Psychologie des temps nouveaux
CHAPITRE III
Buts de guerre atteints par divers peuples
et buts qu’ils poursuivaient.
Lorsque les érudits de l’avenir compulseront les documents relatifs au conflit qui ravagea le monde, ils seront surpris de l’amoncellement des discours concernant les buts de guerre, ainsi que de leur imprécision et de leur instabilité.
Les buts formulés devaient naturellement varier suivant les diverses phases de la lutte. Mais on a pu constater au cours d’une même période et sur un même sujet, des incertitudes et des flottements considérables.
Quand les Alliés, au début du conflit, déclaraient vouloir anéantir le militarisme allemand, ils énonçaient un but à la fois imprécis et chimérique, aucune victoire ne pouvant détruire, en effet, une croyance partagée par soixante-dix millions d’hommes, et considérée par eux comme la source même, non seulement de leur puissance, mais encore de leur prospérité économique.
Les Allemands se montraient aussi imprécis et, de plus, peu sincères quand ils prétendaient ne poursuivre dans cette lutte que la défense de leur indépendance et s’assurer les garanties de cette indépendance. Ils ont successivement déclaré être partis en guerre contre la barbarie moscovite, puis contre la domination maritime de l’Angleterre, puis contre l’encerclement économique de l’Allemagne. Toutes ces assertions étaient si peu admissibles que neutres et alliés purent accuser justement l’Allemagne de n’avoir jamais fait connaître ses buts de guerre.
Mais les événements continuaient à marcher. Les idées évoluèrent, les réalités s’appesantirent sur l’âme des peuples, et tous les gouvernements, peu à peu, arrivèrent à mieux préciser les buts qu’ils poursuivaient.
Examinons d’abord ceux de l’Allemagne.
Au début, ses prétentions étaient grandes. En Europe, il lui fallait la Belgique, les bassins miniers de la France, plusieurs de nos provinces et toutes nos colonies. En Orient, elle aspirait à conquérir l’Égypte, le golfe Persique, la Perse et rêvait même la domination de l’Inde. Une centaine de milliards au moins devaient être exigés des ennemis.
Les plans de conquête à l’occident, aux premiers jours de la guerre, ayant échoué devant notre résistance, ces ambitions se restreignirent et varièrent avec les diverses phases de la lutte.
Elles varièrent également, d’ailleurs, suivant les aspirations des divers partis politiques dont l’influence prédominait.
Tous ces partis poursuivaient un but identique : l’hégémonie allemande, mais chacun le poursuivait d’une façon différente. Les pangermanistes, parmi lesquels figure la caste militaire et féodale, prétendaient l’obtenir au moyen d’indemnités et d’annexions. Les industriels et la bourgeoisie moyenne rêvaient surtout d’une paix économique leur assurant la domination des marchés du monde.
Les pangermanistes furent les plus influents parce qu’ils avaient pour eux les grands industriels vivant de la guerre, les professeurs des universités, et surtout des chefs féodaux assez peu soucieux de la situation économique.
Voici quelques extraits publiés, par M. Sauerwein montrant bien les idées que professaient les Allemands à l’égard de divers peuples.
Le général Brossart von Schellendorf, ancien ministre de la guerre en Prusse, écrivait quelques années avant le conflit :
« Entre la France et l’Allemagne il ne peut s’agir que d’un duel à mort. La question ne se résoudra que par la ruine de l’un de ces deux antagonistes. Nous annexerons le Danemark, la Hollande, la Belgique, la Suisse, la Livonie, Trieste et Venise et le nord de la France, de la Somme à la Loire. »
Le géographe Otto Tannerberg écrivait en 1911 :
« La Hollande, la Belgique et la Suisse vivent grassement aux dépens de l’Allemagne. Une fois le grand compte réglé avec la France et l’Angleterre, ces trois petits pays doivent être incorporés à l’Allemagne aux conditions édictées par celle-ci. »
M. Ballin, directeur général de la Hamburg-Amerika, déclarait en 1915 :
« Nous devons avoir dans l’avenir une base pour notre flotte qui commande la mer du Nord. »
M. Bassermann, leader du parti national libéral, disait en 1916 :
« Une Hollande enfermée entre des territoires allemands et une Belgique se trouvant sous l’influence allemande doivent venir et viendront tout naturellement à l’Allemagne. »
Le fameux pangermaniste Treitschke, déclarait :
« C’est un devoir de la politique allemande de reconquérir les bouches du roi des fleuves, le Rhin. »
Quant au général Von Bernhardi, son émule, dans son livre l’Allemagne et la prochaine guerre, il faisait remarquer en 1913 :
« Les Hollandais ne vivent plus que pour le profit et la jouissance, sans but et sans combat, et avec cela l’Allemagne se voit privée de ses sources naturelles de richesse, et de l’embouchure du Rhin. Notre influence politique ne peut augmenter que quand nous aurons démontré ouvertement à nos petits voisins qu’une réunion à l’Allemagne est leur intérêt. »
L’Autriche, qui avait peu d’annexions à espérer et souffrait beaucoup plus de la guerre que l’Allemagne, souhaitait une paix de conciliation, mais elle se trouva obligée de poursuivre la même politique que son arrogante alliée.
Sans la trahison de la Russie, l’Allemagne n’aurait certainement pu continuer longtemps la lutte. Cette trahison lui ouvrit des perspectives inespérées. Ainsi s’explique son empressement à traiter avec la bande de révolutionnaires russes qui s’étaient emparés du pouvoir et à admettre sans difficulté leur formule de paix : ni annexion ni indemnité. Possédant d’ailleurs à peu près la Pologne, la Lithuanie, la Courlande, l’Esthonie et la Livonie, réduites à l’état de protectorat, — sans parler du vasselage économique de la Russie, — les Allemands ne pouvaient souhaiter davantage. Le vaste empire Russe fût devenu pour eux un grenier d’abondance.
Les buts de guerre énoncés par les États-Unis se présentèrent généralement sous une forme un peu idéaliste. Voici comment son président les formulait :
« Le but de cette guerre est d’affranchir les peuples libres de la menace d’un militarisme formidable mis au service d’un gouvernement irresponsable qui, après avoir secrètement projeté de dominer le monde, n’a pas reculé, pour réaliser son plan, devant le respect dû aux traités non plus que devant les principes depuis si longtemps vénérés par les nations civilisées du droit international et de l’honneur. »
La France est peut-être le pays qui a le mieux précisé ses buts de guerre. Elle finit par laisser de côté les dissertations métaphysiques sur le droit, la justice et la nécessité de détruire le militarisme allemand. Dans un discours prononcé au Parlement, le 27 décembre 1917, notre ministre des Affaires étrangères résuma ainsi nos buts de guerre : restitution des territoires envahis, réintégration de l’Alsace-Lorraine et réparation des dommages causés.
La question de l’Alsace-Lorraine était considérée par ce ministre non seulement comme un problème territorial français, mais aussi comme un problème moral, une alternative du droit ou de la force. « Selon qu’il serait résolu dans le sens français ou dans le sens allemand, il y aurait ou il n’y aurait pas une Europe nouvelle constituée conformément aux principes et aux forces qui créent et qui mènent les nations contemporaines. »
En réalité, l’Alsace-Lorraine était devenue le drapeau d’une doctrine. C’est ce que certains écrivains des pays alliés n’ont pas très nettement compris.
Assurément, il importait peu à un habitant de Chicago que l’Alsace appartînt ou non à la France, mais il importait fort au même habitant de Chicago que l’Allemagne n’exerçât pas une hégémonie qui eût paralysé le commerce américain.
L’Alsace constituait donc bien le drapeau de la liberté mondiale. Restée dans les mains de l’Allemagne, l’absolutisme et le militarisme triomphaient dans le monde. C’eût été la défaite définitive des peuples en lutte contre la domination de la Prusse.
Sur la question d’Alsace, les Alliés étaient, pour cette raison, décidés à ne jamais céder. Or, comme les Allemands s’y montraient aussi résolus, la guerre devait durer jusqu’à l’épuisement de l’un des combattants. Quand des principes se trouvent en conflit, la lutte est forcément très longue. Telles les guerres de religion en France et la guerre de Trente ans en Allemagne. Telle encore la guerre de Sécession en Amérique, prolongée jusqu’à la ruine totale de l’un des deux adversaires.
Il était intéressant de connaître l’opinion sur les buts de guerre des grands partis ouvriers de France et d’Angleterre.
Le programme rédigé par le comité des Trade-Union et du Labour Party en Angleterre, portait que le gouvernement allemand devrait réparer tous les dommages causés à la Belgique, à laquelle sa complète souveraineté serait restituée. La question de l’Alsace-Lorraine serait résolue par un plébiscite.
Au congrès de Clermont-Ferrand les représentants français de la Confédération générale du travail furent muets sur la question de l’Alsace-Lorraine.
Dans ce qui précède, nous avons examiné seulement les buts de guerre poursuivis par les divers peuples aux prises, sans nous préoccuper de ceux qui furent atteints. Pour certains pays, l’Amérique par exemple, ces derniers se montrent fort différents de ceux qui les avaient engagés dans la lutte.
Quand les États-Unis se décidèrent à la guerre, après le torpillage répété de leurs bateaux, ils avaient, comme je le rappelais plus haut, une armée si faible que le Mexique pouvait impunément devenir arrogant et le Japon leur tenir tête. L’Amérique possède aujourd’hui une armée importante et son président acquit, momentanément, par le simple déroulement des événements, et sans l’avoir rêvée, une place que l’empereur d’Allemagne rêva sans pouvoir l’obtenir.
L’Allemagne, de son côté, réalisera peut-être, grâce à l’attitude de la Russie, des buts que jadis elle osait à peine espérer. Le vasselage de la Russie qu’entraînera la trahison socialiste sera très profitable aux Allemands ; mais pendant longtemps l’essor économique de ces derniers restera entravé par la haine et la méfiance de tous les peuples à leur égard. En outre, alors que la Germanie n’avait comme rivale que l’Angleterre, elle en a vu naître deux nouvelles : l’Amérique et le Japon. Pour l’heure prochaine c’est l’hégémonie britannique qui va dominer l’Europe. La guerre n’aura fait, en réalité, que remplacer l’hégémonie allemande par l’hégémonie anglaise.
La France devait atteindre, elle aussi, des buts qu’elle ne cherchait pas. Sans parler de la possession de l’Alsace, sa résistance inébranlable et prolongée devant un envahisseur formidablement armé, a grandi dans le monde un prestige que ses luttes politiques et religieuses commençaient à ternir.
Cette élévation de sa réputation morale n’est pas le seul résultat retiré par la France de la terrible conflagration. Les nécessités de la guerre l’amenèrent à renouveler des méthodes scientifiques et industrielles très vieillies. La nécessité fit surgir en quelques mois des transformations qu’aucun enseignement n’avait su obtenir en temps de paix. L’aviation, la fabrication de produits chimiques, d’explosifs, de matières colorantes, etc., ont réalisé des progrès insoupçonnables avant la guerre. La nécessité s’est installée dans les laboratoires où sommeillait une routine sourde jadis à toutes les objurgations.
S’il nous était donné de ressusciter les morts et de relever nos ruines, on serait amené à se demander si la guerre ne nous fut pas utile. L’homme peut généralement plus qu’il ne le croit, mais il ne sait pas toujours ce qu’il peut. La lutte européenne aura été un de ces grands cataclysmes capables de révéler aux êtres leur vraie valeur.