Psychologie des temps nouveaux
CHAPITRE IV
Les périls de l’Étatisme.
Des considérations développées dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, il résulte que, ne possédant pas un critérium pour certaines valeurs morales, nous pouvons seulement les juger par leurs effets.
La philosophie pragmatiste, très répandue en Amérique, n’a pas d’autres bases. Elle recherche si une idée politique, religieuse ou sociale engendre des résultats utiles ou nuisibles sans se préoccuper de sa valeur théorique.
C’est donc en considérant les effets déjà produits qu’on peut déterminer la valeur de la croissante intervention étatiste dans la phase économique du monde qui vient de s’ouvrir.
Suivant les apôtres de l’étatisme, le gouvernement, en raison de sa supériorité supposée, devrait gérer l’ensemble des activités industrielles et commerciales d’un pays en ôtant aux citoyens leurs initiatives, et par conséquent leur liberté.
Cette conception constituait déjà un des rêves du socialisme avant la conflagration mondiale.
La guerre l’a momentanément réalisé. D’impérieuses nécessités militaires obligèrent les gouvernants à absorber toutes les forces de chaque pays pour les orienter vers un même but. Un pouvoir dictatorial pouvant seul opérer une telle concentration, il fut établi partout. Des peuples jadis très libres, tels que les Américains, acceptèrent une dictature étatiste qu’ils savaient nécessaire mais, la lutte terminée, ils la rejetèrent aussitôt.
Il n’en a pas été de même chez les peuples latins. Leur ancienne tendance à faire tout diriger par l’État s’est notablement développée depuis la fin de la guerre. Les projets d’extension de l’influence étatiste qui se formulent chaque jour en fournissent la preuve.
Contre ces projets d’absorption, industriels et chambres de commerce protestent vainement. Ils savent très bien que les réalisations dont nous sommes menacés deviendraient vite une cause d’irrémédiables ruines.
Rien de plus déprimant pour un pays, en effet, que le remplacement de l’initiative privée par celle de l’État. L’initiative qui ne s’exerce pas s’atrophie bientôt et nous étions loin d’en posséder un excès. Ce n’est pas assurément par trop d’initiative que nos diplomates, nos généraux et tous nos dirigeants ont péché pendant la guerre.
Mais, sans même tenir compte de la paralysie des initiatives créée par le développement de l’étatisme, l’expérience enseigne depuis longtemps que les entreprises gérées par l’État sont coûteuses et d’une exécution médiocre.
La France a traversé bien des crises graves depuis les lointains débuts de son histoire. Aucune, peut-être, ne menaça autant son existence que les deux périls qu’elle a vus surgir depuis quelques années : le péril allemand et le péril étatiste.
Grâce à quatre années de prodigieux efforts, à la mort de quatorze cent mille hommes et à 200 milliards de dépenses, nous avons pu triompher du péril allemand.
Reste maintenant le péril étatiste. Moins visible que le premier, il pourrait devenir aussi dangereux en amenant d’irrémédiables défaites économiques.
Déjà, avant la guerre, il avait contribué à cet état de décadence industrielle et commerciale révélé par les statistiques que j’ai rappelées dans cet ouvrage.
Notre victoire militaire ne saurait marquer la fin de toutes les formes de conflits. Aux guerres à coups de canon vont succéder des guerres économiques. Les peuples ayant des intérêts divers et parfois contradictoires, les Alliés d’aujourd’hui pourront tout en restant militairement unis, devenir rivaux demain.
Dangereuses seraient les illusions sur ce point. Les esprits éclairés savent d’ailleurs s’en garder. L’extrait suivant d’un rapport fait à la Chambre, au nom d’une grande commission, le montre nettement.
« A la signature de la paix, la guerre économique s’imposera plus âpre que jamais entre toutes les nations et chacune d’elles gardera jalousement tout ce qui sera susceptible d’accroître sa puissance maritime marchande au regard et souvent au détriment des autres. Avant même que la guerre menée en commun ne soit finie, la compréhension de l’égoïsme national économique subsiste malgré tout. »
Au point de vue économique, les peuples civilisés modernes peuvent se diviser en deux classes : peuples individualistes, peuples étatistes.
Parmi les peuples individualistes figurent les Anglais et surtout les Américains. Chez eux, l’action de l’individu est portée à son maximum et celle de l’État réduite au minimum. Le rôle de ce dernier se limite strictement aux questions d’intérêt général : armée, police, finances, notamment.
Chez les peuples étatistes, — et tous ceux dits latins le sont plus ou moins — l’influence de l’État est, au contraire, prépondérante, et, sous la poussée socialiste, elle grandit chaque jour. L’État arrive, progressivement, à tout diriger, tout gérer, tout monopoliser et intervient de plus en plus dans les moindres actes des citoyens.
La classification que je viens d’indiquer est forcément sommaire. La compléter entraînerait trop loin. Il faudrait constater, par exemple, que le Français, étatiste en ce qui concerne les intérêts collectifs, est au contraire individualiste pour ses intérêts personnels. Il faudrait aussi marquer pourquoi l’étatisme latin est sans analogie avec l’étatisme germanique. C’est à des initiatives privées et non à l’État que sont dues les grandes entreprises industrielles qui constituaient la puissance économique de l’Allemagne.
Les nécessités de la guerre ayant condamné tous les belligérants à subir un étatisme absolu il était naturel que les intérêts privés fussent alors sacrifiés aux intérêts collectifs.
La guerre terminée, les Américains ont immédiatement rejeté l’étatisme. M. Wilson l’a fait remarquer avec une juste fierté dans un de ses messages.
« Pendant toute la durée de la lutte le gouvernement américain avait dû grouper toutes les énergies matérielles du pays, les atteler ensemble sous le même harnais pour mieux tirer le fardeau commun et mener à bien notre lourde tâche.
… Aussitôt que nous avons su que l’armistice était signé, nous avons jeté le harnais. Le grand matériel des industries et les machines qui avaient été accaparées pour l’usage du gouvernement ont été rendus aux usages auxquels ils servaient avant la guerre.
… Notre peuple n’attend pas d’être conduit. Il connaît son affaire ; il se débrouille rapidement dans tout nouvel état de choses ; il va droit au but et compte sur lui-même dans l’action.
Toutes les règles de conduite que nous pourrions chercher à lui imposer deviendraient vite parfaitement inutiles, car il n’y ferait aucune attention et irait son chemin. »
Suivant sa constante tradition, l’Américain confie ses entreprises industrielles à des hommes d’affaires, alors que nous faisons conduire les nôtres par des fonctionnaires généralement très étrangers aux affaires.
La disparition de l’étatisme aux États-Unis s’est opérée rapidement, parce qu’il était absolument opposé à la mentalité américaine.
Toutes les lois restrictives qui se multiplient, en France, montrent au contraire que, loin de s’atténuer, notre politique étatiste va s’aggraver et peser lourdement sur le travail national.
Réquisitionner, taxer, ordonner, interdire suivant le bon plaisir des plus incompétents agents, enfermer chaque entreprise dans un inextricable et paralysant réseau de formalités tracassières, destructrices de toutes les initiatives, tel est l’avenir dont on nous menace.
S’il se réalise, nous serons fatalement vaincus dans la terrible lutte économique qui se prépare et les Germains, dont la puissance industrielle avant la guerre était si grande, reprendront vite leur domination économique. Or, dans l’évolution actuelle du monde, les dominations économiques seront les plus redoutables.
Malheureusement pour notre avenir, l’étatisme constitue chez les peuples latins un besoin mental fort ancien. Il est peu de partis politiques en France qui ne réclament sans cesse l’intervention de l’État.
Cette constatation m’a fait écrire autrefois que notre pays, si divisé en apparence, ne possède, sous des étiquettes diverses, qu’un seul parti politique, le parti étatiste, c’est-à-dire celui qui demande sans trêve à l’État de nous forger des chaînes.
La base psychologique fondamentale de la production est l’initiative stimulée par le risque et le profit. Dès que la responsabilité s’évanouit, comme dans l’organisation anonyme de l’État, l’initiative disparaît. Quelle raison aurait le fonctionnaire de s’intéresser à un travail dont il ignore le rendement et ne retire aucun profit ? Il est d’ailleurs enveloppé dans un réseau de circulaires et de règlements qui lui interdirait la moindre initiative si, par hasard, il y songeait. Cette initiative serait, d’autre part, immédiatement paralysée par l’intervention de ses chefs. Avec la meilleure volonté du monde il ne peut être que le rouage d’une machine. Observer strictement le règlement, c’est tout ce qu’on lui demande.
Telles sont les raisons pour lesquelles, dès que l’État intervient dans une industrie, cette industrie dépérit.
« Je viens de passer quatre années de guerre dans un établissement industriel de l’État, écrit l’ingénieur R. Carnot. Connaissant l’industrie privée, j’avais en y entrant, — pourquoi le cacherais-je ? — des idées plutôt socialistes. A voir, aussi bien par le menu que dans son ensemble, le fonctionnement de la machine industrielle étatiste, mes illusions se sont envolées et je quitterai l’uniforme complètement désabusé…
Ce qu’il y a de particulièrement grave, c’est l’antinomie absolue qui existe entre le concept d’industrie, tel que le réalise le monde moderne, et celui d’une administration d’État. »
L’auteur donne dans son livre de nombreux exemples montrant à quel point l’intervention étatiste peut devenir désastreuse. A l’usine de construction de Bourges, placée sous la direction d’un ministre socialiste, les ouvriers travaillaient à la journée avec faculté de toucher une prime pour surproduction de travail. Le Ministre ayant accordé la prime à tous les ouvriers, la baisse de la production fut instantanée. Les circonstances ayant permis de revenir sur cette désastreuse mesure, le résultat fut immédiat. Le rendement se trouva parfois dépasser le triple de ce qu’il était antérieurement. »
Le même auteur donne un autre exemple, également frappant, des conséquences de l’intervention étatiste. Un ministre socialiste, chargé de la Direction de la marine marchande, ayant eu l’idée d’instituer des primes basées sur le nombre des jours de navigation, les équipages avaient tout intérêt à allonger les voyages et à ralentir les opérations de chargement et de déchargement. Le résultat final fut que les bateaux charbonniers réquisitionnés par l’État avaient un rendement inférieur de 40 à 50 p. 100 à celui des navires dirigés par les importateurs de charbon travaillant pour leur compte.
Mêmes résultats dans les ateliers de chemins de fer. Les pouvoirs publics ayant décrété la suppression du travail à la tâche, le rendement de la main-d’œuvre diminua de plus de 50 p. 100.
Une des causes du coût de l’étatisme est le nombre d’employés qu’il nécessite. Un fait rapporté par le Matin du 5 Juin 1920 en donne un frappant exemple. Après avoir vainement tenté de liquider les stocks américains, besogne que les employés chargés de l’exécuter avaient tout intérêt à faire durer, l’État se décida à charger des industriels de liquider quelques stocks. Les résultats furent immédiats. Le négociant chargé des stocks d’Aubervilliers commença par remplacer les 525 employés de l’État par 8 agents. Ces 8 employés suffirent à terminer la liquidation rapidement.
L’étatisme français est le plus coûteux de tous. Il a été rappelé à la Chambre des Députés dans sa séance du 22 mars 1920, que le budget de l’Alsace-Lorraine, qui se chiffrait en 1914 sous le gouvernement allemand par 150 millions, s’élève à 405 millions aujourd’hui. A l’administration générale, le nombre des employés a triplé.
L’État moderne a fini par se charger d’une foule de fonctions. Il exploite des chemins de fer, des fabriques de tabac et d’allumettes, des navires, des imprimeries, en un mot une cinquantaine de professions gérées par plus d’un million d’employés.
Toutes ces entreprises sont conduites avec des méthodes absolument différentes de celles adoptées dans le commerce et l’industrie. L’État ne se préoccupe jamais des prix de revient. Les employés ne sont nullement intéressés aux bénéfices et aux économies de ces entreprises. Un devis établi d’avance est sans aucun rapport avec les prix d’exécution. C’est ainsi que la reconstruction de l’imprimerie nationale qui, d’après les devis, ne devait pas dépasser trois millions, en a déjà coûté plus de quatorze. L’État moderne représente en réalité une grande maison de commerce gérée par des employés anonymes et irresponsables et où, depuis le chef jusqu’au dernier des agents, personne ne s’intéresse au succès de l’entreprise.
L’étatisme, comme le fait remarquer un éminent économiste, M. Raphaël George Lévy, a été une des causes de la vie chère :
« C’est l’État qui a été le premier instigateur du mal, en accordant aux ouvriers des usines de guerre des salaires excessifs, en concluant des marchés à des taux tellement élevés qu’il a fallu décréter un impôt spécial sur les bénéfices qui en découlaient ; c’est lui qui a distribué des milliards à tort et à travers, sans se soucier de savoir au moyen de quelles ressources il les obtiendrait ; c’est lui qui, en présence de ses coffres vides, n’a pas trouvé d’autre moyen de les remplir que de contraindre la Banque de France à fabriquer de nouveaux milliards de papier. C’est lui qui est intervenu pour réglementer les importations, les exportations, les transports ; c’est lui qui a prétendu déterminer les marchandises que l’on pourrait introduire en France et dresser une liste de proscription contre certaines d’entre elles, et non des moindres ; c’est lui qui a relevé les barrières douanières, au moment où nous avons un besoin pressant de beaucoup d’objets fabriqués ou récoltés à l’étranger ; c’est lui qui, par ses taxations maladroites ou intempestives, a tantôt ralenti ou arrêté, tantôt surexcité la production. »
La Chambre de commerce de Roanne décrivait récemment quelques-uns des résultats obtenus par l’État, quand il se substitue à des industriels responsables de leurs actes.
Un grand journal en a extrait l’exemple suivant :
« Des délégués ouvriers demandent, pour l’exécution d’un ouvrage, 25 heures. Le chef d’atelier estime que 12 heures sont suffisantes. Devant le désaccord, il est fait appel, à titre d’expérience, à une équipe de prisonniers de guerre dont l’effort de travail n’est, comme chacun pense, aucunement exagéré. Ils effectuent le travail en 6 heures. Néanmoins l’officier a dû le payer par ordre à raison de 25 heures. »
Le gaspillage des deniers publics dans les gestions étatistes dépasse toute imagination.
Conséquences : renchérissement général des produits ; difficulté croissante d’existence pour les travailleurs libres ; hausse artificielle de la main-d’œuvre.
Au régime étatiste, forme moderne de l’esclavage, on pourrait se résigner si l’État avait, du moins, manifesté dans la gestion des entreprises une capacité supérieure à celle des citoyens.
Or, c’est précisément, je le répète, le contraire qu’enseigne l’expérience. Des faits innombrables ont surabondamment démontré que la gérance de l’État, qu’il s’agisse de chemins de fer, de monopoles, de navigation ou d’une industrie quelconque, est toujours très coûteuse, très lente et accompagnée d’incalculables désordres.
En temps de paix, quand les finances sont prospères, les inconvénients du renchérissement général des produits, par suite des interventions de l’État, peuvent sembler minimes. Ils deviennent désastreux lorsqu’un peuple se trouve écrasé de dettes au lendemain d’une guerre.
Toute gestion étatiste, c’est-à-dire placée sous la conduite directe de l’État, semble immédiatement frappée de paralysie. On connaît la situation lamentable de notre marine avant la guerre, situation créée par les interventions étatistes qui la firent progressivement descendre du deuxième rang au cinquième.
Les causes de cette décadence ont été très bien indiquées dans un rapport fait à la Chambre au nom d’une grande commission parlementaire. Les conclusions du rapporteur furent nettes : « Ni unité de vues, ni efforts coordonnés, ni méthode, ni responsabilité définie. Négligence, désordre et confusion. »
Un des membres de la même commission, M. Ajam, évaluait à 700 millions le coût du gaspillage. L’expérience du rachat de l’Ouest par l’État fut beaucoup plus coûteuse encore.
Les exemples analogues sont d’ailleurs innombrables. On citera longtemps l’histoire de cette municipalité d’une grande ville qui, voyant s’enrichir l’entrepreneur fournisseur du gaz s’imagina qu’en faisant administrer l’usine par des fonctionnaires, elle encaisserait les mêmes bénéfices que l’industriel.
L’expérience fut catégorique. Loin de réaliser des bénéfices, la commune vit son budget progressivement grevé de sommes si énormes que le maire qui avait provoqué cet essai de socialisation se suicida de désespoir. Il mourut d’ailleurs sans comprendre les causes de son insuccès.
Ce sont justement les causes de la décadence des entreprises dirigées par l’État qui échappent toujours aux partisans de l’étatisme. Pourquoi, disent-ils avec une apparence de raison, l’État qui choisit ses fonctionnaires parmi des hommes réputés très capables, puisqu’ils sont chargés de diplômes, ne réussirait-il pas aussi bien que des industriels généralement moins savants ?
L’État ne réussit pas pour deux raisons, l’une d’ordre administratif, l’autre de psychologie. La première serait à la rigueur réductible, mais la seconde ne l’est pas et ne pourra jamais l’être.
La cause d’ordre administratif tient à une organisation défectueuse de services sans coordination, séparés par des cloisons étanches. La moindre affaire est entourée d’innombrables formalités et passe par une longue série de bureaux qui obéissent à des impulsions différentes et mettent des mois à l’examiner.
Tout autre est l’organisation d’une entreprise industrielle. Ses chefs ont intérêt à terminer rapidement, en les exécutant le mieux possible pour satisfaire le client, les entreprises qui leur sont confiées. Sous peine de ruine, les pertes de temps et le gaspillage leur sont interdits.
La deuxième cause de l’infériorité du travail étatiste, celle d’ordre psychologique, est, comme je le disais, absolument irréductible. Elle tient, en effet, à cette loi mentale bien simple, expérimentalement vérifiée des milliers de fois, que l’homme travaillant pour un intérêt général a beaucoup moins de valeur que celui qui travaille pour son intérêt personnel.
D’autres influences aggravent cette infériorité. Dans le travail dirigé par des fonctionnaires, aucune initiative n’est possible. Moins possible encore le goût du risque qui conduit aussi bien à la ruine qu’à la fortune, mais sans lequel il n’est pas de progrès réalisable.
Pour amener, par exemple, l’automobilisme à son perfectionnement actuel, beaucoup de chercheurs se sont ruinés, quelques-uns seulement ont fait fortune. Peut-on supposer un seul instant que, si l’État avait monopolisé la construction automobile à ses débuts, elle eût réalisé les progrès que nous admirons ? Aucun employé n’aurait osé engager sa responsabilité dans de coûteuses recherches ne devant rien lui rapporter et dont l’insuccès possible eût certainement nui à son avancement.
L’étatisme est généralement une conséquence de la structure mentale d’un peuple mais, quelle qu’en soit la cause, ses résultats se trouvent les mêmes partout, même en Amérique quand il s’y est momentanément établi. Les chemins de fer américains ont été, on le sait, étatisés pendant la guerre. La liberté leur fut rendue après la paix mais ils sont ruinés et près de la faillite. Malgré l’augmentation des tarifs, l’ensemble des frais d’exploitation s’éleva de 95 p. 100 sous la gestion d’État. Ce fut un vrai désastre, car l’ensemble de l’exploitation des chemins de fer aux États-Unis qui représente un capital évalué à 90 milliards forme une importante partie du portefeuille des grandes banques américaines.
L’étatisme crée donc une transformation mentale qui apparaît spontanément avec lui.
S’il en fallait encore d’autres preuves, on rappellerait que les industriels qui, durant les hostilités, se sont trouvés mobilisés au service de l’État, perdirent du même coup leurs anciennes qualités pour prendre les défauts des fonctionnaires : peur des responsabilités, goût de la paperasserie et des formalités compliquées, gaspillage et désordre.
Il sera intéressant un jour de rechercher ce que l’abus de l’étatisme a coûté au pays pendant la guerre. C’est à lui que sont dus pour une grande part comme je l’ai montré plus haut le renchérissement général et la disette dont nous souffrons encore.
Cette conclusion est justement une de celles du long rapport fait par M. Bergeon, le 11 octobre 1918, à la Chambre des députés, au nom d’une commission d’une quarantaine de membres appartenant à tous les partis et chargés d’examiner un projet de loi sur la réquisition de la totalité de la marine marchande par l’État, pendant la paix.
Le rapporteur n’eut pas de peine à montrer que l’étatisme avait réduit notre marine marchande à un grand degré d’infériorité vis-à-vis des peuples alliés et entraîné de profonds déficits dans les importations nécessaires pour le ravitaillement.
L’incohérence, au sujet de l’utilisation des navires réquisitionnés, fut prodigieuse. Alors que nous manquions de blé, nos bateaux revenaient de Bizerte presque vides, tandis que sur les quais de ce port pourrissaient des montagnes de céréales.
Ailleurs, c’étaient des bateaux oubliés durant des mois, attendant des ordres qui ne venaient pas. A Brest, le bâtiment Général-Faidherbe, coûtant dix-huit cents francs par jour et réquisitionné le 6 septembre, est resté « huit mois sans rien faire », etc.
Les faits de cet ordre ne constituaient nullement des cas exceptionnels. Le rapporteur l’a prouvé avec huit pages de tableaux montrant, par l’histoire de chacun des bateaux réquisitionnés, les énormes pertes de temps qu’entraîna l’incohérence étatiste.
Des armateurs qui auraient géré leurs compagnies de semblable façon eussent été promptement ruinés, mais de tels armateurs n’ont jamais existé.
Après avoir constaté que « les navires dirigés par l’État ont un rendement déplorable », le rapporteur conclut, comme je le rappelais plus haut, que l’élévation générale du prix des objets de première nécessité fut la conséquence de l’administration étatiste.
On peut ajouter, d’ailleurs, que les faits établis par cette commission l’avaient été dans bien des rapports antérieurs à la guerre, relatifs aux causes de la décadence de notre marine. Ne nous étonnons pas qu’aujourd’hui comme jadis ils n’aient convaincu personne. L’étatisme est une croyance et à tous les âges les arguments furent impuissants à ébranler des croyances.
L’étatisme représente l’autocratie d’une caste anonyme et, comme tous les despotismes collectifs, il pèse lourdement sur la vie des citoyens obligés de le supporter. Son nouveau développement n’engendrerait pas seulement la faiblesse de nos industries, mais la disparition de toutes nos libertés.
On conçoit l’horreur des Américains pour ce régime qui fait de l’homme un esclave. Ils l’ont supporté pendant la guerre mais pas une minute au delà. Si nous n’arrivons pas à refréner sa marche nous serons, je ne saurais trop le redire, rapidement vaincus dans la lutte économique qui va s’engager. Il apparaîtra alors à tous les yeux que l’étatisme, si pacifique en apparence, peut être plus désastreux que les plus destructives invasions. Son triomphe définitif chez un peuple engendrerait pour lui une irrémédiable décadence.