Psychologie des temps nouveaux
Psychologie des temps nouveaux
LIVRE I
L’ÉVOLUTION MENTALE DES PEUPLES
CHAPITRE I
Rôle de la psychologie des peuples
dans leur histoire.
Des éléments divers pouvant déterminer l’avenir des nations, les plus puissants seront toujours les facteurs psychologiques. C’est surtout avec les qualités des âmes que se tisse la destinée des peuples. De grands progrès sociaux se trouveront réalisés le jour où tous les citoyens seront convaincus que le triomphe de tel ou tel parti politique, de telle ou telle croyance ne saurait déclencher magiquement un définitif bonheur.
Bien des siècles ont passé depuis qu’Aristote et Platon dissertaient sur la psychologie. Ils eurent des continuateurs, mais si l’on cherche dans leurs livres les moyens de diagnostiquer le caractère des hommes et d’influencer leur conduite on constate que les progrès réalisés pendant deux mille ans d’études sont en vérité bien faibles. La lecture des plus savants ouvrages ajoute peu de chose aux connaissances sommaires enseignées par les nécessités de la vie.
Les événements modernes donneront forcément une impulsion nouvelle à une science très incertaine encore.
La guerre mondiale constitua, en effet, un vaste laboratoire de psychologie expérimentale. Elle fit comprendre l’importance des méthodes psychologiques et l’insuffisance des indications fournies par l’enseignement classique pour arriver à déterminer le caractère des peuples et par conséquent leur conduite. Que savions-nous de l’âme des Germains et de celle des Russes ? Rien en réalité. Les Allemands ne soupçonnaient également ni l’âme des Français ni celle des Anglais.
Les ignorances psychologiques de nos ennemis furent heureuses pour nous puisqu’elles eurent pour résultat de déjouer leurs prévisions sur l’orientation de plusieurs pays dont la neutralité semblait certaine.
Cette méconnaissance de la mentalité des peuples ne tient pas seulement à la difficulté de les observer autrement qu’à travers nous-mêmes, c’est-à-dire à travers des préjugés et des passions, mais aussi à ce que les caractères nationaux en temps normal ne sont pas exactement ceux manifestés pendant les grands événements.
En étudiant ailleurs les variations de la personnalité j’ai montré que le « moi » de chaque être représentait un équilibre susceptible d’importantes variations. La constance apparente du caractère résulte seulement de la constance du milieu où nous vivons habituellement et avec lequel nous sommes équilibrés.
Si donc une science psychologique beaucoup plus avancée que la nôtre arrivait à déterminer avec la précision d’une analyse chimique le caractère habituel d’un peuple et les moyens d’agir sur lui, cette science serait incomplète encore. Elle n’approcherait de la perfection qu’en montrant comment réagissent les caractères sous la pression des événements nouveaux dont ils sont enveloppés.
Les découvertes de la psychologie moderne permettent déjà cependant des diagnostics assez sûrs. Nous savons maintenant que la psychologie individuelle et la psychologie collective sont soumises à des lois fort différentes. C’est ainsi par exemple que si un individu isolé se montre généralement très égoïste, cet égoïsme, par le fait seul que le même individu est incorporé à une foule se transformera en un altruisme assez complet pour l’amener à sacrifier sa vie au service de la cause adoptée par la collectivité dont il fait partie.
Nous savons encore qu’à côté des éléments mobiles du caractère individuel se trouvent des éléments ancestraux très stables fixés par le passé. Assez forts pour limiter les oscillations de la personnalité, ils créent immédiatement l’unité d’un peuple dans les circonstances critiques de son existence.
Ce sont ces caractères spéciaux à chaque peuple qui déterminent sa destinée. Si soixante mille Anglais maintiennent sous le joug trois cents millions d’Hindous qui les égalent par l’intelligence c’est grâce aux qualités de caractère des envahisseurs. Si les Espagnols n’ont pu donner que l’anarchie aux provinces latines de l’Amérique c’est à cause de leurs défauts de caractère.
Nous verrons également dans cet ouvrage que c’est uniquement à certaines insuffisances de notre caractère national que sont dues nos infériorités industrielles avant la guerre.
Les Allemands ont méconnu toutes ces notions fondamentales quand, au début du récent conflit européen ils se crurent certains de la neutralité de l’Angleterre en proie à des luttes politiques et au seuil d’une guerre civile avec l’Irlande. Ils commirent la même erreur en considérant la France alors profondément divisée par des luttes religieuses et sociales, comme une proie facile. Les dirigeants germaniques ne prévoyaient pas que l’âme ancestrale unifierait tous les partis contre l’agresseur.
Nous donnerons au cours de cet ouvrage bien d’autres exemples des applications de la psychologie.
Pour agir sur les peuples on peut, comme le firent les Allemands, utiliser les menaces, la violence et la corruption. Ces moyens de forcer la conduite sont parfois efficaces mais ils n’ont qu’une valeur transitoire et incertaine.
La psychologie possède des procédés plus sûrs et n’impliquant aucune violence. Nous les énumérerons dans un de nos chapitres.
Déterminer les caractères de chaque nation, les limites de leur variabilité et les moyens d’agir sur elle devrait être un des plus essentiels fondements de la politique. Cette détermination est évidemment difficile puisque la psychologie des plus grands pays, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Amérique, notamment, était, avant la guerre, très ignorée. Nous ne nous connaissions pas davantage nous-mêmes et il ne faut pas trop s’en étonner, car se connaître fut toujours plus malaisé que de connaître les autres. Il est même bien difficile de prévoir avec certitude quelle conduite on tiendra dans une circonstance donnée avant l’apparition de cette circonstance.
Quelques hommes d’État, d’ailleurs peu nombreux, ont réussi au cours de l’histoire à déterminer avec justesse la psychologie des divers peuples et ce fut une des principales causes de leurs succès. Du caractère d’une nation, en effet, dépendent les institutions qu’elle peut accepter et les moyens permettant de la diriger.
S’il est peu aisé de connaître la mentalité d’un peuple, c’est que les œuvres littéraires, artistiques et scientifiques qui révèlent son intelligence, ne traduisent nullement son caractère. Or, les hommes se conduisent avec leur caractère, non avec leur intelligence et il n’existe aucun parallélisme entre ces deux régions de la personnalité.
Si cette vérité n’était pas généralement oubliée on se serait moins étonné, au début de la guerre, de voir un peuple possédant une civilisation très haute commettre les actes de basse férocité qui ont indigné le monde. On semblait surpris alors que l’âme d’un savant pût recouvrir les instincts d’un barbare. Les psychologues connaissaient cette possibilité depuis longtemps, ils savaient aussi que le vrai caractère des hommes se lit seulement dans leurs actes et nullement dans leurs discours.
Les actes à retenir comme éléments de diagnostic du caractère sont ceux des grandes circonstances et non, je le répète, ceux de la vie journalière où l’homme, étroitement encadré par son milieu, montre mal sa personnalité.
Quels sont, en effet, les mobiles quotidiens de notre conduite ? Par quelles influences sommes-nous guidés ? S’il fallait réfléchir et raisonner avant chacun de nos actes l’existence serait tissée d’incertitudes et d’hésitations.
Il n’en est pas ainsi parce que notre activité journalière se trouve orientée d’après des nécessités diverses : éducation, groupe social, profession, etc. Leur ensemble finit par créer une âme subconsciente plus ou moins artificielle mais qui, dans les circonstances habituelles de la vie, constitue notre vrai guide.
Les éléments fondamentaux du caractère ont une autre origine. Ils sont engendrés par des influences ataviques et constituent notre armature morale.
Ces éléments sont fixes mais à côté d’eux figurent les éléments mobiles, modifiables par le milieu, les croyances, l’éducation et qui servent à former ces âmes un peu artificielles de la vie journalière dont nous parlions à l’instant.
Cette variabilité mentale enveloppant la stabilité résulte d’une loi biologique très générale. On sait que chez toutes les espèces vivantes, du végétal à l’homme, s’observent des caractères fondamentaux servant à déterminer ces espèces et des éléments variables crées par les artifices de l’éleveur. Les éléments variables se superposant aux caractères invariables les dissimulent quelquefois, mais sans jamais les détruire. C’est de semblables constatations que fut jadis déduite la loi de l’invariabilité des espèces.
Vraie au point de vue anatomique — du moins pour la courte durée de nos observations — cette loi est également exacte dans le domaine psychologique. Les peuples ont acquis au cours de l’histoire, comme les espèces animales et végétales au cours des temps géologiques, des caractères fondamentaux permettant de les classer et à côté de ceux-ci des caractères susceptibles de variations parce que l’hérédité ne les a pas fixés encore.
Les caractères invariables, legs des ancêtres, constituent l’âme collective d’un peuple. Dans les grandes circonstances, celle par exemple où l’existence entière de la race est menacée, cette âme collective prend la direction de nos efforts. Je ne crois pas m’être trop avancé en soutenant jadis que la bataille de la Marne qui, en 1914, sauva la France, fut gagnée par des morts.
Le poids de l’hérédité ne nous domine pas toujours. Sous des influences diverses les éléments mobiles de notre personnalité deviennent parfois prépondérants au point de nous transformer, du moins pour quelque temps.
Les éléments susceptibles de prendre ainsi un développement momentané dominant peuvent avoir soit une origine biologique, tels la faim et divers besoins ; soit une origine affective, tels les sentiments et les passions ; soit une origine mystique, telles les croyances ; soit enfin une origine rationnelle. Cette dernière est généralement trop faible pour dominer les autres influences.
L’histoire montre clairement en effet la faiblesse de la raison dans les grands événements, tels que les croisades, les guerres de religion, la fondation de l’islamisme et la dernière guerre.
Ce n’est pas à la raison évidemment qu’il faut attribuer la genèse de tels événements. Le jour où elle guidera les peuples semble encore lointain. Les découvertes scientifiques réalisées depuis un siècle ont un peu illusionné sur son rôle social. Prépondérante dans les laboratoires, la raison exerce une action très restreinte sur la conduite parce que les éléments biologiques, affectifs et mystiques qui nous mènent sont beaucoup plus puissants qu’elle.
L’apparition de la raison dans le monde étant récente, alors que les besoins, les sentiments et les passions remontent à l’origine de la vie, il est naturel que par leur accumulation héréditaire ils aient acquis un poids contre lequel l’intelligence est rarement assez forte pour lutter.
Les grands événements historiques rappelés plus haut ne démontrent pas seulement la domination exercée par certains éléments affectifs ou mystiques sur la conduite. Ils justifient aussi la loi psychologique suivante :
Quand sous des influences diverses, un des éléments de la personnalité prend une importance prépondérante, il annihile momentanément l’action des autres et devient le régulateur exclusif de la conduite.
Cette loi se vérifia surtout aux époques de crises, comme celle de la Révolution française. La tourmente passée, ses auteurs n’arrivaient plus à comprendre leurs actes.
L’orientation de toutes les facultés dans un sens unique peut créer une grande force, surtout quand cette orientation est collective. On le vit notamment lorsque d’obscurs nomades de l’Arabie, hypnotisés par une foi nouvelle, envahirent le monde et fondèrent un immense empire. Toutes leurs facultés et leurs efforts étaient dominés par cette nécessité mystique : imposer l’adoration d’Allah.
L’entreprise tentée par les pangermanistes rappelle, sous plus d’un rapport, celle des disciples de Mahomet. Obéissant aux mêmes influences psychologiques, ils prétendaient eux aussi asservir le monde au nom d’une mission divine et d’une supériorité supposée de leur race.
Une guerre presque universelle comme celle dont nous avons vu se dérouler le cours laissera nécessairement subsister certains changements dans les éléments du caractère des peuples susceptibles de variations. Quels seront ces changements ?
Ils varieront suivant la mentalité des races. Je ne les prévois pas profonds chez les Anglais, dont l’âme a été très stabilisée par le passé. Si prolongée que fut la lutte et les perturbations qu’elle entraîna, son influence ne pouvait contrebalancer celle, de ce passé.
Il est moins facile de se prononcer à l’égard de peuples tels que les Américains dont le caractère national, avant l’entrée dans le conflit, n’était pas très homogénéisé encore. La guerre aura été pour eux un puissant agent d’unification.
On ne peut savoir encore cependant si ce pays, jadis fort pacifique, va acquérir des instincts militaires et conquérants.
Les nations dont je viens de parler avaient plus ou moins acquis par l’hérédité, le milieu, l’éducation, une armature mentale stable. Elles possèdent ce que j’ai appelé jadis une discipline interne et, sachant se gouverner elles-mêmes, n’ont pas besoin de subir la discipline externe imposée par un maître.
Cette possession d’une discipline interne a toujours constitué une des grandes supériorités du civilisé sur le barbare.
La discipline interne est la base de la morale inconsciente, c’est-à-dire de la seule vraie morale. Les Romains dans les temps anciens, les Anglais dans les temps modernes, sont des exemples de peuples ayant acquis cette forme de discipline.
Ceux qui ne la possèdent pas ne peuvent être guidés dans la vie sociale que par une discipline externe suffisamment énergique pour leur donner l’orientation qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes. Tels furent, dans l’antiquité, ces Asiatiques que la Grèce et Rome qualifiaient justement de barbares. Tels, à l’époque moderne, les Mogols et les Russes. Ces peuples ont connu des heures de prospérité, mais de prospérité éphémère parce qu’elle dépendait uniquement de la valeur d’un chef assez fort pour transformer momentanément en bloc solide une poussière d’âmes incertaines. Le chef disparu, le bloc s’effondrait.
Le sinistre écroulement de la Russie montre clairement ce que deviennent les nations sans passé, sans traditions, sans éducation, et par conséquent sans discipline interne, soustraites brusquement à la tutelle qui maintenait leur agrégation. C’est alors le chaos et l’anarchie avec toutes ses violences. Les passions, qu’aucun frein ne contient plus, se déchaînent. Chacun détruit ce qui le gêne. Les meurtres, les incendies sont commis librement et un peuple qui s’élevait lentement vers la civilisation retombe dans la barbarie.
Pour tontes ces nations sans armature morale, sans caractères bien fixés, il est inutile d’essayer de déterminer les changements que la lutte mondiale engendrera. Amorphes dans le passé, elles resteront amorphes dans l’avenir. Leur sort dépendra des maîtres qui orienteront leurs destinées.
La guerre ne se borne pas à développer divers éléments du caractère des peuples. Elle met aussi en lumière leurs défauts et fait comprendre la nécessité de s’en guérir.
S’il est presque impossible de transformer les éléments fondamentaux d’une race, fixés depuis longtemps par l’hérédité, il est au moins possible d’agir sur leur orientation.
Les moyens à employer ne sont pas nombreux. Ils se ramènent à l’influence des croyances, du régime militaire et de l’éducation.
Si je ne fais pas figurer les institutions dans cette énumération c’est qu’elles constituent des effets et non des causes. Les Républiques latines de l’Amérique ont cru remédier à leur anarchie politique et mentale en adoptant des constitutions voisines de celle des États-Unis. Elles n’ont fait qu’accroître cette anarchie.
Nous sommes victimes d’ailleurs de la même illusion psychologique, quand nous prétendons imposer nos institutions et nos codes aux Arabes, Berbères, Malgaches et nègres de nos colonies.
Des trois éléments d’action que j’ai mentionnés les croyances — croyances religieuses ou politiques — sont les plus influentes. Nous avons déjà rappelé que le Coran transforma un peuple de nomades en armées assez fortes pour subjuguer une partie de l’Europe et de l’Asie.
La puissance expansive de la Révolution française tint également à ce qu’elle constituait pour ses propagateurs une croyance nouvelle dominant leurs âmes.
La création de ces croyances étant inaccessible à l’action des gouvernements il ne reste que deux moyens d’agir sur les caractères et d’unifier les âmes : le régime militaire et l’éducation.
Ce furent justement les moyens employés par la Prusse, surtout après avoir absorbé l’Allemagne. Le fouet à l’école, le bâton à la caserne, représentent deux grands éléments de la formation mentale de l’Allemagne moderne.
Elle y perdit son indépendance mais y gagna des qualités d’ordre, de vigilante attention, de patience, de minutie, de discipline qui, par suite de l’évolution industrielle du monde, constituent précisément les qualités actuellement nécessaires à la prospérité des peuples.
Si les rudes moyens employés par la Prusse étaient indispensables pour acquérir certaines qualités, la plupart des peuples renonceraient à les acquérir, mais l’Amérique qui n’a jamais connu ni le bâton à la caserne, ni le fouet à l’école, montre qu’il est possible d’atteindre un haut degré de développement et de perfectionnement technique, simplement par une éducation appropriée aux nécessités de l’âge moderne.
Il n’est pas exagéré de dire que la guerre nous a fait découvrir une Amérique mentale à peine soupçonnée.
Je ne parle pas seulement des qualités héroïques d’armées improvisées, tenant tête aux troupes les plus aguerries de l’univers, mais des connaissances scientifiques et industrielles dont ces armées firent preuve. Nous les vîmes écartant nos routinières méthodes et les entraves d’une lourde bureaucratie, créer sur notre sol des villes, des chemins de fer, des ports de mer, des usines, sans se laisser jamais arrêter par les difficultés.
L’Amérique a ainsi montré ce que valait son éducation. C’est à elle désormais qu’il faudra souvent demander les professeurs et les modèles cherchés jadis en Allemagne[1].
[1] Le rapide exposé qui précède montre le rôle capital des connaissances psychologiques dans le gouvernement des peuples. Si la psychologie classique est justement dédaignée, c’est qu’elle ne se compose guère que de spéculations théoriques sans application aux réalités de la vie. Les rares ouvrages de psychologie appliquée publiés jusqu’ici comptent au contraire beaucoup de lecteurs et, malgré leurs occupations, des hommes d’État éminents se chargent eux-mêmes de les traduire. Ma Psychologie des foules a été traduite en arabe par Fathy-Pacha, ministre de la justice au Caire, et en japonais par M. Motono alors ambassadeur du Japon et plus tard ministre des affaires étrangères. Ma Psychologie de l’éducation a été traduite en russe sous la direction du Grand Duc Constantin alors président de l’Académie des Sciences de Saint-Péterabourg. M. Roosevelt, ancien président des États-Unis, a bien voulu me dire que pendant sa présidence et durant ses voyages, mon petit volume, Les lois psychologiques de l’évolution des peuples, ne l’avait jamais quitté. Je cite ces faits pour engager nos jeunes professeurs dans une voie fort peu parcourue et où les découvertes sont faciles.