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Psychologie des temps nouveaux

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LIVRE III
RÔLE DES FACTEURS PSYCHOLOGIQUES DANS LES BATAILLES

CHAPITRE I
Éléments psychologiques des batailles.

L’histoire des peuples est sillonnée d’événements tenus souvent pour miraculeux parce que leur explication demeure au-dessus des ressources de notre intelligence. Bien des volumes furent écrits sur Jeanne d’Arc et cependant son plus récent historien, M. Hanotaux, est obligé de reconnaître que l’aventure de l’illustre héroïne reste pleine de mystère.

Les nations modernes ont assisté à un des événements les plus surprenants de tous les âges. Pendant les premiers mois de l’année 1918, les Allemands, après une série de victoires, étaient arrivés si près de Paris que le gouvernement envoyait en province ses services et songeait à faire évacuer entièrement la capitale.

Quelques mois plus tard, la situation se trouvait complètement transformée. Repoussés de ville en ville et reculant toujours, les Allemands en étaient réduits à solliciter la paix.

Des événements d’une telle importance sont toujours dus à des causes multiples. Parmi ces causes concomitantes certaines dominent les autres et servent a les orienter. Au premier rang de ces dernières apparaissent les facteurs psychologiques.


J’ai déjà rappelé que la psychologie ne figure pas dans l’enseignement des sciences dites politiques. Elle est un peu considérée comme une de ces connaissances encore vagues que chacun s’imagine posséder sans étude[3].

[3] Je serais injuste, cependant, en oubliant que les principes de psychologie pratique auxquels j’ai déjà consacré plusieurs livres ont été enseignés à l’École de guerre, depuis bien des années, par d’éminents professeurs, les généraux Bonnal et de Maud’huy, notamment. Un des plus brillants chefs actuels, le général Mangin, veut bien se dire mon élève.

La guerre actuelle aura définitivement montré sa capitale importance.

Le champ de la psychologie pratique a été trop peu exploré jusqu’ici pour qu’on y ait vu surgir d’aussi importantes découvertes qu’en chimie et en physique. Certaines, cependant, eurent une influence pratique considérable. Celle que réalisa le Français Dupleix et qui permit aux Anglais la conquête d’un grand empire en est un remarquable exemple. Ils la jugèrent assez importante pour élever une statue à son auteur.

Des historiens anglais éminents comme Macaulay, des philosophes non moins éminents tels que Stuart Mill, sont unanimes à reconnaître que c’est bien à la découverte psychologique de Dupleix que la Grande-Bretagne dut son importante conquête.

Cette découverte semble assez simple aujourd’hui. Elle était géniale à une époque où le phénomène de la contagion mentale restait ignoré et où la valeur d’une armée résidait uniquement, croyait-on, dans le nombre des soldats et les combinaisons stratégiques des généraux.

Dupleix ne possédait, en dehors de quelques centaines d’Européens, que des troupes indigènes médiocres. Or, il avait à combattre dans l’Inde des armées à effectifs vingt fois supérieurs. Comment remplacer le facteur nombre qui lui manquait ?

Il y réussit en découvrant que des troupes médiocres amalgamées avec des soldats européens exercés acquéraient, par contagion, toutes les qualités de ces derniers et devenaient aptes, par conséquent, à battre des contingents beaucoup plus nombreux, mais ne possédant pas les mêmes qualités.

Quand Dupleix fut obligé de quitter l’Inde les Anglais utilisèrent immédiatement sa découverte et leur succès fut complet.

Devant, plus d’une fois, montrer dans cet ouvrage le rôle des facteurs psychologiques au cours de la dernière guerre, je me bornerai à examiner ici quelques-unes des influences psychologiques capables de faire varier la valeur des combattants.


Une armée est une foule, foule homogène sans doute, mais conservant malgré son organisation certains caractères généraux des foules : émotivité intense, suggestibilité, obéissance aux meneurs, etc.

Dans une armée, les meneurs, ce sont les chefs. L’observation prouve que le soldat vaut exactement ce que vaut son chef. A chef médiocre, troupe médiocre.

C’est au chef qu’il appartient de créer ce puissant élément de succès : la confiance. Elle est le meilleur des stimulants. Mais si le chef peut créer la confiance, il ne la maintient qu’autant que le succès vient la justifier.

Puissant dans l’action, le chef l’est beaucoup moins dans l’inaction et par conséquent dans la simple défensive. Ce fut durant les périodes d’inaction, comme celle qui suivit l’offensive infructueuse d’avril 1917, que se manifesta dans certains régiments une véritable crise d’indiscipline et de rébellion. Elle résultait de la perte de la confiance du soldat dans le succès. De retentissants procès ont révélé comment cette crise fut développée par la propagande de journaux à la solde de l’Allemagne.

La valeur du soldat dépend évidemment aussi de son courage, mais ce courage est susceptible, dans une même troupe, de grandes variations.

Un des plus sûrs éléments de la bravoure, ou si l’on préfère de l’indifférence au danger, est cette usure de la sensibilité qualifiée d’accoutumance. On a fait remarquer avec raison qu’au début de la campagne aucun soldat n’aurait résisté aux bombardements infernaux, aux gaz asphyxiants et aux jets de liquides enflammés qui n’arrêtèrent plus nos troupes ensuite.

C’est justement parce que la surprise détruit l’accoutumance qu’elle est si redoutable. Un danger mal défini, si faible soit-il, semble plus menaçant qu’un danger connu, si grand qu’on le suppose. La surprise, c’est l’inconnu, or le courage se montre généralement faible devant l’inconnu.

La surprise, déprimant l’organisme, réduit la résistance. Nos troupes en ont fait plusieurs fois l’expérience. C’est à la suite de surprises en mars et en mai 1917 qu’elles durent reculer et abandonner d’importantes cités.

Nos chefs militaires comprirent vite, alors, la puissance de la surprise et l’employèrent à leur tour. Il en résulta la transformation de toute l’ancienne tactique consistant à préparer une opération par de longues canonnades. Informant l’ennemi des projets de l’adversaire, elles lui laissaient le temps d’amener des renforts capables de paralyser l’attaque. L’insuccès, terminaison habituelle de cette manœuvre, avait engendré la doctrine de l’impénétrabilité des fronts. L’expérience finale prouva combien cette doctrine était très erronée.

Toute arme nouvelle : gaz, jets de flammes, tanks, etc., est, comme je le disais plus haut, créatrice de surprise. Si grands qu’en soient les effets matériels, ses effets moraux sont plus importants encore. Mais ils s’usent bientôt par le mécanisme de l’accoutumance et l’adversaire doit alors en chercher d’autres.

Attaquer une position supposée imprenable et, pour cette raison, mal défendue constitue encore un élément de surprise.

Dupleix, déjà cité, avait également découvert qu’une forteresse dont un côté est réputé inattaquable et par suite peu défendu, doit être attaquée précisément de ce côté. C’est en s’appuyant sur ce principe qu’il s’empara d’une des plus grandes forteresses de l’Inde.

En mai 1918, les Allemands appliquèrent la même théorie à l’attaque du Chemin des Dames. Cette position passant pour inviolable se trouvait si mal gardée qu’ils s’en emparèrent facilement et firent une grande armée prisonnière avec un immense matériel.

De telles leçons apprirent à notre état-major qu’il existait des procédés permettant de percer les fronts dits imperçables. La leçon fut utilisée puisque notre offensive heureuse ne s’arrêta plus malgré beaucoup d’obstacles tenus jadis pour irréductibles.


Dès qu’une guerre se prolonge, il devient naturellement difficile de maintenir l’énergie du soldat à un degré de tension suffisant pour le faire résister à tous les hasards de la lutte. Une armée n’est pas un bloc inerte, mais un être vivant très mobile et, par conséquent, susceptible de bien des fluctuations. C’est alors qu’apparaît l’utilisation des divers facteurs que nous étudierons dans un autre chapitre : la suggestion et la contagion mentale, notamment.

Aux chefs appartient leur maniement. Une troupe, on ne saurait trop le redire, vaut ce que valent ses entraîneurs. Ils doivent sans cesse s’occuper des besoins du soldat et absorber son esprit par des exercices entrecoupés de distractions, de façon à ne pas le laisser trop isolé en face de déprimantes pensées. La reine de Belgique fit preuve d’une très judicieuse psychologie un créant sur le front belge quatre grands théâtres où dix mille soldats pouvaient voir journellement des pièces, entendre de la musique ou assister à des représentations cinématographiques.

La valeur d’une armée dépend, non seulement de la tension de l’énergie entretenue par ses chefs, mais aussi de la durée de cette énergie. Elle s’est généralement maintenue parmi nos troupes. Bien qu’étant de tous les citoyens celui qui souffrit le plus, le soldat fut celui qui se plaignit le moins. L’héroïque maxime « ne pas s’en faire » traduit fidèlement cet état d’âme.


La fortune récompense souvent les audacieux, mais la ligne de démarcation entre la hardiesse et la témérité étant difficile à tracer, les audacieux sont rares.

Les exemples de batailles gagnées par l’audace ou perdues par défaut d’audace abondent dans l’histoire. Je me bornerai à un citer deux : l’un ancien, l’autre moderne.

Le premier figure dans un livre récent de l’amiral Fischer. Il y raconte comment la hardiesse de Nelson lui fit remporter la victoire d’Aboukir. Nelson se promenait au coucher du soleil sur le pont de son navire quand on lui signala la flotte française à l’ancre dans la baie d’Aboukir. Immédiatement il donna l’ordre à toute sa flotte de mettre à la voile et d’attaquer les navires ennemis. Ses officiers lui firent remarquer qu’attaquer de nuit, sans cartes et par un passage plein de récifs, pourrait être très dangereux. Nelson maintint son ordre, déclarant que les bateaux qui échoueraient serviraient de direction aux autres.

L’amiral français se promenait également sur son navire quand on lui signala la venue de l’adversaire. Il répondit que la flotte anglaise n’ayant pas de cartes ne pourrait pas voyager longtemps dans la nuit et jugea inutile de faire revenir à bord ses marins qui étaient à terre. Le résultat final fut la destruction complète des vaisseaux français.

Si au début de la dernière guerre notre flotte eût été commandée par un amiral assez hardi pour franchir les Dardanelles, à la suite des deux navires allemands qui entrèrent à Constantinople, la grande lutte, ainsi que l’a reconnu M. Lloyd Georges devant le Parlement anglais, eût été abrégée de trois années. Nelson n’eût pas hésité, mais des hommes aussi hardis sont rares à toutes les époques.


La hardiesse n’est profitable qu’étayée par un jugement sûr. Or le jugement implique l’art d’observer. Cet art manqua souvent pendant la guerre, à nos diplomates surtout. Ils ne virent pas ce qui se passait autour d’eux et furent surpris par les événements. La veille du conflit ils ignoraient à ce point les dispositions de la Turquie que nous lui consentîmes un prêt de 500 millions qui lui servirent uniquement à s’armer contre les Alliés. A l’heure où la Bulgarie allait entrer en guerre à côté de l’Allemagne, nos diplomates restaient persuadés qu’elle combattrait avec l’Entente.


Les facteurs moraux n’ont d’action, naturellement, qu’à la condition de ne pas se heurter comme cela se produisit fréquemment au début de la campagne à des éléments matériels trop forts.

Ces facteurs moraux agissent principalement sur des troupes fatiguées ou déprimées par l’insuccès. Il arrive alors un moment où leur résistance devient nulle.

La défaite des Allemands en est un exemple. Il justifie une fois encore le mot de Napoléon : « Du triomphe à la chute il n’est qu’un pas ; j’ai vu dans les plus grandes circonstances qu’un rien a toujours décidé des plus grands événements. »

Le rien, c’est le poids léger qui, jeté dans une balance aux plateaux également chargés, la fera osciller du côté de ce poids léger. Un tel phénomène se produit à l’heure décisive où l’équivalence des forces ayant créé l’équivalence des lassitudes le succès dépend du dernier effort.

Ce fut sans doute parce que la dépression mentale de ses troupes commençait à réagir sur lui que Ludendorff, dans sa dernière tentative de percée, manqua de hardiesse. Son but était de marcher sur Paris en partant de Château-Thierry, mais il hésita et laissa passer le moment où l’opération eût été facile dans la crainte, un peu chimérique, de voir des divisions américaines s’interposer entre Château-Thierry et Paris.

Parmi les facteurs psychologiques qui jouent un rôle capital au cours des guerres, il faut mentionner aussi l’unité de commandement et la précision des ordres. L’unité d’action est si importante que nous lui consacrerons un chapitre spécial, et ne dirons ici que quelques mots de la précision des ordres.

Elle fut difficilement obtenue chez nous, il fallut toute la volonté d’un ministre énergique pour refréner les interventions permanentes de politiciens provoquant d’incessantes successions de contre-ordres et des fluctuations du commandement qui entravèrent beaucoup les opérations.

Dès que les troupes se sentirent commandées, le découragement fit place à l’énergie et l’esprit d’offensive se réveilla sûr tous les fronts alliés.


La force morale d’une armée dépend beaucoup de sa vision générale des choses, c’est-à-dire de son optimisme ou de son pessimisme.

Depuis les débuts de l’histoire, les hommes ont pratiqué l’optimisme et le pessimisme. Les caractéristiques de ces deux tendances semblent pouvoir être encadrées dans les constatations suivantes :

Apprécier un événement à sa juste valeur est presque impossible, les balances morales n’ayant jamais la précision des balances matérielles. Suivant le tempérament un même fait pourra donc être considéré avec optimisme, avec pessimisme ou avec indifférence. Certaines natures désespèrent toujours, d’autres ne désespèrent jamais.

Le célèbre Candide est assurément le type du parfait optimiste doué d’une cécité mentale assez complète pour rester inaccessible aux coups du sort. Mais Candide eut un philosophe pour père et ne laissa guère de rejetons à son image.

La seule forme d’optimisme possible aujourd’hui consiste à ne pas s’exagérer les malheurs qui nous frappent, à en percevoir les côtés avantageux, si minimes soient-ils, et à tâcher de se créer un avenir meilleur.

L’optimiste intelligent est optimiste par volonté autant que par tempérament. Grâce à sa volonté forte, il lutte contre les événements au lieu de se laisser ballotter par eux et ne permet pas au sort de l’impressionner trop vivement. Habitant, par exemple, Paris pendant son bombardement, il faisait observer que les microbes, qui dans cette ville causent d’après les statistiques la mort d’un millier de personnes chaque semaine, constituaient un danger bien autrement redoutable que les obus. On ne devait donc pas se préoccuper davantage des derniers que des premiers.

Ainsi enveloppé d’un bouclier de sérénité, l’optimiste exerce une bienfaisante influence sur son entourage, car l’optimisme, comme le pessimisme d’ailleurs, est essentiellement contagieux.

L’optimiste croit toujours à la réussite de ses entreprises. Sachant risquer et ne craignant pas le danger il voit souvent le succès couronner ses efforts. La chance n’est pas, comme le disaient les anciens à propos de la fortune, une déesse aveugle. Elle accorde volontiers à l’optimiste les faveurs refusées au pessimiste.

Pour posséder cependant une vraie valeur, l’optimisme doit être associé à un jugement suffisamment sûr. Sans cette association, il crée l’imprévoyance, par suite de l’idée que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes suivant nos propres désirs. Ce furent des optimistes, d’ailleurs particulièrement bornés, qui empêchèrent de se préparer à la guerre en répétant qu’elle était impossible.

L’optimisme n’est donc pas toujours sans danger, mais le pessimisme en présente de beaucoup plus grands encore.

Le sort du pessimiste est généralement assez misérable. Il ne voit des choses que leur côté triste et l’avenir lui apparaît souvent sous forme catastrophique. Les malheurs qu’il pressent forment autour de lui une trame trop serrée pour laisser filtrer le moindre rayon de joie. Il ne manque pas de prévoyance assurément, mais cette prévoyance dispersée sur l’infinie variété des possibilités lui est inutile. N’osant rien entreprendre, il vit dans l’indécision. Son existence est finalement un fardeau pour lui et aussi pour les autres. A l’armée, les pessimistes furent toujours fort dangereux.

Dans les luttes guerrières, aussi bien que dans les luttes industrielles, l’optimisme et le pessimisme représentent deux forces souvent antagonistes. La première est créatrice d’endurance, d’énergie et de confiance, c’est-à-dire d’éléments de succès. Derrière les pessimistes sonne bientôt le glas de la défaite.

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