Psychologie des temps nouveaux
CHAPITRE V
Le problème de l’adaptation.
Les découvertes de la science ont permis de reconstituer les êtres antérieurs à l’apparition de l’homme, qui, pendant des entassements de siècles, se succédèrent sur notre planète.
A chaque période géologique nouvelle apparurent des espèces si différentes de celles qui les avaient précédées que leurs transformations ne semblaient d’abord explicables qu’en admettant une série de créations successives.
Une science plus avancée révéla la parenté de toutes ces formes si disparates, mais le mécanisme de leur transformation reste incertain encore.
On crut l’expliquer par les nécessités de la lutte pour l’existence amenant la sélection des plus aptes. De récentes découvertes conduisirent à d’autres hypothèses.
Quel que soit le mécanisme des transformations observées, elles apparaissent finalement comme la conséquence d’une adaptation aux changements de milieu que l’évolution du monde faisait surgir. La nature imposa toujours aux êtres cet impérieux dilemme : s’adapter ou disparaître.
La loi de l’adaptation qui régit l’évolution du règne animal régit aussi celle des sociétés humaines. L’archéologie a découvert les débris de vastes capitales enfouies sous les sables et depuis longtemps oubliées. Pendant leur splendeur, elles semblaient bâties pour l’éternité, mais après avoir rempli le monde du bruit de leur renommée, elles déclinèrent, puis disparurent au point que leur emplacement resta pendant des siècles ignoré. Il fallut toutes les curiosités de la science moderne pour retrouver les vestiges des gigantesques cités où s’édifièrent les assises de l’histoire, telles que Ninive et Babylone.
Ce n’est pas seulement dans une antiquité aussi lointaine que s’élevèrent puis s’évanouirent ces gloires éphémères. Après une phase d’absolue puissance, Rome cessa de dominer l’univers. De grands empires asiatiques et européens, jadis célèbres, ne sont plus connus que des historiens. Les royaumes de Gengiskhan et de Tamerlan ne submergèrent l’Asie qu’un instant. Le monde n’admira pas longtemps les empires de Charlemagne et de Charles-Quint. Ce dernier était cependant si vaste qu’au dire de ses chroniqueurs le soleil ne s’y couchait jamais.
Des causes diverses qui déterminèrent l’évanouissement de toutes ces éphémères puissances, une des plus constantes fut leur incapacité à s’adapter aux conditions nouvelles d’existence que l’évolution faisait naître. Subissant une des lois suprêmes de l’univers, elles périrent faute d’avoir su s’adapter.
Des exemples empruntés à l’âge moderne montrent comment peut se manifester le défaut d’adaptation, qui condamna tant de nations à disparaître.
En examinant les motifs de la grandeur des peuples aux divers âges de l’histoire, on constate qu’ils varient beaucoup avec les époques. Les qualités nécessaires à un baron féodal illettré différaient fort de celles indispensables quelques siècles plus tard, lorsque les qualités littéraires et artistiques constituèrent les principaux éléments de grandeur. Certaines aptitudes qui devaient jouer un rôle prépondérant de nos jours étaient alors tenues pour médiocres.
Avec l’évolution du monde, de nouvelles capacités sont devenues nécessaires. L’âge moderne a créé une civilisation à type industriel, dominée par une technique compliquée qui exige justement des qualités de patience, de discipline, de vigilante attention jadis considérées comme secondaires.
En matière industrielle — et tout jusqu’à la guerre est industrialisé maintenant — la patience, l’attention, la discipline collective constituent des facultés indispensables.
Et c’est pourquoi des peuples tels que les Allemands n’ayant jamais brillé dans le passé par leur goût et leur intelligence, mais possédant, grâce à leurs aptitudes héréditaires et aussi à leur éducation militaire et technique, les qualités que je viens de dire, se sont trouvés tellement bien adaptés à l’évolution industrielle moderne qu’en peu de temps ils ont émergé d’un niveau assez inférieur jusqu’aux premiers rangs de la civilisation.
Un des grands problèmes de notre destinée est celui-ci : comment des peuples individualistes, à intelligence vive mais peu susceptibles d’efforts collectifs soutenus, de solidarité et de discipline, arriveront-ils à s’adapter aux nécessités de l’évolution industrielle du monde qui, non seulement se continue depuis la fin de la guerre, mais ne fera sans doute que s’accentuer.
Pour juger de la possibilité d’une telle adaptation, il faut rechercher à quel degré ces mêmes peuples ont obtenu pendant la guerre une adaptation rigoureuse à des conditions d’existence très imprévues.
La façon rapide dont ils se sont pliés aux nécessités nouvelles qui surgissaient permet d’espérer une future transformation industrielle comparable à notre transformation militaire.
Quelques pages suffiront pour montrer l’importance de l’adaptation réalisée par les grandes nations en lutte contre l’envahissement germanique.
Le cas de la France est un des plus frappants. Victime la première de l’agression allemande, elle dut accomplir des efforts d’adaptation gigantesques et fort malaisés, car ils étaient contraires à ses institutions et à son tempérament.
La guerre — on ne le sait que trop — nous ayant surpris à peu près désarmés, il fallut créer, de toutes pièces, le formidable matériel dont nous étions dépourvus.
On pourra se rendre compte des difficultés, non seulement d’ordre technique, mais aussi d’ordre bureaucratique que la France eut à surmonter, par les extraits suivants du remarquable rapport lu le 29 décembre 1916 à la Chambre des Députés, par M. Viollette :
« En février 1915, lorsque par ses commissions, le Parlement prit connaissance de la vérité, il a constaté ceci :
1o Les usines encore fermées pour la plupart et tous les spécialistes mobilisés ;
2o La fabrication des fusils, néant. Pas un seul n’avait été construit depuis la déclaration de guerre et les matrices destinées à les confectionner, on ne voulait pas les retrouver. »
Le même rapporteur reproduit dans son travail une lettre adressée au Ministre de la Guerre par le général Pédoya, en date du 15 mars 1915, et dont voici un fragment :
« C’est une véritable stupeur qu’éprouverait le pays, s’il apprenait que, depuis le début de la guerre jusqu’en mars, il n’a pas été fabriqué plus de 250 fusils neufs en tout et pour tout. »
C’est seulement lorsque l’administration décida de s’adresser à l’industrie que la situation changea. Le passage suivant du rapport de M. Viollette montre avec quelle peine des bureaucrates trop bornés pour croire à la durée de la guerre se résolurent à recourir aux industriels.
« Oui, l’avenir dira ce qu’il nous a fallu de patience, d’efforts, de menaces et même d’intimidations, pour contraindre à faire fabriquer fusils, canons, munitions et explosifs.
« La bataille a été de tous les jours, ardente, souvent violente, et il a fallu que les commissions arrachent par morceau la vérité qu’une bureaucratie routinière lui dissimulait par des artifices d’écriture véritablement étonnants.
« Où en serait la France à l’heure actuelle, si elle n’avait pas eu son parlement ? »
L’adaptation des gouvernants, bien que très lente, finit donc par s’effectuer. Sitôt le concours des industriels accepté, l’évolution devint rapide. On peut vraiment dire que notre industrie sauva le pays. Elle fit preuve, grâce à la collaboration d’individualités supérieures, de qualités d’initiative, d’ingéniosité et de persévérance insoupçonnées.
L’art militaire lui-même, bien que stabilisé dans de vieilles routines, finit également par s’adapter à une tactique n’impliquant d’ailleurs aucun mystère, mais que nous n’avions pas su étudier pendant la paix.
La population civile sut, elle aussi, s’adapter aux nécessités qu’entraînait la mobilisation de la presque totalité des ouvriers et des cultivateurs. Il fallut les remplacer par des femmes, des vieillards et des enfants. Tous manifestèrent un pouvoir d’adaptation remarquable.
L’exemple d’adaptation fourni par l’Angleterre est aussi frappant que celui de la France. Non seulement, elle ne possédait ni armes, ni matériel, mais le service militaire était en horreur à ses citoyens. Très fiers de leur indépendance ils n’avaient jamais accepté que des armées de mercenaires.
Transformer la mentalité anglaise demanda un formidable effort. L’Angleterre mit bien près de deux ans pour arriver à organiser une importante armée.
Cet effort ne fut rendu possible que par les qualités psychologiques de la race : ténacité indomptable, sentiment du devoir et de l’honneur. Ajoutons-y le stoïcisme devant la destinée lorsqu’elle semble inévitable.
On a signalé, en les raillant un peu, la méticuleuse habitude de soins personnels et le besoin de confort des Anglais, mais, comme le fait justement remarquer un officier interprète qui vécut beaucoup avec eux, M. J. Pozzi, « les Anglais considèrent que la distinction de la tenue et des manières se trouve généralement associée à la distinction des sentiments. Ils soutiennent aussi qu’il faut jouir du moment présent sans se laisser troubler longtemps d’avance par la perspective d’éventualités qui peut-être ne se réaliseront jamais. »
La psychologie des Anglais, leur ténacité surtout, ne furent jamais comprises des Allemands. On le vit, notamment, quand ils s’imaginèrent que la Grande-Bretagne épuisée par ses pertes accepterait la paix à tout prix. Le passé leur enseignait pourtant que, lente parfois à s’engager dans une entreprise, l’Angleterre ne recule ensuite jamais. Elle l’a montré pendant sa difficile conquête de l’Inde. Elle le prouva encore en luttant vingt années contre le plus grand capitaine de l’histoire.
Notre formule pendant la guerre : Tenir fut également celle de l’Angleterre.
Tout autant que l’Angleterre, l’Amérique constitue un exemple d’adaptation rapide à des conditions d’existence entièrement imprévues. Elle n’y réussit également que grâce à ses qualités ataviques de caractère.
Jamais peut-être, au cours des âges, un peuple ne subit en quelques mois des transformations mentales aussi profondes que l’Amérique.
Avant la guerre, la force militaire des États-Unis était si nulle qu’ils se sentaient incapables de réprimer les insolences des chefs de bandes gouvernant le Mexique. L’idée seule d’une conscription militaire aurait soulevé des protestations unanimes.
Pendant les premières années du conflit européen, l’unique but de l’Amérique fut de maintenir soigneusement sa neutralité et de s’enrichir en fournissant des marchandises aux combattants. Grâce à une propagande très active et à l’achat d’un grand nombre de journaux influents, l’Allemagne avait su se créer dans le pays beaucoup de sympathies.
Désireux, lui aussi, de maintenir cette précieuse neutralité, le président Wilson ménageait l’empereur d’Allemagne au point de lui envoyer une dépêche de félicitations pour son anniversaire. Il se montrait en outre opposé à tout projet d’organisation d’une armée.
Il fallut la prodigieuse incompréhension psychologique de l’Allemagne et son immense infatuation pour conduire à la guerre un peuple si désireux de paix. Le président s’étant borné à protester timidement par des notes anodines contre le torpillage de ses navires, l’Allemagne se croyait assurée de n’avoir rien à craindre.
Le moment arriva cependant où contrairement à toutes ses prévisions, l’opinion américaine, d’abord indifférente, puis irritée, finit par se retourner entièrement. Le peuple comprit de quelle tyrannie le succès de l’Allemagne menacerait le monde.
Le président des États-Unis, dont l’opinion avait également changé, n’hésita plus alors à engager son pays dans la plus redoutable des crises qu’une grande nation eut jamais traversées.
Déclarer la guerre ne suffisait pas. Il fallait la faire. Grâce à la vigueur de son caractère, le peuple américain si avide pourtant de confort et d’indépendance sut s’adapter en quelques mois à toutes les nécessités qu’une telle lutte entraînait.
Son dévouement fut complet. Acceptant des conditions d’existence entièrement nouvelles, il renonça à toutes les libertés qui le rendaient si fier, se soumit au despotisme forcé de l’État, aux privations rigoureuses et surtout à ce régime militaire obligatoire dont l’idée seule lui semblait jadis intolérable.
Toutes les gênes furent subies sans murmures. Aucun impôt ne parut trop lourd et dans les tranchées de l’Europe les soldats improvisés de l’Amérique se conduisirent comme les plus vaillants.
L’adaptation aux nécessités militaires dont nous venons d’indiquer des exemples ne saurait suffire. Avec la fin de la guerre sont nées des nécessités d’adaptations économiques et commerciales, plus difficiles encore peut-être à réaliser que l’adaptation militaire.
Les faits constatés au cours de la lutte mondiale autorisent beaucoup d’espérance. Il ne faudrait pas croire cependant que la faculté d’adaptation réalisée sur un sujet doive se manifester forcément pour tous les autres. Nous avons déjà fait observer que les peuples présentaient au point de vue des diverses formes d’adaptation des aptitudes fort différentes.
L’Allemagne en fournit un remarquable exemple. Son adaptation aux nécessités matérielles de l’évolution industrielle du monde moderne fut évidemment parfaite, mais non moins évidemment, son adaptation à l’évolution morale de la civilisation était loin d’être accomplie.
Elle présentait — et cela sans doute pour la première fois dans le cours des âges — le type d’une civilisation scientifique et industrielle élevée, superposée à des conceptions morales inférieures dépassées depuis longtemps.
Il faut remonter, en effet, aux phases les plus lointaines de l’histoire pour trouver chez un peuple une férocité aussi grande associée à un dédain aussi complet des engagements. Même aux époques tenues pour demi-barbares, les femmes, les vieillards, les monuments étaient épargnés, la parole d’honneur considérée comme sacrée.
Le stoïcisme du consul Régulus reste un typique exemple du respect antique pour la foi jurée. Si les Carthaginois furent tant méprisés jadis, ce fut justement à cause de leur mauvaise foi. Le souvenir de la « foi punique » survécut à la destruction de Carthage comme survivra toujours dans l’histoire le renom de la mauvaise foi germanique.
C’est seulement chez les primitifs que le droit absolu de la force, professé de nos jours encore par les Germains, s’exerce librement. Il régit le règne animal et les peuples inférieurs, mais tendait à être de plus en plus éliminé par les progrès mêmes d’une civilisation, à laquelle les Allemands eux-mêmes devront finir par s’adapter. Les nécessités de l’adaptation ont toujours dominé le monde et elles le domineront sans doute de plus en plus.