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Psychologie des temps nouveaux

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LIVRE VII
LA DÉSORGANISATION POLITIQUE DE L’EUROPE

CHAPITRE I
Premières difficultés du problème de la paix.

S’il est exact que la véritable durée de la vie ne se mesure pas au nombre des jours, mais à la variété et à l’intensité des sensations accumulées pendant ces jours, on peut affirmer que les hommes d’aujourd’hui auront connu une vie singulièrement longue.

Ils ont contemplé, en effet, des choses que l’humanité n’avait pas encore vues et ne reverra probablement jamais.

Certes, le monde a plus d’une fois subi des bouleversements profonds. De grands empires ont sombré dans l’oubli, les peuples ont transformé leurs institutions et changé leurs dieux. Des civilisations brillantes ont péri tour à tour. Mais tous ces changements s’effectuaient lentement. L’empire romain mit des siècles à se désagréger et en réalité, il ne disparut jamais tout entier.

Aujourd’hui nous avons assisté à une série de catastrophes instantanées si loin des phénomènes prévisibles qu’elles eussent été considérées comme miraculeuses aux âges de foi.

Un esprit très perspicace aurait pu prédire avant la guerre la désagrégation de l’Autriche, peut-être aussi celle de la Russie et de la Turquie, mais comment eût-il soupçonné le brusque désastre de la formidable Allemagne ? Elle était arrivée au faîte de la puissance et le monde semblait menacé de subir ses lois. Puis en quelques semaines, vaincue partout, elle s’écroulait dans la honte et la désolation.

Cette succession de bouleversements engendrera sans doute de redoutables lendemains. Quels seront ces lendemains ? Que va devenir, par exemple, en Autriche, cette poussière de petites nations rivales issues de la grande puissance qui les avait agglomérées après de séculaires efforts ?

Si les leçons du passé devaient servir de guide on pourrait dire que l’Europe est menacée d’une série de guerres rappelant celles, livrées depuis le moyen âge, pour constituer avec de petits États les grands empires dissociés aujourd’hui.

Mais le monde a tellement évolué que les lois du passé ne semblent plus capables de régir l’avenir. Des principes nouveaux sont nés et, au nom de ces principes, les institutions et les croyances vont subir sans doute des transformations imprévues.


Les difficultés créées par la paix apparaissent considérables. Énumérons-en quelques-unes.

Une des premières, surtout en ce qui concerne l’Autriche, sera d’établir des relations pacifiques entre les États issus de sa désagrégation. Cet empire si ancien et si vaste s’est dissocié en petites provinces d’importance inégale, habitées par des populations : Slaves, Hongrois, Allemands, etc., qui se détestent profondément.

La situation de tous ces États restera longtemps précaire. Les Alliés eussent certainement beaucoup gagné à garder une Autriche affaiblie, sans doute, mais conservant l’organisation et les traditions qui donnent à un peuple sa stabilité.

Songer à une fédération de tous ces fragments de nations, est bien difficile. Ils sont séparés par des intérêts trop opposés et des haines séculaires trop violentes.

Avec les idées nouvelles sur les nationalités, impliquant pour chaque pays le droit de réclamer son indépendance, il est probable, comme je le disais plus haut, que toutes ces minuscules nations retourneront aux lointaines périodes de l’histoire où l’Europe entière était divisée en petits États toujours en lutte. Mille ans de guerres avaient été nécessaires pour les agglomérer.

L’Autriche et aussi la Russie semblent donc menacées de revenir à la phase d’évolution où se trouvait la France lorsqu’elle était composée de provinces indépendantes et rivales Normandie, Bourgogne, Bretagne, etc. L’avenir seul dira si cette régression, dont les discours des hommes politiques affirment la nécessité, constituera un progrès. J’en doute fortement.

Vis-à-vis de la Russie, les difficultés politiques ne seront pas moindres qu’en Autriche. Aucun pouvoir organisé n’a voulu traiter avec les dictateurs héritiers de la puissance des tzars. Il sera aussi malaisé de traiter avec les ébauches de petites républiques instables qui naissent chaque jour sur son sol et paraissent vouées à une existence éphémère. Comment, d’autre part, empêcher l’Allemagne de transformer la Russie en une colonie allemande ainsi qu’elle le tentait avec un succès croissant avant la guerre ?


Les difficultés à l’égard de l’Allemagne se révèlent d’un autre ordre, mais également considérables.

Le principal problème pour les alliés sera de l’empêcher de redevenir assez forte pour être dangereuse.

Tâche ardue. Vainqueur à Iéna, Napoléon croyait bien avoir paralysé la Prusse. Et cependant, peu d’années après sa défaite, notre éternelle ennemie avait reconquis son ancienne puissance.

Ce n’est pas assurément de suite que l’Allemagne reprendra la poursuite obstinée de son rêve d’hégémonie. Elle en est encore à cette phase d’incertitudes où le doute vient ébranler les plus solides croyances. Ses historiens, ses philosophes, ses chefs militaires lui avaient enseigné qu’étant supérieure à tous les peuples, elle avait le droit de les asservir. D’éclatantes victoires semblèrent au début justifier les prétentions de son orgueil.

Le réveil fut terrible. En quelques mois un échafaudage d’illusions s’est effondré sous la plus humiliante capitulation. Jamais, dans la suite des âges, un peuple n’était tombé si bas après s’être élevé si haut.

Les armes matérielles sont arrachées des mains de l’Allemagne pour longtemps, mais elle possède encore avec sa capacité industrielle cet arsenal d’armes psychologiques que nous avons étudiées dans un précédent chapitre et dont j’ai montré qu’elles sont plus efficaces parfois que les canons.

Que les dirigeants futurs de l’Allemagne soient impérialistes, démocrates ou socialistes, ils songeront toujours à la revanche et tâcheront de réduire la force de leurs adversaires en propageant chez eux des doctrines politiques capables de les désagréger.

L’illustre ministre français qui a tant fait pour obliger la victoire à changer de camp avait une lumineuse vision du danger qui nous menace lorsque le jour même de l’armistice il prêchait l’union des partis.

Nous avons miraculeusement triomphé du plus formidable danger qui ait menacé la France depuis les origines de son histoire. La Prusse rêvait l’anéantissement de notre pays comme puissance politique et la destruction par le feu de sa capitale. Bien que durement vaincue, elle ne renoncera pas, on ne le répétera jamais trop, à poursuivre le même but.

C’est en ayant bien présente à l’esprit cette menace que nous arriverons peut-être à maintenir l’union nécessaire non seulement entre les divers partis de notre pays mais aussi entre tous les alliés.


La paix, pour être, sinon éternelle, du moins durable, devait différer complètement de celle rêvée par les socialistes. Réalisée suivant leurs doctrines elle n’eût constitué qu’une trêve préparatrice de guerres prochaines.

C’est pourtant une telle paix qu’ils persistent à défendre encore. Le jour même de l’armistice, les militants de la congrégation socialiste adoptaient un ordre du jour où ils demandaient « une paix honorable, une paix de justice, une paix républicaine pour la république allemande ». Ils montraient clairement leurs intentions en se plaçant sous la présidence d’honneur du socialiste allemand Liebknecht.

Un tel aveuglement s’explique difficilement quand on se souvient des conditions de paix que prétendait, en cas de victoire, nous imposer l’Allemagne et qui furent approuvées par leurs social-démocrates.

Bien difficile sera l’union entre les partis qui nous divisent encore. Celle entre les Alliés ne le sera pas moins, en raison de la divergence de leurs intérêts. L’Italie, par exemple, réclame les rivages de l’Adriatique que les Yougo-Slaves réclament également, déclarant ne pouvoir subsister sans eux. La Serbie, la Roumanie, la Grèce ne cessent de réclamer des annexions. Que de contestations en germe.

C’est pour la France, peut-être, que le problème de la paix se trouvera le plus chargé de difficultés. En raison de son voisinage avec l’Allemagne elle reste fatalement la gardienne de l’Europe contre les futures agressions germaniques. Nous avons vu déjà combien cette tâche est lourde.


A toutes ces difficultés politiques, s’ajoutent encore des difficultés économiques que peu de personnes, malheureusement, aperçoivent.

La France est le pays qui a réalisé le plus grand effort pendant la guerre. Elle est aussi celui qui a le plus souffert, non seulement par le nombre des victimes mais aussi parce que ses départements les plus riches, au point de vue industriel ont été méthodiquement dévastés. Sans les réparations imposées aux vaincus nous serions menacés d’une ruine économique complète.

Ces réparations seront impuissantes, d’ailleurs, à rétablir de suite notre prospérité. Il faudra bien des années pour rebâtir nos usines et remettre en état nos mines. Pendant toute cette période, l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne qui n’ont pas été envahies et gardent intact leur ancien matériel pourront reprendre immédiatement leur vie économique, fabriquer des marchandises, les exporter et s’emparer la clientèle qui ne trouvera plus en France les produits dont elle aura besoin. Que de luttes nouvelles à soutenir et que de difficultés avec les réglementations rigides qui nous oppriment de plus en plus.


Ce n’est pas dans un âge de liberté ni de fraternité que l’humanité est entrée.

Rejetée par tous les socialistes et les partisans de l’étatisme, la liberté ne représente plus qu’un incertain symbole. Repoussée par tous les défenseurs des luttes de classe la fraternité reste une illusion sans prestige.

De la triade révolutionnaire, toujours gravée sur nos murs, l’égalité seule a vu son pouvoir grandir. Devenue la divinité des temps nouveaux, elle continuera sans doute à chasser les rois de leurs trônes les dieux de leurs sanctuaires jusqu’au jour où, ne réalisant plus les espérances des peuples, elle périra à son tour.

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