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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE III
Perturbations intellectuelles et morales engendrées par la guerre.

La guerre a exercé une grande influence sur le caractère, la moralité et l’intelligence. Elle a ressuscité les instincts de sauvagerie ancestrale et fait dévier la justesse des jugements.

L’importance de ces transformations n’a pas échappé à quelques-uns des hommes d’État chargés de la destinée des peuples. Dans un de ses discours M. Lloyd Georges disait :

« La guerre a troublé et désorganisé toutes choses d’une façon sans précédent dans aucune guerre antérieure, et le retour aux conditions normales sera une nouvelle source de perturbations. Il y aura de grands troubles sociaux et économiques. Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est l’étendue des troubles moraux et spirituels causés par la guerre. Il y a là un facteur dont dépend tout l’avenir de la Grande-Bretagne. »

De la Grande-Bretagne et aussi des autres pays, car tous ont été plus ou moins exposés aux mêmes facteurs de désagrégation.


Les altérations de l’intelligence sont la conséquence des illusions engendrées par l’hypertrophie de certains sentiments. Il en est résulté ces perversions profondes du jugement dont les publications allemandes, le fameux manifeste des intellectuels notamment, fournissent d’indiscutables preuves.

Tous les peuples et aussi leurs maîtres manquèrent souvent de jugement pendant la guerre. Si les Allemands en manquèrent plus que tous les autres, c’est que leur conception mystique d’hégémonie développa la vanité populaire au point de provoquer des accès de mégalomanie collective.

On se rend facilement compte de l’intensité des perturbations ainsi créées, en parcourant le livre Also sprach germania, composé par le professeur Ruplinger avec des extraits d’articles ou de livres émanant d’écrivains célèbres de l’Allemagne.

Je vais en reproduire quelques fragments, renvoyant pour l’indication des sources à l’ouvrage où ils ont été publiés.

A chaque page on y apprend que l’Allemand est désigné par Dieu pour régénérer le monde. Les textes émanent, répétons-le, d’intellectuels fort connus. Le premier est dû à un professeur réputé de l’Université de Tubingue.

« Nous sommes le peuple le plus élevé, nous avons à conduire l’humanité plus loin et tous les ménagements à l’égard de peuples inférieurs sont un péché contre notre tâche. »

« L’Allemand doit se faire l’exécuteur de la volonté divine sur les autres peuples. »

« Le peuple de Luther, le peuple de génies, de chefs et de héros incomparables a une haute mission mondiale. »

« Nous Allemands, nous devons passer à travers le monde avec l’assurance d’être le peuple de Dieu. L’Allemand doit se sentir élevé au-dessus de tout le ramassis de peuples qui l’entoure et qu’il aperçoit à des profondeurs insondables au-dessous de lui. »

« Notre Empereur se sait dans sa conscience lié à Dieu par une piété évangélique. »

« Dieu juge notre peuple, capable de devenir le guide de l’humanité. »

De telles croyances conduisirent à des jugements comme le suivant :

« La France sans l’ombre de raison a envahi notre pays. Nous ne pouvions pas agir autrement que de nous opposer à ce crime par tous les moyens imaginables, fussent-ils de la nature la plus affreuse, la plus épouvantable… Ainsi comme représailles, il est licite de fusiller des prisonniers de guerre tout à fait innocents. »

Un peuple si supérieur aux autres ne pouvait naturellement pas consentir à rester en contact avec eux et c’est pourquoi plusieurs écrivains réclamaient avec insistance l’expulsion de tous les habitants des province conquises, l’Alsace notamment, afin de les remplacer par des Allemands. D’autres allaient plus loin encore. Suivant eux :

« il n’y aura de paix que quand les Français auront disparu du sol de l’Europe. »

Certains auteurs germaniques réclamaient un nouvel accroissement d’armements après la paix, afin que :

« dès le temps de paix, nos ennemis restent atterrés devant la puissance armée que nous sommes décidés à développer sur terre, sur mer et dans les airs, de telle sorte qu’en peu de jours nous nous trouvions en pays ennemi avec beaucoup plus de forces que dans la guerre actuelle. »

Toutes les nations en guerre se trouvèrent ainsi fixées sur le sort qui les attendait si elles avaient accepté une paix douteuse avec un peuple dont la mentalité était à ce point pervertie.


Arrivons maintenant aux altérations de moralité que créa la guerre. Elles sont faciles à mettre en évidence.

Aucune société n’a jamais vécu sans règles maintenues par des traditions, des institutions et des lois. Ces règles obligent tous les citoyens à refréner les instincts nuisibles à la communauté, à consentir certains sacrifices, etc.

De telles contraintes se supportent aisément quand elles ont été stabilisées par un long passé. Leur ensemble constitue l’armature morale d’un peuple. Plus cette armature est solide, plus le peuple est fort. Chaque citoyen possède alors, en effet, sur le droit, le devoir et l’honneur des notions fondamentales guidant inconsciemment sa conduite. De sévères répressions atteignent le petit nombre de citoyens cherchant à éluder leurs devoirs.

Or, que fait la guerre, surtout une guerre prolongée à laquelle se trouve mêlée l’immense majorité des habitants d’un pays ? Sans doute, elle développe certaines qualités inutilisées pendant la paix : courage, résistance au danger, dévouement total à l’intérêt collectif, etc. Mais il est visible aussi qu’elle renverse absolument l’ancienne échelle des valeurs. Tout ce qui était respecté cesse de l’être. Tuer et détruire deviennent d’impérieuses nécessités et le soldat est d’autant plus considéré qu’il tue et détruit davantage.

De telles nécessités ont pour résultat de faire revivre les instincts de férocité des âges primitifs que les civilisations avaient eu tant de peine à refréner. La vie d’autrui, respectée jadis, semble bientôt peu de chose à l’homme obligé de tuer tous les jours pour ne pas l’être lui-même.

Les guerres anciennes avaient des effets moins pernicieux que celles d’aujourd’hui. Elles ne comprenaient en effet qu’un nombre restreint de combattants et en raison de la difficulté des communications, localisaient leurs ravages sur une partie minime des pays envahis. Le reste de la nation n’en souffrait pas et souvent même les ignorait.

Ces guerres étaient, en outre, beaucoup moins meurtrières que nos luttes modernes. Il arrivait assurément aux habitants d’une ville conquise d’être passés au fil de l’épée, mais les enfants, les femmes, et aussi les monuments, échappaient généralement depuis la fin de la barbarie, à la destruction.

Dans les conflits actuels rien n’est épargné, ni l’enfant au berceau, ni le vieillard au seuil de la tombe, ni d’antiques cathédrales que mille années de luttes guerrières avaient respectées.

D’après les théories de leurs philosophes, les Germains se croyaient le droit de tout détruire. Un de leurs plus célèbres savants, Hœckel, déclara nettement que nos principes de fraternité, de liberté et d’égalité devaient être remplacés par la loi qui régit le monde animal, c’est-à-dire par une lutte sans pitié ne laissant la faculté de vivre qu’aux plus forts.

Avec de telles doctrines, tout ce qui constituait jadis le bagage moral de la civilisation : humanité, protection des faibles, respect de la parole et des traités perd son prestige.

L’observation des lois de l’honneur devient évidemment une cause de faiblesse en présence de peuples refusant systématiquement de tenir leurs engagements dès qu’il est possible de s’y soustraire. Quelles relations internationales peuvent subsister quand toute confiance dans les traités a disparu ?


Ce n’est pas seulement la moralité dans les relations entre peuples qui a fléchi, mais aussi, comme je le disais plus haut, celle des citoyens de chaque peuple. L’armature morale a été plus ou moins ébranlée partout. Nous assistons, aujourd’hui, à une véritable régression de la moralité.

C’est surtout en Allemagne que ce phénomène est frappant. Voici comment s’exprimait, à cet égard, le correspondant d’un grand journal :

C’est d’abord la négligence, le laisser aller dans les services publics. Dans ce pays, où tout marchait jadis avec la précision d’une machine bien montée : trains, postes, téléphones, tout paraît, maintenant, détraqué jusque dans les rouages les moins compliqués. Partout, il y a comme une maladie de la volonté empêchant le travail sérieux. Le peuple le plus laborieux de la terre est devenu le plus fainéant.

L’immoralité a crû dans des proportions fantastiques ; dans la nation entière, le vol, par exemple, entre en habitude. Dans les rues, dans les trains, personne n’est plus sûr de son portefeuille ou de ses bagages : dans chaque restaurant, des affiches avertissent les clients de surveiller leurs pardessus ; à l’hôtel, placer ses souliers derrière la porte équivaut à leur disparition immédiate ; en voyage, les moindres provisions que vous transportez s’évanouissent comme par enchantement. La poste allemande elle-même, qui passait jadis pour la plus intègre de la terre, vole également, et c’est tout dire. Avec cet affaissement lamentable des sentiments moraux, les crimes abondent ; l’instinct brutal, exacerbé par la disette et mis en éveil par les dernières tueries, se donne libre cours, avec une tendance au sadisme nettement marquée. Car dans ce cataclysme toutes les perversités de la nature humaine s’étalent froidement, autorisées par l’incohérence de la légalité. »

Des faits du même ordre, quoique moins graves, sont également constatés en France, et ils s’observent dans des classes sociales réputées autrefois pour leur probité.

D’après les chiffres publiés par le ministère des Travaux publics, le nombre des arrestations pour vols par les employés de chemins de fer, dans les trois derniers mois de l’année 1919, s’élevait à 2.231. Pendant la même année, la Compagnie d’Orléans a déboursé 14 millions d’indemnités pour vols ; le P.-L.-M., 29 millions. Les détournements dans les Postes sont également importants, mais le chiffre n’en est pas connu.

Un administrateur du P.-L.-M., M. Noblemaire, fit observer, à la Chambre des députés, que, « dans les chemins de fer, une augmentation de plus du tiers aboutit à une baisse totale du rendement moyen qui dépasse 40 p. cent ».

Dans le même discours, l’orateur parla également « des mauvais citoyens qui organisent la sous-production systématique, parce qu’ils y voient le prologue de la révolution ».

L’abaissement général de la moralité est aussi frappant dans le monde commercial. Il a fallu établir un tribunal spécial pour la répression de mercantis prétendant réaliser des gains invraisemblables. Un journal a publié le chiffre total des fraudeurs et des spéculateurs poursuivis et punis pendant l’année 1919. Il s’élève à 3.336 pour la seule ville de Paris.

Cet affaissement de la moralité suit généralement je le répète, les grands bouleversements sociaux, les guerres, notamment, qui impliquent un renversement des valeurs morales.

Mais d’autres causes de la démoralisation actuelle méritent d’être signalées.

Parmi les plus actives, il faut citer surtout l’extravagante augmentation des salaires à une époque où, le prix des choses étant peu élevé en raison des taxations, rien ne la justifiait.

On sait qu’elle fut alors due à l’intervention d’un ministre socialiste chargé de la direction des usines. Pour se rendre populaire, il doubla, tripla puis quadrupla les salaires d’ouvriers dont la plupart ne réclamaient rien, trop heureux d’être à l’abri alors que leurs camarades se faisaient tuer sur le front.

Les répercussions de cette désastreuse mesure furent nombreuses et durent encore.

Elles entraînèrent, tout d’abord, pour les usines, la nécessité de vendre à l’État leurs produits beaucoup plus chers qu’auparavant et, par suite, l’accroissement de notre déficit.

Grâce à ces énormes élévations de salaires, toutes les possibilités d’achat se trouvèrent brusquement placées dans les mains de la classe ouvrière. La quantité des marchandises étant limitée, il en résulta une hausse considérable de leur prix, et, par voie de conséquence, une diminution rapide du pouvoir d’achat de l’argent. Les autres classes se trouvant, de ce fait, appauvries, assaillirent le gouvernement de réclamations et il fallut augmenter tous les salaires et traitements. D’après les chiffres publiés récemment par les Compagnies de chemins de fer, le salaire des manœuvres, qui était de 1.300 francs avant la guerre, fut porté à 6.000 francs, c’est-à-dire quadruplé. Les dépenses pour le personnel passèrent ainsi de 750 millions à 3 milliards. Ce fut, naturellement, la ruine des Compagnies, et par conséquent des actionnaires, ruine d’autant plus difficilement réparable que la journée de huit heures nécessita l’accroissement du personnel sans possibilité de hausser indéfiniment le prix des transports sous peine d’augmenter encore celui des choses nécessaires à la vie.

Pour faire face à de telles charges, l’État se trouva successivement conduit à imprimer sept à huit fois plus de billets de banque qu’il n’en existait auparavant. Cette inflation fiduciaire devait engendrer les conséquences que nous voyons se dérouler aujourd’hui et dont la plus grave est la diminution de valeur de notre billet de banque à l’étranger qui nous oblige à payer les objets importés le triple de leur prix réel.


Mais ce ne sont là que des résultats purement matériels. Leurs répercussions sur l’abaissement de la moralité apparaissent beaucoup plus graves.

En même temps que s’accroissaient les salaires, le goût du luxe et le dégoût du travail grandissaient dans d’immenses proportions.

Le nombre des consommateurs munis d’un excès d’argent augmentant constamment alors que la quantité d’objets à consommer ne s’élevait pas, le prix de ces derniers s’accrut chaque jour. Les marchands, voyant autour d’eux des clients assez riches pour de payer sans compter exigèrent des gains toujours plus considérables. Les grands magasins, qui se contentaient jadis d’un bénéfice de 25 % réclamèrent successivement 50, 100, 150 et 200 %.

Ce fut partout, des plus petits commerçants aux plus grands, une course folle à la richesse, course d’autant plus dangereuse qu’à mesure que le prix des choses s’élevait, les ouvriers exigeaient de nouvelles augmentations de salaire, qui ne firent qu’accroître encore le prix des marchandises et les bénéfices des intermédiaires.

A mesure que s’étendait le goût du luxe, le goût du travail se ralentissait chaque jour. Il fallut réduire à huit heures le temps du labeur et durant ces huit heures le rendement devint beaucoup moindre qu’auparavant. J’ai rappelé plus haut que, dans les ateliers de chemins de fer, le travail diminua de 40 % en même temps que les vols commis par les agents se multipliaient considérablement.

Il est intéressant de constater qu’un abaissement analogue de la moralité, sous l’influence d’un excès momentané de richesse, fut observé lorsque, sous l’ancienne monarchie, le système de Law inonda Paris d’un déluge de billets de banque. Comme le fait observer Duclos, historiographe de cette époque, les particuliers qui, jadis, n’espéraient baser leur fortune que sur le labeur et l’économie, ne rêvèrent plus que spéculation et ne mirent plus de bornes à leurs désirs. Le résultat fut une baisse générale de la moralité, et le désir intense de faire fortune sans travail. Alors comme aujourd’hui, à chaque nouvelle émission de billets de banque correspondait une nouvelle diminution de travail et de nouveaux besoins de jouissance. Ce n’est pas sans raison qu’un ingénieux moraliste écrivait récemment : « l’établissement le plus immoral de Paris, c’est l’imprimerie d’où sortent sans arrêt des billets de banque ».

Les mêmes causes engendrèrent les mêmes faits sous la Révolution française. Un journal a extrait des publications de Saint-Just les passages suivants, tous applicables à l’heure présente :

« Chacun possédant beaucoup de papier travailla d’autant moins, et les mœurs s’énervèrent par l’oisiveté. La main-d’œuvre augmenta avec la perte de travail. Il y eut en circulation d’autant plus de besoins et d’autant moins de choses, qu’on était riche et qu’on travaillait peu.

« L’état où nous sommes est précaire ; nous dépensons comme le prodigue insensé. Trois cents millions émis chaque mois par le Trésor publie n’y entrent plus et vont détruire l’amour du travail et du désintéressement sacré qui constitue la République. »

On sait comment se termina l’histoire des assignats. Leur valeur finit par tomber à zéro, et ce fut une ruine générale. Elle n’empêcha pas, non plus qu’aujourd’hui, la formation d’une classe de nouveaux riches, dont le luxe et l’insolence contribuèrent beaucoup à la fâcheuse réputation du Directoire et à la chute du régime.

De la paresse générale et des goûts de dépense actuels créés par l’exagération des salaires résulte encore une insuffisance de production, qui nous conduit à importer non seulement les matières alimentaires dont nous manquons, mais encore une foule de produits de luxe entièrement inutiles, tels que la parfumerie.

Cette situation a beaucoup choqué les Américains, qui finirent par nous déclarer officiellement, en termes un peu secs, qu’ils ne nous feraient plus aucune avance, aucun crédit.

L’Angleterre ne s’est pas servie du même langage, mais elle nous montra par ses actes qu’il faut, désormais, compter uniquement sur nous. Elle n’hésita pas d’ailleurs à nous faire payer le charbon trois fois plus cher qu’à ses nationaux.


Les faits relatifs à l’abaissement trop visible de la moralité jettent une vive lueur sur la genèse de la morale, sujet qui a tant exercé la sagacité des philosophes.

Ces faits montrent à quel point la morale est fille non de la logique rationnelle, mais d’habitudes lentement accumulées par l’hérédité et l’éducation. La morale — les éducateurs livresques l’oublient toujours — ne se trouve constituée qu’après être devenue inconsciente.

Nous voyons, aujourd’hui, comment l’agrégat qui la constitue se dissocie quand sont brisées ces habitudes. Les plus simples règles de la vie sociale, telles que le paiement de ses dettes, le respect de la propriété d’autrui, l’honnêteté commerciale, etc., semblaient, en temps normal, si naturelles qu’on les observait sans discussion.

Les divers moratoriums permettant de ne plus payer ses dettes, les bénéfices exagérés et rapides, les salaires excessifs obtenus par un travail de plus en plus restreint, les goûts de luxe, etc., ont désagrégé l’antique armature sociale.

Les vieilles habitudes morales ayant perdu leur autorité sur l’âme des foules la simple honnêteté est devenue une exceptionnelle vertu.

L’État seul conserve quelque prestige, parce qu’il a pour lui le pouvoir ; mais ce pouvoir est chaque jour plus ébranlé. Les forces matérielles ne possédant pas d’éléments moraux pour soutiens ne durent jamais bien longtemps.

Si le relâchement actuel de la morale continue à s’accentuer, on découvrira vite ce que devient une société privée de ce support, régie seulement par des appétits et ne tolérant plus de contraintes.


En dehors des perturbations mentales et morales qu’elle a provoquées, la lutte mondiale a eu aussi pour résultat de rendre plus visibles ces éléments psychologiques caractéristiques de chaque peuple, qu’on retrouve dans toutes les manifestations de sa vie industrielle et sociale.

A côté des qualités incontestables qui nous ont permis de résister à une formidable invasion, il n’est pas douteux que nous sommes affligés de certains défauts : nervosité, crainte du risque, peur des responsabilités, absence d’initiative, routine, défaut de coordination et d’autres encore dont nous aurons plus d’une fois, dans cet ouvrage, occasion d’indiquer les effets.

La guerre a montré la possibilité d’en corriger quelques-uns.

« Le peuple français, écrivait avant la fin de la lutte un grand journal neutre, avait été souvent considéré jadis comme nerveux et impatient entre tous. La guerre aura détruit une légende. Elle aura peut-être aussi mûri les âmes. Celles-ci apparaissent décidément comme assez trempées par les événements de ces quatre années, pour demeurer jusqu’au bout à la hauteur des circonstances. Du moral, de la capacité de conserver un équilibre parfait et d’attendre avec patience, dépendra pour beaucoup le résultat définitif de cette grande lutte. La patience est désormais à toute épreuve. »

Cette absence de nervosité était assez imprévue, car une guerre atteignant tous les citoyens aurait pu, au contraire, exagérer l’émotivité avec toutes ses manifestations énervement, impressionnabilité, obsessions, états anxieux, etc.

Observée quelquefois au début, surtout chez les civils de l’arrière, l’hyperémotivité fut peu connue sur le front. La répétition des mêmes chocs affectifs y créa chez l’homme de guerre une véritable immunité émotive. Il fut bientôt vacciné contre toutes les émotions et par conséquent contre toutes les faiblesses.

Cette immunité ne s’est pas produite avec la même rapidité chez tous les peuples. Elle se trouva formée presque instantanément chez les Américains considérés jadis comme très pacifiques, mais auxquels l’habitude atavique de l’effort avait donné une grande force de volonté. Pour eux le vaccin produisant l’immunité émotive ne provient pas de la répétition des mêmes dangers, mais simplement de la volonté et du goût de l’effort. Tout est possible avec de la volonté. Dans ses récents mémoires le maréchal Hindenburg assure que cette qualité est la plus précieuse que puisse posséder l’homme. Je l’ai trop souvent répété dans mes livres pour y revenir encore.

A mesure que nous avançons dans l’étude des problèmes créés par la guerre, le rôle des influences psychologiques apparaît de plus en plus important. Il faut s’y reporter toujours pour éclairer un peu l’immense chaos d’incertitudes dont l’univers est enveloppé. Les forces matérielles nous frappent par leur grandeur. Elles ne sont cependant que les manifestations extérieures des puissances morales qui dirigent notre destinée.

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