Psychologie des temps nouveaux
CHAPITRE III
Erreurs crées par la routine et les idées
fausses pendant la guerre.
En étudiant les causes de décadence de nos industries, avant la guerre, nous avons vu qu’elles résultaient de certains défauts de caractère identiques dans toutes les branches de ces industries.
Les infériorités ainsi constatées par divers observateurs présentent une telle généralité qu’il semble difficile de les croire spéciales à une seule catégorie sociale. Il est donc intéressant de chercher si on ne les retrouve pas également dans les autres professions, la profession militaire, par exemple.
Si les mêmes défauts se constatent partout nous devrons bien en conclure qu’ils font partie de ces caractères généraux communs à tous les individus d’une même race et alors apparaîtra nettement la nécessité d’étudier les moyens d’y porter remède.
Remarquons tout d’abord deux caractéristiques fondamentales des guerres modernes : principes directeurs d’une simplicité extrême ; réalisation de ces principes d’une complication formidable. Tel est le résumé de la stratégie actuelle aussi bien sur terre que sur mer.
La démonstration de la simplicité des conceptions directrices est vérifiée par le seul énoncé des principes directeurs de la stratégie maritime anglaise et de la stratégie terrestre allemande pendant la dernière guerre.
En ce qui concerne l’Angleterre, le concept orientant ses constructions navales était, suivant l’amiral Fischer : posséder une vitesse supérieure à celle de l’ennemi et des canons de plus longue portée.
La formule est d’une évidente simplicité, mais que de difficultés dans sa réalisation ! Elle fut cependant obtenue et c’est pourquoi, dans certains combats de la dernière guerre, des croiseurs cuirassés allemands furent coulés sans avoir pu toucher une seule fois les navires anglais, ainsi que le rapporte l’amiral cité à l’instant.
Le principe de stratégie militaire qui guida l’état-major allemand au début des hostilités présentait les mêmes caractères de simplicité dans l’énoncé et de difficultés dans la réalisation. Il consistait, suivant la méthode jadis appliquée par Annibal à la bataille de Cannes, à fixer l’adversaire sur le front et l’envelopper en l’attaquant par les deux ailes.
Le général de Falkenhausen pratiquait fidèlement cette méthode lorsqu’il déploya 44 corps d’armée allemands entre la Suisse et la mer du Nord, avec avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique puis resserrement par le nord de la France que ne protégeait aucune place forte.
La réalisation de cette manœuvre entraîna l’emploi an première ligne de toutes les réserves allemandes et la dangereuse nécessité de traverser la Belgique.
Si pareille méthode échoua ce fut principalement parce que les Allemands, ne soupçonnant pas la capacité de résistance des Français, dégarnirent une partie de leur front pour envoyer des troupes en Russie. C’est du moins l’explication que donne l’ancien général en chef, Falkenhayn, dans un livre récent.
L’idée première des Allemands était, suivant lui, d’anéantir la résistance française pour se retourner ensuite contre la Russie. Elle échoua comme il est dit plus haut parce que les envahisseurs, trop convaincus de la victoire, prélevèrent à la fin d’août 1914 sur le front occidental des forces importantes qui leur firent défaut sur la Marne. Ils furent ensuite guidés par cette idée fausse de rechercher la décision en Russie et de se borner chez nous à s’immobiliser dans des tranchées, en attendant sur le front russe un triomphe qui ne pouvait venir, vu l’immensité du territoire et l’innombrable réserve de soldats qu’il contenait.
Parmi les défauts psychologiques constatés chez nos dirigeants militaires, le plus nuisible fut assurément la routine. Elle est constituée par une certaine paresse de la réflexion et de la volonté qui rend hostile aux idées nouvelles, aux innovations et conduit à faire toujours les choses de la même façon.
Quoique semblant parfois engendrer des résultats analogues, la routine et la persévérance ne sauraient être confondues. La routine venant surtout d’une inertie de la volonté, porte à réaliser l’action avec un minimum d’efforts. La persévérance exige au contraire un grand développement de la volonté et de l’effort. Le Germain est persévérant et non routinier. Le Russe est routinier, mais non persévérant.
Le routinier s’inspire d’idées qui ne changent plus quand il les a adoptées, généralement d’ailleurs sans discussion. Pour lui l’idée ne dérive pas de connaissance raisonnée des choses, mais seulement d’une croyance acceptée par suggestion ou contagion.
Hostile à toutes les initiatives, la routine crée vite la peur du risque et la terreur des responsabilités.
Répandue chez les citoyens d’un pays, la routine s’étend bientôt des gouvernés aux gouvernants. On voit alors cas derniers hésiter devant les plus petites innovations, nommer, pour éviter les responsabilités, une foule de commissions et de sous-commissions qui, le plus souvent, n’aboutissent qu’à des décisions incertaines. Plusieurs journaux ont rappelé comment, dans le but d’étudier l’utilité du canon léger d’accompagnement qui rendit tant de services à l’Allemagne, nos gouvernants nommèrent successivement dix-neuf commissions et sous-commissions qui, d’ailleurs, n’arrivèrent à aucune décision.
C’est généralement dans les pays routiniers que les partis violents acquièrent le plus d’influence. Dégagés de routine, aussi bien d’ailleurs que de principes, ces partis sont les seuls auxquels l’action soit facile.
Les peuples routiniers, étant peu capables d’évolution, se trouvent voués aux révolutions. Il arrive toujours, en effet, un moment où, faute d’avoir su s’adapter progressivement aux changements de milieu, la nécessité oblige à s’y adapter brusquement et violemment. C’est l’ensemble des violences qui constitue une révolution.
Ramenant la routine à cet élément essentiel l’influence d’une idée fixe adoptée par des mentalités hostiles aux changements et un peu dépourvues d’imagination et de volonté, nous allons montrer maintenant quelques-unes de ses conséquences pendant la guerre, surtout à ses débuts.
Sous une suggestion d’origine encore ignorée et dérivant, peut-être, de l’ancienne réflexion de Moltke sur l’inutilité d’entrer en France par la Belgique, les grands chefs de notre École de guerre avaient déclaré que jamais l’Allemagne ne nous envahirait par le nord. Et, comme jadis Pompée affirmant devant le Sénat que César ne franchirait pas le Rubicon, l’ayant dit une fois ils le répétaient toujours.
Ils le répétèrent tellement que, sous leur influente, toutes les forteresses d’arrêt qui protégeaient le nord de la France, y compris Lille, furent successivement déclassées. Au moment de la guerre, elles n’avaient plus ni canons, ni munitions, ni soldats pour les défendre.
La même idée fixe fit concentrer toutes nos armées vers l’Est alors que les Allemands arrivaient par le Nord.
Cette prodigieuse illusion, si justement qualifiée de tragique erreur par le député Engerand, dans la remarquable étude que publia le Correspondant, fut l’origine d’une surprise qui nous coûta l’envahissement et la ruine des plus riches départements de la France.
L’idée directrice de notre état-major était si ancrée qu’au moment même où les Allemands massaient une immense armée sur le nord de la France, le généralissime raillait, dans sa correspondance, le général Lanrezac « qui lui signalait l’imminence du danger et dont la douleur était poignante devant un tel aveuglement ».
De cet aveuglement, dû à la ténacité d’une idée fixe chez des esprits routiniers, il résulta, écrit l’auteur cité plus haut, que « rien n’arriva comme notre état-major l’avait prévu et rien n’arriva de ce qu’il avait prévu. Ce fut la surprise sur toute la ligne, le désarroi, la pagaye ».
Rien ne pouvait arrêter l’invasion, car, suivant la judicieuse remarque de M. Engerand, nous avions laissé « la totalité de la région du Nord hors de la zone des armées, notre concentration étant établie de Belfort à Mézières-Givet. Hormis l’état-major français tout le monde voyait l’offensive allemande par le nord de la Belgique ».
Cet état-major était malheureusement trop hypnotisé par sa routinière illusion pour saisir les réalités. La déroute seule put l’éclairer.
La guerre a fourni de nombreux exemples montrant le danger de la routine créée par des idées fixes. Le général d’artillerie Gascoin, dans son livre sur l’Évolution de l’artillerie, fait observer qu’en 1914 « le tir aux grandes distances » était une hérésie condamnée par les règlements. Il en résulta que nous ignorâmes pendant plusieurs années — exactement, jusque dans l’été de 1916 — la portée de notre 75, portée qui dépasse 7.000 mètres.
« Ce n’est pas un des moindres phénomènes de cette guerre, au point de vue psychologique, écrit l’auteur, que cette erreur dans laquelle vécurent plusieurs milliers d’officiers d’artillerie et de généraux de toutes armes, sur les propriétés de leur canon principal, pendant plusieurs années de guerre de tranchée où il fut longtemps le seul à compter dans les combats journaliers. »
On ignora également pendant plusieurs années l’aptitude du 75 à bouleverser les tranchées en tirant des obus explosifs sous un fort angle de chute. Nous nous obstinions au tir rasant qui ne pouvait naturellement avoir aucune action sur les tranchées.
« Il est nécessaire de noter, pour l’histoire de l’artillerie, et pour l’histoire de la psychologie, pendant cette guerre, écrit le même général, que, durant deux années, nos attaques avaient souffert, et nos ennemis avaient profité de cette méconnaissance de l’aptitude du 75, aux tirs de pilonnage ou de bouleversement des tranchées, de cette ignorance partielle où nous nous trouvions, où se trouvaient des milliers d’officiers, des propriétés d’un canon qu’ils pratiquaient depuis plus de quinze ans ! »
Sous l’influence de cette idée fausse de l’inviolabilité des tranchées on renonça définitivement aux projets de trouées, et les avances furent limitées à la profondeur d’action supposée du 75, soit environ deux à trois kilomètres. En raison de notre ignorance de sa portée réelle, on se bornait le plus souvent à canonner les tranchées ennemies un peu au hasard. D’où un effroyable gaspillage de munitions. Le général cité plus haut, évalue le coût de chaque soldat allemand tué à environ 5.000 kilos de munitions.
« Au point de vue psychologique, il est curieux de constater qu’on se trouva paralysé, arrêté, par des barrières fictives tout à fait illusoires qu’on s’était à soi-même imposées en s’interdisant de tirer au delà de 5.000 mètres le 75, notre seul matériel réellement nombreux, approvisionné et efficace. »
Sans doute l’expérience aurait dû nous éclairer mais, domine le dit le général Gascoin : « on était vite arrivé dans cette guerre, au grand quartier général, à redouter les idées nouvelles. » Il en résulta « une infériorité générale, sauf en stoïcisme, des soldats et des chefs ».
« Voilà pourquoi, conclut l’auteur, cette guerre de tranchée fut sévère et pourquoi elle fut coûteuse, et voilà pourquoi, au bout de quelques années d’usure pour nous, sans le renfort américain, elle eût peut-être apporté la victoire à Ludendorff, s’il n’avait pas cru, au printemps 1918, devoir tenter la chance décisive dans la guerre de mouvement. »
Les doctrines de nos grands chefs pesèrent lourdement sur la durée de la guerre. C’est seulement quand elles furent abandonnées, à la suite de succès un peu imprévus, que l’heure du triomphe se dessina. Au lieu de petites actions locales, le généralissime attaqua successivement sur plusieurs points, c’est-à-dire en menaçant partout, ce qui empêcha l’ennemi d’amener des renforts sur les positions attaquées comme il le faisait auparavant. Pour la première fois depuis les débuts de la guerre nous eûmes alors l’initiative des opérations.
Le passage suivant d’une interview du maréchal Foch semble bien prouver que le plan d’attaque généralisée ne fut décidé qu’au dernier moment.
« Peu à peu, dit-il, en voyant le succès venir on a étendu le front d’attaque. »
Les exemples qui précèdent suffiraient à montrer quelles catastrophes peut provoquer la routinière persistance de certaines idées. Ils ne furent malheureusement pas les seuls observés au cours de la guerre.
C’est, en effet, à l’influence d’autres idées fixes que semblent dues les surprises répétées dont nous fûmes victimes pendant les premiers mois de 1918.
Après trois tentatives infructueuses de trouée (septembre 1915, juillet 1916, avril 1917), notre état-major avait fini par acquérir cette nouvelle idée directrice que les méthodes de guerre actuelles rendaient les fronts inviolables. Sans doute, on admettait bien qu’ils pouvaient être entamés sur une petite profondeur mais au prix de pertes énormes, sans rapport avec le but obtenu.
Chez les tempéraments routiniers une idée imprévue se fixe difficilement dans l’esprit, mais quand elle s’y est ancrée tout ce qu’on peut lui opposer se trouve immédiatement rejeté sans examen.
Du fait que l’inviolabilité des fronts fut admise par l’état-major, il devait naturellement s’en suivre le relâchement général d’une surveillance jugée inutile.
C’est ce relâchement qui, sans doute, inspira aux Allemands le plan de leurs surprises, notamment de celle du Chemin des Dames où nous ne soupçonnions même pas une attaque possible.
Par des mouvements artificiels, ils arrivèrent d’abord a persuader notre état-major que l’offensive se ferait fort loin du but visé par eux.
Transporter des troupes et du matériel au point réel du combat sans attirer l’attention n’était pas aisé. Un correspondant de guerre a publié sur les procédés employés des détails, identiques d’ailleurs à ceux donnés par les journaux allemands, qui prouvent quelles méticuleuses précautions exige la guerre moderne pour rendre possible un succès.
Les soldats voyageaient par petits groupes la nuit, avec interdiction de fumer ou d’allumer du feu pour faire cuire leurs aliments. Le jour, les hommes se dissimulaient dans les bois et aucune troupe, aucune voiture, aucun canon ne devait se montrer sur les routes.
Pour rendre la surprise plus complète, l’attaque fut seulement précédée d’un très court bombardement d’obus toxiques. Ayant abandonné leur grosse artillerie, les armées assaillantes n’étaient accompagnées, en dehors des mitrailleuses, que de ces pièces assez légères pour être transportées par les hommes et dont à ce moment nos commissions discutaient encore l’utilité.
Le succès obtenu par les Allemands mit une fois de plus en évidence la valeur de certaines qualités telles que l’ordre, la vigilance, la minutie, jadis tenues pour modestes, mais qui, dans la phase actuelle du monde, je l’ai montré plus haut, sont indispensables à la prospérité d’un peuple.
La routine provoquée par l’inertie peut être due également à la pauvreté des idées. Pas d’initiative possible, en effet, sans idées directrices. Dans un livre sur les enseignements maritimes de la guerre l’amiral Davelny fait remarquer que si notre marine a joué un rôle aussi effacé au cours de la lutte, ce fut justement en raison de l’absence d’initiative de ses chefs. « Il a manqué l’impulsion de la tête pour opposer des moyens nouveaux à des méthodes nouvelles. » En cinq ans de guerre notre marine ne sut prendre aucune initiative. Elle souffrit aussi du terrible manque d’organisation, constaté dans la plupart de nos services.
Nous venons de montrer à l’aide d’exemples précis les conséquences de la routine. Les Allemands, eux aussi, en furent plus d’une fois victimes. Leur vraie supériorité tint à ce que, grâce à une forte éducation expérimentale, ils surent rejeter assez vite les théories erronées, quel que fût le prestige de leurs défenseurs.
En réalité, si les Allemands commirent beaucoup d’erreurs, ce ne fut pas généralement sous l’influence d’idées fixes mais sous l’impulsion de sentiments fixes, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Parmi les plus actifs de ces sentiments figuraient l’orgueil, le besoin de domination et le mépris de l’adversaire. A eux furent dues beaucoup des fautes psychologiques rappelées dans une autre partie de cet ouvrage.
Mais, je le répète, si les Allemands commirent des erreurs égales aux nôtres ils surent s’incliner devant les leçons de l’expérience et ne s’opposèrent jamais aux initiatives créatrices de progrès.
C’est pourquoi, au cours de la campagne, ils évoluèrent toujours beaucoup plus vite que les Alliés. Nos critiques militaires ont bien dû reconnaître les constantes initiatives germaniques. « Les alliés, écrit le général Malleterre, ont toujours été devancés dans l’application par l’état-major allemand qui a su ainsi conserver ou reprendre la supériorité militaire à des époques où celle des alliés paraissait se manifester ou même s’imposer. »
Parmi les initiatives allemandes il en est dont le rôle fut considérable. Il suffira de mentionner parmi elles les suivantes :
Esage des grands mortiers automobiles auxquels fut due la chute si rapide de Liége, Maubeuge, Anvers, etc. Emploi des gaz asphyxiants, construction de grands sous-marins, création de canons tirant à 100 kilomètres, etc.
La cause principale de notre infériorité sur tant de points est identique à celles que nous avons constatées en étudiant nos méthodes industrielles : paralysie de l’initiative par la routine issue elle-même de la persistance d’idées utiles autrefois, mais que l’évolution moderne a rendues erronées.
Ce n’est ni avec des lois ni avec des règlements qu’on remédiera aux défauts psychologiques que révèle l’observation des diverses classes de notre société. Seul un système d’éducation entièrement nouveau, s’adressant beaucoup plus au caractère qu’à l’intelligence, pourra y parvenir. La prodigieuse évolution des États-Unis est due à des méthodes d’enseignement complètement différentes des nôtres.
Après avoir vu nos nouveaux alliés à l’œuvre et mesuré leur activité féconde on comprend combien sont justes les réflexions d’un de nos plus éminents savants, M. Le Chatelier, écrivant à propos de l’éducation en Amérique, qu’un peuple formé par des méthodes d’éducation semblables possédera une civilisation certainement supérieure à la nôtre.
Le rôle désastreux de notre université constitue d’ailleurs un nouvel exemple de l’influence funeste de la routine créée par certaines idées fixes.
Celles qui dirigent notre enseignement n’ayant jamais évolué, en effet, il en résulte une infériorité partout reconnue. C’est avec raison que dans la conclusion d’une grande enquête parlementaire sur l’Enseignement universitaire, un éminent ministre, M. Ribot, a pu dire que notre université est en partie « responsable des maux de la société française ». Responsable dans une grande mesure de nos premiers revers, pourrait-on ajouter aussi.