Psychologie des temps nouveaux
CHAPITRE III
Le problème de la Société des Nations.
Au premier rang des grands facteurs conditionnant le cours de l’histoire, il faut placer les formules religieuses, politiques et sociales. A chaque époque, les aspirations et les besoins des foules finissent, après une période d’incertitudes, par se concrétiser en brèves sentences. Universellement admises, elles stabilisent l’âme d’un peuple, orientent ses sentiments et créent chez lui, avec l’unité de conscience, l’unité d’action.
Ces magiques paroles n’ont pas besoin de traduire des vérités et moins encore d’être très précises. Il suffit qu’elles impressionnent. Le vague de leurs contours permet à chacun d’y incarner ses rêves et d’y chercher une solution aux problèmes du moment.
Les formules influentes naissent toujours aux grandes périodes de l’histoire. C’est au nom de la formule : « Dieu le veut ! » que, pendant l’ère des Croisades, l’Europe se précipita sur l’Orient. C’est au nom d’une formule symbolisant la grandeur d’Allah que d’obscurs nomades de l’Arabie fondèrent un immense empire. C’est en invoquant la triade révolutionnaire encore gravée sur nos murs que les soldats de la République vainquirent l’Europe. C’est pour réaliser leur devise : « L’Allemagne au-dessus de tout ! » que les pangermanistes rêvèrent de conquérir le monde.
Si le contenu rationnel des formules populaires se montre souvent très faible, leur contenu mystique est au contraire très grand. Étrangères aux lois de la logique rationnelle, elles sont inexplicables par la raison. A l’époque où Mahomet prêchait la doctrine qui devait révolutionner une partie du vieux monde, il eût été facile à un philosophe de prouver que le Prophète était un halluciné. Et pourtant les serviteurs de la formule qui orientait leurs volontés surent balancer la formidable puissance de Rome, fonder un empire qui vécut six cents ans et une religion qui dure encore.
Vouloir juger aux seules lumières de la raison les événements issus des sources mystiques où les formules puisent leur force, empêchera toujours de comprendre le déroulement de l’histoire.
Ces considérations générales sur lesquelles j’ai souvent insisté en raison de leur rôle capital dans l’histoire étaient nécessaires pour comprendre le prestige d’une formule nouvelle : la Société des Nations, dont les promesses imprécises hypnotisent l’esprit simpliste des multitudes. Les philosophes allemands la méprisent, les diplomates s’en méfient, les rêveurs socialistes l’envisagent au contraire comme la régénératrice du genre humain.
Quelle est sa valeur réelle, de quels éléments tire-t-elle sa force ?
Les peuples traversent visiblement un de ces âges critiques où leurs conceptions se transforment sous l’influence de nécessités imprévues.
Dans l’obscurité qui les enveloppe, ils se tournent anxieusement vers les demi-clartés issues de formules nouvelles prétendant remplacer celles dont le prestige a sombré.
Des clartés, bien incertaines encore, émanent de cette mystérieuse formule « La Société des Nations », qui promet d’arracher le monde à l’enfer où il est encore plongé.
Son prestige est moderne, mais l’idée qu’elle traduit avait depuis longtemps exercé la sagacité des chercheurs. Leibniz, Kant, Rousseau, Bentham, discutèrent les principes d’une société des peuples pour empêcher la guerre. Les divers congrès de La Haye n’avaient fait qu’appliquer leurs doctrines.
Les opinions anciennes formulées sur la Société des Nations ne présentent aujourd’hui qu’un intérêt historique, le monde étant complètement transformé. C’est seulement l’avis des intéressés actuels qu’il importe de connaître.
En ce qui concerne l’établissement possible d’une Société des Nations destinée à garantir la durée de la paix, l’accord est à peu près unanime maintenant pour la considérer simplement comme une coalition de peuples solidement armés.
C’est à cette conclusion qu’est arrivé le président de l’Académie des Sciences morales et politiques dans une séance annuelle de cette académie. Il y déclare que les Alliés
« doivent rester armés pour la paix du monde… Toutes les nations qui ne sont pas des nations de proie doivent s’unir pour imposer aux autres de ne pas troubler la paix. »
La même association de peuples en armes était demandée par le Président des États-Unis dans son message du 22 janvier 1917.
« Je considère, disait-il, que de simples accords de paix entre les belligérants ne satisferont pas les belligérants eux-mêmes. Des conventions opérant seules ne peuvent pas rendre la paix sûre. Il sera absolument nécessaire qu’il soit créé une force tellement supérieure à celle de l’une quelconque des nations en guerre, ou à toute alliance formée ou projetée jusqu’à présent, qu’aucune nation et qu’aucune combinaison probable de nations ne pourrait l’affronter ou lui résister. Si la paix de demain doit durer, ce doit être une paix mise hors de risque par la force majeure, dérivant d’une organisation de l’humanité. »
Nous voyons donc que les opinions les plus autorisées exprimées pendant la guerre envisageaient la Société des Nations comme une simple alliance militaire et non plus comme un tribunal d’arbitrage qui n’eût été en réalité que la continuation de l’impuissant tribunal de La Haye.
L’Allemagne, de son côté, ne concevait une ligne des nations que sous forme d’hégémonie germanique. L’idée de figurer comme égale à côté d’autres peuples était absolument contraire aux enseignements de ses philosophes et de ses historiens. Elle a toujours repoussé, aussi bien dans ses livres que dans sa conduite, tout ce qui pouvait la lier. Alors qu’avant la guerre la Grande-Bretagne et les États-Unis multipliaient les traités d’arbitrage, l’Allemagne refusait de s’y associer et professait par la plume de ses plus éminents universitaires le mépris des traités engageant les forts à l’égard des faibles.
La réalisation d’une véritable Société générale des Nations semble très chimérique aujourd’hui. Y substituer des blocs de peuples, analogues à ceux que formaient les belligérants pendant le conflit, paraît la seule solution possible mais elle sera pleine de difficultés. Les alliances les plus sûres en apparence sont à la merci de bien des hasards. La défection de la Russie en a fourni un terrible exemple.
On sait à quel point les Américains sont hostiles au projet de Société des Nations dont, avec leur sens pratique, ils perçoivent nettement le peu d’utilité actuelle. Leur opinion est fort bien traduite par le passage suivant du sénateur Knox, un des candidats probables à la présidence de la République :
« La seule raison d’être que puisse avoir une Société des Nations, et en tout cas le seul but qu’on ait ostensiblement donné à la Société insérée dans le traité de Versailles, c’est qu’elle est faite pour assurer la paix du monde. Or la paix du monde n’est pas assurée, mais menacée, quand trente peuples sur trente et un, par exemple, mutilent leur liberté et leur souveraineté de telle manière qu’un Conseil politique puisse leur commander de faire ce que, en leur qualité d’hommes libres, ils ne veulent pas faire, le jour où il faut choisir entre la fidélité à la Société des Nations et la fidélité à la patrie. »
La paix armée, à laquelle les événements nous conduisent, n’est pas assurément le but que se proposaient les fondateurs du projet de Société des Nations à la conférence de La Haye.
Les juristes éminents qui le préparaient avaient trop oublié les facteurs psychologiques régissant les hommes. Ils croyaient à la souveraineté de la raison alors qu’une expérience bien des fois séculaire montre que les peuples obéissent à des mobiles souvent fort éloignés de cette raison. Subjugués par leur rêve, ils légiféraient pour une société idéale imaginaire, sans passions, dont un tribunal international jugerait les différends.
Leurs combinaisons étaient pleines d’équité mais illusoires, simplement parce qu’elles manquaient de sanctions. Or depuis l’origine des âges, le monde n’a jamais eu de codes civils ou religieux dépourvus de sanctions.
Ces pacifiques rêveurs oubliaient aussi qu’une confédération des peuples réunirait naturellement de grands et de petits États. Les sentiments humains ne changeant guère, il était certain que, dans une telle société, les États de faible importance seraient un peu considérés comme les petits capitalistes dans une société de gros actionnaires et ne pourraient faire entendre qu’une timide voix.
De telles observations ne frappèrent pas les législateurs de La Haye. Leur œuvre terminée, ils éprouvèrent pour elle une religieuse admiration et ne doutèrent pas de la solidité de ses fondements.
La grandeur de leurs illusions est bien marquée dans ce passage du discours de l’un des plus éminents présidents de ces législateurs.
« Quel spectacle nous donne cette image du Droit se levant tout à coup au milieu des armées et, soyez-en sûrs, s’imposant à la force militaire la plus puissante. »
Le premier coup de canon tiré au début de la guerre dissipa pour longtemps ces dangereux rêves.
Avant de vouloir fédérer des peuples de mentalités et de besoins divers, il faudra d’abord identifier un peu, sinon leurs sentiments, du moins leurs intérêts. Cette tâche n’est pas chimérique, puisque l’interdépendance industrielle, financière et commerciale des peuples tendait déjà avant la guerre à se réaliser.
Si donc une véritable Société des Nations n’est guère possible aujourd’hui, elle le sera sans doute un jour. Il suffit, pour s’en convaincre, d’oublier les heures sombres que nous avons traversées et d’envisager non seulement l’interdépendance croissante des nations, mais aussi la mystique puissance des formules signalée au début de ce chapitre.
Nous pouvons donc parfaitement espérer une future Société des Nations à forme non belliqueuse. Universellement acceptée, elle deviendrait capable de créer une conscience commune dans le monde.
La guerre aura hâté l’établissement d’une Société des Nations en prouvant d’une éclatante façon le besoin que les peuples ont les uns des autres par les privations dont ils furent accablés dès que devint impossible l’échange des produits obtenus par chacun, suivant son sol et ses capacités. Sans devenir frères, les hommes se haïront moins qu’aujourd’hui quand ils auront reconnu que leur intérêt est de s’aider et non de se détruire.
Plus la nécessité des échanges grandira, plus augmenteront les associations entre peuples. J’ai déjà rappelé qu’il en existait déjà plusieurs avant la guerre, indépendantes de toute alliance politique. Telles les conventions internationales relatives aux postes, aux télégraphes aux moyens de transport, au commerce, etc. Elles se développeront avec l’orientation nouvelle du monde, et amèneront le jour où, sans traités et sans alliances militaires, simplement sous l’action des transformations mentales que les nécessités auront engendrées, la Société des Nations s’édifiera d’elle-même.
Alors disparaîtront les organisations à type militaire, simplement parce que les peuples n’en ayant plus besoin n’en voudront plus. Ce sera pour eux la délivrance définitive de l’effroyable cauchemar qui les hante encore.
Cette phase d’évolution est lointaine peut-être, mais nous devons tous, dès aujourd’hui, tâcher de la préparer, sans oublier toutefois qu’à l’heure présente, il n’est permis de travailler pour l’avenir qu’à l’ombre des canons.
Du désarmement général actuel, rêvé par quelques pacifistes, le passage suivant du discours d’un ministre anglais montre ce qu’il faut penser.
« Il y a des gens qui nous traitent de militaristes, mais la Grande-Bretagne doit posséder une armée plus forte qu’avant la guerre, car, bien que la menace armée ait disparu, de nouvelles et sérieuses obligations nous incombent du fait de la guerre en Orient, où nos intérêts sont, de beaucoup, plus considérables que ceux de n’importe quelle autre nation. »
L’univers, malgré tous les discours prononcés pendant la guerre, reste donc plus militarisé qu’il ne le fut jamais.
Le résultat le plus net du congrès de la paix est d’avoir contrairement à toutes ses espérances, fait définitivement triompher dans le monde le militarisme que pendant cinq ans de guerre les gouvernements alliés n’avaient cessé de maudire dans de solennelles déclarations. Une fois de plus encore la nécessité s’est montrée supérieure aux volontés des hommes d’État et a montré la vanité de leurs discours.