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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE IV
Causes psychologiques de l’infériorité industrielle de certains peuples.

Nous avons précédemment montré le rôle de la mentalité des peuples dans leur évolution, mais il ne faut jamais oublier que les facultés ayant déterminé la prospérité aux phases diverses de la civilisation ne sont pas constamment les mêmes. Certaines, dont l’utilité est médiocre à une époque, deviennent prépondérantes à une autre. Les nations pourvues des qualités nécessaires à un stade nouveau de civilisation progressent alors, pendant que déclinent celles qui ne les possèdent pas.

Bien des exemples justifient ces propositions fondamentales. Un des plus frappants se trouve fourni par l’étude des causes de la stagnation, et trop souvent de la décadence, de notre industrie avant la guerre. Variées en apparence, ces causes dérivent en réalité d’un petit nombre de défauts de caractère identiques dans toutes les entreprises.

Sur un sujet aussi capital, puisque l’avenir de notre pays en dépend, les jugements personnels sont insuffisants. Une enquête longue et minutieuse, faite par des spécialistes différents, était indispensable.

Cette enquête sur l’état de notre industrie d’avant guerre a été entreprise par les soins de l’Association nationale d’expansion économique qui compte parmi ses membres plusieurs sommités industrielles. Elle a chargé des spécialistes d’étudier à fond nos grandes industries et de consigner les résultats dans des rapports.

Leur ensemble forme déjà soixante volumes et met en lumière deux points fondamentaux. 1o Démonstration de la décadence de nos industries avant la guerre. 2o Preuve manifeste qu’une telle décadence était surtout due à des causes psychologiques.

Ces causes psychologiques ne sont pas d’ordre intellectuel et portent presque exclusivement sur des défauts de caractère. Il s’en déduit immédiatement que ce n’est pas avec des lois et des règlements, mais seulement par la transformation de certaines habitudes mentales que la situation d’avant-guerre pourrait changer.

L’état de notre industrie, mis en évidence par les divers rapporteurs de la commission, n’était pas entièrement ignoré. Je l’avais moi-même signalé depuis longtemps dans un de mes livres. Il m’avait surtout frappé à la suite d’une enquête que je fis jadis sur certaines branches de notre industrie, comme membre du jury d’admission pour les instruments de physique à l’exposition de 1900.

Dès cette époque, nos industriels renonçaient à fabriquer beaucoup d’articles et se bornaient à revendre avec bénéfice des appareils fabriqués en Allemagne. La construction des thermomètres médicaux, par exemple, et la préparation d’une foule de produits chimiques et pharmaceutiques disparaissaient de France.

Toutes ces observations restèrent sans influence. La guerre seule révéla l’étendue de l’invasion économique allemande. Sans la lutte militaire, interrompant le commerce avec l’Allemagne, nous aurions bientôt assisté à la ruine définitive de beaucoup de nos industries.

Ne pouvant résumer ici tous les rapports de l’enquête, je me bornerai à examiner quelques-uns des résultats constatés dans de grandes fabrications dont jadis nous étions les maîtres.

Industrie du coton et des filatures. — L’industrie des filatures est fort importante puisque, nous dit l’auteur du rapport, M. Guillet, elle produisait du fil pour 520 millions de francs. L’argent ne lui manquait pas, ni le matériel. Et cependant sa prospérité déclinait rapidement, à cause surtout d’un défaut de solidarité des fabricants qui ne savaient pas s’entendre pour associer leurs efforts.

Par suite de leur particularisme étroit, les filatures ne s’occupaient que des intérêts individuels, sans souci des intérêts généraux. « Elles se faisaient concurrence à l’intérieur, pratiquant parfois le dumping en dehors de leur zone sur le marché national. Entre filateurs ne règne aucune entente véritable ; ils ignorent l’utilité du groupement corporatif pour la défense de leurs intérêts. »

En ce qui concerne les tissus, le rapporteur fait remarquer que « la plupart des pays qui s’approvisionnaient autrefois chez nous tendent maintenant à se suffire à eux-mêmes ».

Or, ce commerce ne peut vivre sans exportation, en raison de l’insuffisance du marché intérieur, et, cependant, dit l’enquêteur, « cette exportation est considérée comme un pis-aller. Nous expédions un peu au hasard des produits chers, concurrencés par ceux des Allemands mieux renseignés que nous des exigences de la clientèle ».

De même que la plupart des rapporteurs, M. Guillet insiste sur le rôle des banques allemandes qui, par leurs avances, facilitent beaucoup le commerce à leurs compatriotes alors que les nôtres ne prêtent à nos commerçants aucun concours.

Le même observateur note également l’incapacité de nos consuls, à fournir des renseignements. Leur nullité à ce point de vue était prodigieuse. Je n’en ai jamais rencontré aucun, dans mes nombreux voyages, apte à me procurer un renseignement quelconque sur quoi que ce fût. C’était toujours aux consuls anglais, admirablement documentés, que je devais m’adresser.

Industrie lainière. — Cette industrie occupe une part énorme dans notre commerce extérieur puisque, en 1913, la France exportait pour 600 millions de francs de laine en masse ou en tissus.

Malheureusement, comme le fait remarquer M. Romier, auteur du rapport, cette industrie avait, depuis quinze ans, diminué de près d’un tiers, alors que les exportations de draperie anglaise et allemande ne cessaient de progresser.

Les causes de cette décadence résident, dit l’enquêteur, dans la défaillance des instruments et des organes généraux de notre commerce extérieur et aussi dans l’impuissance des producteurs à s’associer.

Comme confirmation de ce dernier point, je citerai l’exemple d’un des plus grands industriels de Lille me racontant les constants et vains efforts qu’il fit pendant de nombreuses années pour amener quelques fabricants à s’associer.

M. Romier dit encore : « l’exportation française est caractérisée par ce fait que chaque maison livrée à elle-même, mal servie par l’État, plus mal soutenue par les banques et jalousée par ses concurrents doit se défendre exclusivement au moyen de ses propres ressources ».

L’auteur fait remarquer aussi que dans toutes les industries, nos exportateurs se heurtent à des concurrents pouvant, grâce à l’aide de leurs banques, accorder de longs crédits. Il en résulte que « depuis de nombreuses années les commissionnaires étaient à peu près les maîtres de l’exportation française des tissus de laine. Or, c’est un fait bien connu qu’une industrie qui se trouve à la merci des intermédiaires est une industrie vouée à la décadence. On sait, du reste, que des liens étroits existaient entre la commission parisienne d’une part, le commerce et les banques allemandes d’autre part. Presque toutes nos affaires avec l’Amérique du Sud se traitaient par l’Allemagne ou par l’Angleterre, et à la longue, les fabricants français seraient devenus de simples façonniers soumis au bon plaisir de l’étranger ».

Confection. — L’importance de cette industrie est également considérable puisque la production annuelle des vêtements confectionnés pour hommes, femmes et enfants atteignait 400 millions, somme à laquelle viennent s’ajouter environ 200 millions que représente la lingerie confectionnée.

L’auteur du rapport montre comment les confectionneurs « restent obstinément divisés ». Il insiste sur « l’organisation dispersée et individualiste des industries françaises de transformation ». Les confectionneurs n’ont pas pu encore arriver à une collaboration méthodique avec les fabricants de tissus. D’où le ralentissement de leur commerce.

Industries de luxe. Modes et Fleurs. — L’industrie de luxe parisienne, fait remarquer M. Coquet dans son rapport, conservait son prestige, mais elle aussi était très menacée par la concurrence étrangère. Là encore, comme pour la plupart de nos entreprises commerciales, manque complet de solidarité et de coordination dans l’effort.

« Pour se défendre utilement, l’industrie de la mode reconnaît qu’elle devrait être mieux organisée en vue d’une action collective. Or, il est très difficile de grouper les maisons de mode en syndicat ou plutôt, une fois groupées, ces maisons n’agissent pas avec la méthode et l’unité d’efforts nécessaires. »

Quant à l’industrie de la fleur, restée si longtemps française, elle avait cessé de l’être et disparaissait rapidement devant la concurrence germanique.

« Là encore, les Allemands ont essayé de nous vaincre sur le marché mondial et sur notre propre marché en créant de puissantes usines qui fabriquent en masse avec un nombreux personnel, alors que l’industrie française de la fleur, à part un petit nombre de maisons, est restée familiale, comme celle du jouet. »

Les Allemands, l’auteur le montre, ont poussé si loin la fabrication en série qu’il existe de grandes usines germaniques ne fabriquant qu’une seule espèce de fleurs artificielles, la violette ou le myosotis, par exemple.

Matériel électrique. — Pour toutes les fournitures électriques, les Allemands nous avaient rapidement dépassé. « En 1907, écrit M. Schuller dans son rapport, l’Allemagne nous envoyait 21.000 quintaux métriques de matériel électrique et 502.000 en 1913. » L’auteur attribue en partie notre infériorité à la timidité de nos fabricants et à la lenteur de leurs livraisons. Les Allemands livraient, en effet, en moins de deux mois les fournitures pour lesquelles les constructeurs français demandaient une année.

Les Allemands possédaient d’immenses usines de matériel électrique munies de laboratoires de recherches où ils fabriquaient les produits en série par grandes quantités. Ces entreprises rapportaient plus de 10 p. 100 à leurs actionnaires.

Bijouterie et Horlogerie. — La bijouterie, qui représenta longtemps un de nos articles de luxe les plus réputés s’est laissé dépasser par l’Allemagne aussi bien pour les qualités ordinaires que pour la riche joaillerie. En peu d’années, les Allemands avaient quadruplé leur exportation et nous envahissaient sur nos marchés mêmes. « En 1893, écrit M. Berthoud, l’Allemagne nous envoyait 70 kilos de bijouterie et 4.000 en 1913. »

Les exportations allemandes à l’étranger étaient devenues dix fois plus élevées que les nôtres.

L’auteur montre très bien les causes de nos insuccès. Une des premières est l’idée, généralisée chez nous, qu’on peut, pour l’exportation, livrer des produits inférieurs, alors que les Allemands accordent les plus grands soins aux articles destinés à leur clientèle étrangère.

L’enquêteur signale ensuite le manque d’initiative de nos fabricants qui ne savent pas renouveler les anciens modèles, et leur impuissance à s’entendre. N’ayant jamais de représentants directs au dehors, ils se trouvent forcés de recourir à des commissionnaires exportateurs qui, en absorbant une partie des bénéfices, obligent à élever les prix.

Le rapporteur mentionne clairement les qualités psychologiques qui firent le succès des Allemands : « énergie, ténacité, audace raisonnée, bonne éducation pratique ».

Horlogerie. — Les constatations faites pour l’horlogerie ne sont pas meilleures. L’enquête en déduit que la concurrence allemande tendait à « annihiler notre fabrication nationale ». C’est ainsi, par exemple, qu’un centre important, Morez, qui fabriquait autrefois 120.000 mouvements par an n’en produisait plus que 30.000 au moment de la guerre.

A la routine des fabricants, à leur refus de modifier les vieilles méthodes de travail et à leur absence d’initiative sont dus ces résultats.

Les Allemands ont inondé le monde d’instruments d’horlogerie, tels que les pendules à carillons, inventées en France mais à la fabrication desquelles nos industriels avaient fini par renoncer entièrement.

L’auteur du rapport recommande avec raison à nos fabricants de s’associer pour créer des usines mieux outillées mais donne en même temps des exemples montrant l’insuccès des associations déjà tentées.

Il fait remarquer encore que la qualité de notre production laissait souvent à désirer.

La conquête du marché français de l’horlogerie par les Allemands fut rapide. C’est seulement en 1902, en effet, qu’ils commencèrent à concurrencer nos fabricants. « Appliquant toujours le même système de grandes usines pourvues d’un outillage mécanique perfectionné, ils produisirent par grandes série toutes sortes de mouvements. »


Inutile de pousser plus loin le résumé de ces enquêtes. Les résultats constatés sont semblables dans presque toutes les industries et leurs causes psychologiques identiques. Même pour des produits dont nous semblions avoir le monopole tels que le vin, l’Allemagne, quoique pays peu viticole, devenait un grand centre d’exportation. Hambourg, par exemple, était en train de rivaliser avec Bordeaux.

A cette décadence générale, entraînant une réduction progressive de leurs bénéfices, nos fabricants semblaient résignés.

Ils s’illusionneraient fort en supposant qu’avec la paix les choses vont reprendre leurs cours d’avant guerre et que les industriels pourront se contenter des gains chaque jour réduits qui, cependant, leur permettaient encore de maigrement subsister. M. David-Mennet les en prévient nettement dans la préface du grand rapport précédant l’enquête que j’ai résumée.

Après avoir constaté la faiblesse de nos efforts et notre crainte des risques l’auteur ajoute :

« Il ne faut pas croire que cette prospérité un peu restreinte dont nous nous contentions se serait maintenue indéfiniment. Sans que l’on s’en aperçût, elle se réduisait lentement, graduellement, devant l’empire chaque jour croissant de nos concurrents allemands. Des industriels français renonçaient à leur fabrication et devenaient les simples dépositaires de leurs rivaux d’Allemagne, des représentants étrangers ou même français introduisaient dans notre consommation les produits venus du dehors. Un pays ne peut pas résister longtemps à cette pénétration continue, devenant de plus en plus rapide. C’était la pieuvre qui nous enserrait dans ses tentacules et aurait fini par nous étouffer. »


Plusieurs des défauts psychologiques dont j’ai signalé les effets au cours de ce chapitre ont été reconnus dans un discours prononcé devant la Société de chimie industrielle, par un ministre.

Parlant d’une routine contre laquelle l’État ne peut rien, l’orateur remarquait que nos industriels ne voulaient pas bouleverser « les habitudes de travail léguées de père en fils et assurant un rendement dont on se contentait, fût-il très au-dessous des possibilités qu’un effort méthodique aurait pu atteindre ».

De ces routines, ajoutait le ministre, « est née la pratique du moindre effort qui, peu à peu, nous a imposé l’utilité des produits allemands ».

Après avoir montré que les causes de la prospérité industrielle allemande résident principalement dans l’union intime de la science et de l’industrie, l’auteur du discours ajoutait : « La victoire des armées serait vaine si nous ne nous assurions pas dès aujourd’hui les moyens de vaincre sur le terrain économique ».


Les analyses qui précèdent prouvent que les causes générales de notre insuffisance industrielle sont bien d’ordre psychologique, puisque cette insuffisance résulte, comme l’enquête l’a prouvé, de certains défauts de caractère identiques dans toutes nos industries.

Parmi les plus funestes, remarquons surtout l’absence de solidarité rendant incapable d’efforts collectifs coordonnés et disciplinés ; la routine empêchant de rien changer aux méthodes une fois établies ; la peur du risque, la timidité et le défaut d’initiative qui font redouter les grandes entreprises.

Notre manque de solidarité est fort ancien. Colbert la signalait déjà. Dans un de ses mémoires, le célèbre ministre déplore amèrement « que les Français, le peuple du monde le plus poli, aient tant de peine à se souffrir les uns les autres, que leur union soit si difficile, leurs sociétés si inconstantes, et que les meilleures affaires périssent entre leurs mains par je ne sais quelle fatalité ».

Dans l’industrie allemande, banques, fabriques, exportation, se trouvaient associées pour un but commun. La peur des risques n’existait pas, l’association permettant d’en diviser le poids. Toutes les initiatives individuelles étaient encouragées parce que les collectivités appelées à les exploiter en savaient la valeur.


Il résulte de tout ce qui précède que la plus nécessaire des réformes serait un changement de mentalité. Elle ne pourra être tentée qu’avec une éducation nouvelle, fort différente de notre pauvre enseignement universitaire. Cette éducation devra développer surtout la volonté, la solidarité, la capacité d’attention, le goût du travail et la continuité de l’effort.

Ces qualités, modestes en apparence, ne furent jamais l’objet d’aucun des illusoires diplômes dont nous sommes si fiers. Dans la phase actuelle de l’évolution du monde elles joueront cependant un rôle prépondérant.

J’ai rappelé ailleurs le passage suivant de l’auteur anglais, B. Kidd, qui après avoir montré que la France était « en tête des nations intellectuelles de l’Occident », faisait voir que dans la lutte coloniale entre la France et l’Angleterre qui remplit la seconde moitié du siècle, la France dut reculer toujours alors que l’Angleterre grandissait constamment. Examinant ensuite les qualités qui permirent à l’Angleterre de fonder son immense empire, B. Kidd ajoutait :

« Ce sont des qualités ni brillantes ni intellectuelles qui ont rendu ces résultats possibles… Ces qualités ne sont pas de celles qui frappent l’imagination. Ce sont surtout la force et l’énergie du caractère, la probité et l’intégrité, le dévouement simple et l’idée du devoir. Ceux qui attribuent l’énorme influence qu’ont prise dans le monde les peuples parlant anglais aux combinaisons machiavéliques de leurs chefs, sont souvent bien loin de la vérité. Cette influence est en grande partie l’œuvre de qualités peu brillantes. »

La lutte économique où les peuples sont entrés depuis notre victoire militaire pourrait devenir plus ruineuse encore pour certains d’entre eux que ne le fut la guerre elle-même.

Il ne faut pas se lasser de le dire, mais ce qu’il faut surtout répéter, c’est que la ruine sera certaine pour les pays où se développeront les idées d’interventionisme étatiste, que fortifie chaque jour la poussée des théories socialistes.

Si, grâce à une éducation technique et morale appropriée aux besoins nouveaux, nous réussissons à transformer la mentalité de la génération qui va naître, nous transformerons du même coup l’avenir de notre pays. Mais pour y arriver, il faudra abandonner aussi la funeste illusion que, grâce à un pouvoir mystérieux, l’État est capable des efforts dont se montrent incapables les citoyens.

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