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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE II
Bases philosophiques du pangermanisme.

Les diplomates allemands se sont montrés évidemment habiles en adoptant le langage de leurs adversaires, insistant avec eux sur des projets de fraternité universelle, de création de tribunaux internationaux, etc. On peut juger de la solidité de ce pacifisme par l’exposé des principes formulés non seulement dans les écrits germaniques antérieurs à la guerre, mais encore dans ceux de l’heure présente.

Ce serait une illusion dangereuse d’imaginer les pangermanistes comme un groupe limité, opposé au reste de la nation restée plus ou moins pacifiste. L’exposé des enseignements philosophiques propagés par les universités et qui orientèrent l’âme allemande moderne détruisent vite une telle erreur.

C’est dans les œuvres des philosophes allemands, notamment celles d’Hegel, que fut élaborée la théorie du droit absolu de la force, d’où sortit la religion pangermaniste avec ses aspirations d’hégémonie universelle.

Que le pangermanisme soit une religion douée de la puissance donnée par une foi mystique, on n’en peut douter. Il faut le répéter, cependant, pour ne pas se laisser illusionner sur la possibilité d’anéantir le militarisme, soutien fondamental de cette foi.

Les historiens allemands ne firent qu’appliquer à la politique les doctrines des philosophes. Les deux plus célèbres, Treitschke et Lamprecht, enseignaient, au nom du droit de la force, que l’Allemagne devait conquérir de nombreux pays.

Les vulgarisateurs, tels que Bernhardi, Lasson et beaucoup d’autres n’ont fait que répandre ces principes. On ne saurait les accuser de cynisme puisqu’ils parlent au nom de doctrines philosophiques professées par les maîtres les plus autorisés des universités.

« Dans ses entreprises, écrit le général Bernhardi, un État doit tenir compte seulement du facteur force et mépriser les lois qui ne sont pas à son avantage. C’est la force et non le droit qui peut régler les différends entre les grands États. Les traités d’arbitrage sont particulièrement pernicieux pour une nation puissante. Toute cour d’arbitrage empêcherait nos progrès territoriaux. »

Le professeur Lasson est aussi précis.

« Un État, dit-il, ne saurait admettre au-dessus de lui sans disparaître aucun tribunal dont il doive accepter les décisions. D’État à État il n’y a pas de lois. Une loi n’étant qu’une force supérieure, un État qui en reconnaîtrait avouerait sa faiblesse. La guerre de conquête est aussi légitime que la guerre de défense. Le faible se place volontiers sous l’inviolabilité des traités qui assurent sa misérable existence. Il n’a qu’une garantie, une force militaire suffisante. »

Ces théories sont très bien résumées dans cette pensée d’un autre écrivain populaire, Tannenberg : « Puisque nous avons la force, nous n’avons pas d’autre raison à chercher. »

Le même Tannenberg ne se bornait pas, d’ailleurs, à proposer la conquête des nations rivales de l’Allemagne. L’Autriche faisait partie, pour lui, des pays à conquérir. Après avoir déclaré que « les Allemands n’ont rien de bon à attendre de la maison d’Autriche », il arrivait à cette conclusion, longuement développée avec cartes à l’appui, qu’il est urgent de « transformer l’Autriche entière en provinces prussiennes ».


On pourrait supposer que la prolongation du carnage pendant plusieurs années modifia ces idées. Des écrits germaniques récents montrent au contraire que la mentalité allemande a bien peu changé.

Sans doute les diplomates allemands ont adopté les formules de notre idéologie : arbitrage, fraternité des peuples, etc., mais leurs écrivains ont soin de montrer le cas minime qu’ils font de tels discours. Le général Freitag Larighaven explique, dans son livre sur les conséquences de la guerre mondiale, que le désarmement, l’arbitrage, l’amour de la paix ne sont que de simples articles d’exportation à l’usage des Alliés. Le pacifisme, pour lui, est une folie et, dès le lendemain de la paix, l’Allemagne doit se préparer une puissante armée.

Peu d’Allemands ont renoncé à la mission divine de dominer le monde. Le professeur Harneck écrivait vers la fin de la guerre :

« Avons-nous une civilisation différente de celle des autres peuples ? Dieu merci oui. Nos ennemis n’ont qu’une civilisation qui ne va qu’à la surface des choses. La nôtre va au fond des choses. Le germanisme n’est pas seulement un don du ciel. Il nous impose une grande et lourde tâche. C’est à nous qu’il appartient de tracer les lignes directrices qui doivent conduire l’humanité à une unité réelle et profonde. »


Cette prétention de diriger le monde n’eût été défendable que si les peuples gouvernés par les Allemands en avaient retiré les avantages que procurait jadis la civilisation romaine. Mais alors que cette dernière était très douce pour les nations conquises, respectait leurs institutions, leurs langues et leurs coutumes, la domination allemande s’est montrée partout brutale et intolérante. L’Alsace, les duchés danois et la Pologne, sans parler des populations de l’Afrique, en ont fait l’expérience. On sait qu’en Pologne la Prusse avait commencé avant le grand conflit l’expulsion méthodique des propriétaires du sol. C’est la même mesure que ses écrivains proposaient, pendant la guerre, d’appliquer à l’Alsace dont les habitants éliminés auraient été remplacés par des colons allemands.

Nous venons de voir quelles sont les idées réelles de l’Allemagne, dissimulées derrière un pacifisme de surface. Nous ne devons pas regretter cependant sa conversion apparente à des principes si contraires à toutes ses conceptions antérieures, car en paraissant les accepter elle les a revêtus d’un grand prestige aux yeux du peuple. Ce dernier est ainsi arrivé, grâce à sa docilité mentale, à s’incorporer les idées nouvelles énoncées par ses maîtres. Après avoir lentement germé dans l’âme des foules, ces idées finiront par devenir de puissants mobiles d’action.


Quelles idées l’Entente opposa-t-elle aux doctrines germaniques ? Pendant toute la lutte les Alliés ont réclamé la destruction du militarisme allemand. « Notre guerre est dirigée contre le militarisme prussien », répétaient les ministres alliés.

La réalisation de cet idéal semble assez difficile. Le militarisme prussien n’est pas une opinion, mais une croyance. Les Allemands n’y renonceront pas plus que les musulmans ne pourraient renoncer à l’islamisme. Je ne connais pas dans l’histoire du monde de croyances détruites par les armes et moins encore par des raisonnements.

Les Allemands attribuent d’ailleurs au militarisme une grande part de leur essor économique.

« Quiconque, écrivait M. Helfferich, ancien vice-chancelier de l’empire, a eu l’occasion d’observer les différentes nations et d’étudier leur travail économique, n’aura pas manqué de constater l’influence énorme que le service militaire exerce chez nous sur le travail commun dans les grands établissements : la presque totalité de notre main-d’œuvre et de nos intellectuels ayant servi sous les drapeaux, notre peuple est accoutumé à l’ordre, à l’exactitude et à la discipline. »

Plusieurs de ces affirmations ne sont que partiellement justes. On peut, en effet, leur objecter que les États-Unis, jadis sans armée ni rien d’analogue au militarisme, possédaient cependant une industrie au moins égale à celle de l’Allemagne.

Quoi qu’il en soit, l’opinion allemande sur la valeur du militarisme sera bien difficilement transformée et longtemps encore il faudra se protéger contre lui.


Leibniz assurait que l’éducation peut transformer la mentalité d’un peuple en moins d’un siècle. Cette assertion n’est pas exacte pour les peuples stabilisés par un long passé. L’âme d’une race représente, en effet, quelque chose de très stable. L’éducation peut l’orienter dans un sens déterminé mais ne saurait la transformer.

Appliquée à un peuple comme la Prusse composé de races hétérogènes : Germains, Slaves, Mogols, etc., et dont, par conséquent, les caractères ancestraux se trouvaient dissociés par les croisements, l’assertion de Leibniz est justifiée.

L’âme prussienne a été artificiellement créée par quatre facteurs fondamentaux : la caserne, l’école, l’action des philosophes et celle des historiens. Ces divers éléments ayant agi dans le même sens pendant plusieurs générations, leur action est devenue profonde.

Par contagion mentale, les conceptions prussiennes se sont étendues à toute l’Allemagne quand, pour constituer son unité, elle s’agrégea à la Prusse après 1870.

Mais cette unification n’a porté que sur certains éléments accessoires du caractère. Si l’Allemagne s’est entièrement soumise à la Prusse en raison des avantages économiques et politiques qu’elle retirait de cette soumission, on ne doit pas oublier cependant que les races distinctes dont elle se compose, restent séparées par les sentiments et les croyances, et professent pour la Prusse arrogante et dominatrice une profonde antipathie.

Malgré cette antipathie et leurs dissemblances ethniques les États germains confédérés étaient solidement attachés à la Prusse, parce qu’ils y trouvaient un grand intérêt. Cet intérêt disparaissant, l’union se relâchera forcément. Nous avons pu le constater par les nombreux symptômes de désagrégation qui se sont manifestés à la fin de la guerre.

Il eût été sage de les utiliser et de provoquer la dissociation du bloc allemand. Les alliés y seraient arrivés en profitant de leurs victoires pour refuser de traiter avec l’empire allemand, mais seulement avec les divers royaumes : Bavière, Wurtemberg, etc., qui le composent. Il eût été également d’une adroite politique d’accorder à chacun d’eux des traitements différents et meilleurs que celui accordé à la Prusse. Elle se fût trouvée ainsi bientôt isolée. Nous n’avons fait malheureusement que consolider l’union de ces peuples avec la Prusse, union que notre intérêt visible était de dissocier pour longtemps.


Étant donné les conceptions philosophiques de l’Allemagne, résumées dans ce chapitre, on voit combien eût été impossible la paix de conciliation rêvée par nos socialistes. Elle n’eût constitué qu’une paix d’un jour. Comme l’a dit très justement l’Empereur d’Allemagne lui-même, il s’agissait d’un duel sans merci entre deux conceptions du monde dont l’une devait disparaître.

Lord Milner, dans un discours prononcé à Plymouth, s’était exprimé d’une façon analogue.

« La question est de savoir si le militarisme prussien ne nous annihilera pas et ne balayera pas tout ce que les nations éprises de liberté se sont, pendant des siècles, efforcées d’acquérir et s’efforcent d’acquérir encore. »

Tous les dirigeants des nations ont posé le problème dans les mêmes termes.

« Le passé et le présent, disait le président Wilson, sont engagés dans un corps à corps mortel. A cette lutte, il ne peut y avoir qu’une issue, et le règlement doit être définitif, il ne peut comporter aucun compromis. Aucune solution indécise ne serait supportable ni concevable. »

La guerre devait donc continuer jusqu’au jour où l’Allemagne vaincue se résignerait à l’acceptation des conditions exigées d’elle.

Dans les propositions de paix qui précédèrent l’armistice, les diplomates allemands revinrent sur l’idée d’une société des nations. Ils avaient même déjà proposé de se mettre à sa tête. Elle fût devenue ainsi pour eux une forme nouvelle de leur prétention à l’hégémonie.

Ces déclarations étaient visiblement dépourvues de sincérité. La lecture des publications allemandes, sans même parler de celles des militaristes purs, montre comme je l’ai dit plus haut, que l’idée de société des nations et de tribunaux internationaux d’arbitrage est absolument contraire aux principes enseignés par l’unanimité des professeurs germaniques. Tous considèrent comme hérésie ridicule qu’un État puisse se soumettre à une juridiction étrangère.


Nous ignorons quand et comment se modifiera la mentalité allemande. Parmi les facteurs pouvant contribuer à sa transformation figurera sans doute la haine que leurs procédés barbares ont inspirée à tout l’univers et dont ils ont maintenant conscience. Nous en pouvons juger par quelques-unes de leurs publications. Dans la revue Friedenswarte d’août 1918 le professeur H. Fernau écrivait :

« Ce qui m’attriste plus que jamais, c’est la certitude que le peuple allemand est le plus détesté de l’univers. Cette haine n’est pas passagère et elle n’a pas de précédent dans l’histoire des peuples. Au point de vue politique et commercial, et, au point de vue moral, notre prestige sera ruiné pour des années. Qui nous rendra notre flotte commerciale, notre clientèle d’outre-mer, notre renommée intellectuelle, tous les milliers d’avantages qui nous permettaient d’entrer en concurrence avec les autres peuples, de gagner de l’argent, de vivre en un mot ? Qui paiera les dettes causées par la guerre ? Les listes civiles, les biens de la couronne et des hobereaux ne seraient qu’une goutte d’eau dans un océan de dettes. »

Jamais dans la suite des âges les conquérants ne reçurent une leçon aussi rude que celle infligée par la défaite aux Allemands. Une telle leçon mérite d’être méditée par les peuples qui rêveraient encore d’impérialisme et d’hégémonie.

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