le mouvement s’est propagé ensuite aux pays neutres par ce phénomène de la contagion mentale dont nous avons plusieurs fois déjà signalé l’action.
Les révolutions ne se bornent pas à renverser quelqu’un ou quelque chose. Elles prétendent aussi remplacer ce qui a été détruit. Sur les ruines accumulées, les sectaires élèvent de nouveaux fétiches : dieux, princes, ou doctrines.
Aucune personnalité ne s’étant trouvée posséder assez de prestige pour se substituer aux monarques détrônés, une seule forme de pouvoir devait se présenter à l’esprit populaire, celle de petites assemblées susceptibles de gérer les intérêts des divers groupes sociaux. Ainsi naquirent les soviets, associations de soldats et d’ouvriers.
Les intérêts de ces groupes étant dissemblables devaient nécessairement entrer en conflit. Aucun ne pouvant prendre assez de forces pour faire prédominer les intérêts généraux, que maintiennent facilement en temps normal les traditions, les institutions et les lois, on vit naître en Russie aussi bien qu’en Hongrie, et pendant quelque temps en Allemagne des dictatures individuelles absolues.
Dans tous les pays soumis à ce régime, ce fut le retour à la barbarie primitive, la domination de l’instinctif sur le rationnel, le déchaînement des passions que les contraintes sociales ne refrénaient plus. Une civilisation implique en effet un réseau de gênes qui limitent nécessairement les tendances animales dormant au fond de nous. Contre ces barrières, les envieux, les impulsifs et les inadaptés, éternels mécontents, furent à toutes les époques de l’histoire prêts à se révolter. Dès qu’une circonstance le leur permet ils tâchent de les renverser.
Une révolution populaire n’admet jamais qu’elle soit seulement guidée par des instincts et des appétits. Les théoriciens lui cherchent bientôt des principes philosophiques comme soutien. C’est ainsi que les hommes de la Terreur tentèrent de justifier leurs actes en adoptant les rêveries de Rousseau sur le bonheur égalitaire des sociétés primitives et la nécessité de les rétablir.
Les nouveaux révolutionnaires ont observé cette tradition en présentant leurs actes comme l’application du socialisme intégral : socialisation des moyens de production, dictature du prolétariat, suppression de la propriété, confiscation des capitaux, etc. En peu de temps, nous l’avons vu, ce régime ruina le pays qui l’avait adopté et engendra la guerre civile. Jamais n’apparut aussi clairement l’action dévastatrice que peuvent exercer des idées fausses.
Les historiens de l’avenir, qui dédaigneront autant que ceux d’aujourd’hui les enseignements de la psychologie, auront bien de la peine à comprendre comment le bolchevisme put atteindre un pays aussi indépendant et libéral que la Suisse.
Et cependant, malgré toutes les prévisions, les apôtres bolchevistes réussirent à y provoquer une grève générale qui faillit arrêter toute la vie économique de ce pays et obligea le Conseil fédéral à mobiliser une armée de 60.000 hommes. La grève cessa d’ailleurs immédiatement, dès que le Conseil se décida à expulser la bande des bolchevistes russes qui la dirigeaient. C’est par là qu’il eût fallu commencer.
Mais leur influence se montra d’abord si grande que le Conseil fédéral avait commencé par céder à leurs menaces, sans même oser protéger les ouvriers qui voulaient travailler. Un grand journal suisse écrivait alors :
« Maître de la rue où roulait seule son auto, l’état-major socialiste a pu croire la partie gagnée. »
« Ce fut seulement après des tergiversations prolongées que le gouvernement cessa de capituler avec l’ennemi. La garde civique fournit alors des travailleurs volontaires pour remplacer ceux qui faisaient défection et tâchaient d’arrêter les services publics : transports, postes et télégraphes, publication des journaux, etc. »
L’Allemagne qui avait tout fait pour propager le bolchevisme en Russie fut obligée de le subir un instant. Elle flotta entre les diverses formes du socialisme. Toutes se montrèrent également désastreuses. Le budget est devenu un tonneau des Danaïdes et toutes les administrations, postes, chemins de fer, etc., très productives jadis, sont aujourd’hui en perte. Le déficit des chemins de fer seulement est de 10 milliards par an.
« Le nombre des sans-travail entretenus par l’État, écrivait un grand journal allemand, a encore augmenté. Selon les statistiques officielles, il a atteint, en novembre, le chiffre de 388.300, dont 96.799 femmes !
La commune de Berlin, qui a dû appliquer à ses nouveaux employés les tarifs socialistes d’appointements, a cru utile de faire connaître à ses administrés l’échelle actuelle des salaires. Cette publication est instructive ; elle nous apprend que le directeur de la voirie municipale, après vingt ans de service, touche un traitement de 8.760 marks ; son chauffeur a des appointements de 9.127 marks, un échevin touche 10.000 marks, mais un employé auxiliaire a 18.000 marks. Un vieil employé du même bureau a seulement 7.960 marks. Le chef de division de l’office de la répartition des graisses a un traitement de 5.500 marks ; son teneur de livres a, lui, 8.700 marks. Les inspecteurs des jardins des promenades publiques touchent 6.570 marks ; un simple jardinier débute à 7.070 marks. Un ingénieur de la ville doit se contenter de 6.600 marks ; son garçon de bureau est payé 8.000 marks. Et cela continue ainsi pendant plusieurs pages. Ai-je besoin de vous dire que tous ces hauts appointés sont des protégés des socialistes et sont chargés de surveiller et de dénoncer les employés suspects ? Le rapport conclut laconiquement : On ne saurait trop condamner une politique qui fait naître de pareilles anomalies. »
Les méthodes de propagation du bolchevisme russe sont fort intéressantes à connaître. Comme les apôtres de toutes les croyances, ces sombres fanatiques tiennent à répandre dans le monde la vérité pure dont ils se croient détenteurs.
Leur propagande se fait par des journaux et des manifestes, mais surtout par l’action directe d’une nuée d’agitateurs abondamment pourvus d’argent.
Un député de Genève a rapporté au conseil national des détails intéressants sur cette propagande, à l’époque où elle était favorisée par les Allemands :
« L’état-major allemand entretint, durant toute la guerre, des agents actifs en Suisse, notamment le comte Tattenbach, l’ancien homme du Maroc qui était en relations constantes avec les agents de Lénine et de Trotzki. »
Les agitateurs essayent surtout de provoquer dans les foules des mouvements qui, par contagion mentale, s’étendent ensuite rapidement.
Il suffit, du reste, pour arrêter de tels mouvements, de provoquer une agitation contraire. On peut en donner comme exemple la façon dont fut combattue une manifestation projetée en Italie, par les socialistes, dans le but de déchaîner une grève générale :
« Il a suffi que deux jeunes gens, place Colonna, eussent brandi un drapeau en criant : Vive l’Italie ! » pour que des centaines de personnes se réunissent autour du drapeau tricolore, en criant : « Vive le roi ! Vive l’Italie victorieuse ! »
« Le groupe de manifestants est devenu bientôt un fleuve d’hommes, et des milliers de citoyens, ayant à leur tête des officiers et des soldats, ont formé un cortège. »
Nous avons à plusieurs reprises montré comment, durant la guerre, les Allemands tentèrent les plus grands efforts pour répandre le bolchevisme en France, sachant qu’il leur avait déjà permis de désagréger la Russie.
Certains procès retentissants ont montré la force de cette propagande et ses résultats. Elle aboutit aux mutineries militaires du commencement de 1917.
La victoire éloigna ce danger, mais ne l’a pas fait disparaître. Le bolchevisme est une des armes qui restent à l’Allemagne et pendant longtemps elle en usera.
Un auteur germanophile écrivait dans le Politiken de Copenhague (10-9-1918) un article sur les conséquences de la propagande bolcheviste, dont quelques passages montrent bien les idées répandues actuellement en Allemagne :
« Dans quelques années, dit-il, la situation dans tous les pays belligérants sera la même : nous nous trouverons alors dans un chaos qui rappellera l’état actuel de la Russie. C’est le bolchevisme qui se répand dans l’univers ; les capitalistes seront supprimés, les gouvernements feront faillite et l’administration des États et des villes tombera entre les mains des Conseils d’ouvriers. Une lutte terrible pour les vivres éclatera entre les habitants des campagnes et des villes et en fin de compte n’auront quelque chose à manger que ceux qui seront le mieux armés et qui seront les plus cruels. »
La force possible du bolchevisme en France tient à ce qu’il traduit, comme je l’ai fait remarquer, les aspirations d’un grand nombre de socialistes. Ces derniers s’imaginent qu’il permettra au monde « d’être reconstitué sur des bases internationales nouvelles ».
Les discours d’aussi incorrigibles rêveurs justifient cette assertion attribuée à Lénine : « Sur cent bolchevistes, il y a un théoricien, soixante imbéciles et trente-neuf scélérats. »
Le théoricien est le plus redoutable de la série parce qu’étant convaincu il a la force que donne toujours une croyance.
Ce sont surtout les théoriciens qui essaient de propager chez nous le bolchevisme, au moyen des journaux à leur service. Pour espérer que cette propagande reste inefficace, il faudrait bien peu connaître l’âme des foules.
« Le bolchevisme, écrivait le Journal de Genève, a gagné des millions à la solde de l’impérialisme allemand et dans le pillage de la Russie. Ces millions il les dépense aujourd’hui dans le monde entier pour fomenter une révolution générale, en faveur de l’impérialisme prolétarien. Partout il envoie des émissaires dont les portefeuilles sont bourrés de billets de banque et les porte-monnaie garnis d’or. Partout il agit. Partout il agite. Partout il organise des comités, cadres des futurs soviets. »
Les très réels et fort dangereux progrès du bolchevisme étonnent les personnes peu familiarisées avec l’étude des croyances, et ignorant, par conséquent, je le rappelle encore, que l’absurdité d’une croyance n’a jamais nui à sa propagation. Le serpent, le bœuf, le crocodile et autres animaux ont eu des millions d’adorateurs. Les divinités exigeant des sacrifices humains furent innombrables. Il semblait tout naturel aux guerriers d’Homère qu’un roi immolât sa fille pour obtenir des dieux un vent favorable à leurs vaisseaux.
Le mystique, l’affectif et le rationnel appartiennent à des cycles psychologiques trop différents pour se pénétrer jamais. L’histoire des croyances et de leur propagation est impossible à comprendre sans cette capitale notion.