← Retour

Psychologie des temps nouveaux

16px
100%

LIVRE VI
ILLUSIONS POLITIQUES DE L’HEURE PRÉSENTE

CHAPITRE I
Fondements des prévisions formulées sur la destinée des peuples.

Les conséquences de la guerre mondiale grandissent sans cesse et pèseront sur la vie de plusieurs générations. Les conceptions servant jadis de base au droit, à la morale, à la politique, en un mot à tous les éléments de la vie sociale, se désagrègent chaque jour.

Comment les remplacer ? Où trouver ces principes directeurs sans lesquels aucune civilisation n’est possible ? L’art de la politique étant très incertain encore, les gouvernants n’ont guère d’autres guides que des impressions dérivées de leurs sentiments et de leurs croyances.

Impressions et croyances sont des phénomènes mobiles et variables comme tout ce qui émane de la vie. Leur domaine reste étranger à la science, parce qu’il n’est susceptible ni de définitions exactes ni de mesures.

Confinée surtout dans le cycle des choses mortes, la science se constitua par le passage du qualitatif au quantitatif. Alors que le qualitatif s’évalue seulement suivant les impressions dépendant de notre tempérament, le quantitatif se traduit en grandeurs susceptibles de mesure. Sur ces grandeurs mesurables la science édifie ses lois.

L’incertitude règne toujours dans les phénomènes pour lesquels il est impossible de découvrir une unité de mesure : « La politique, disait le ministre anglais Balfour, ne pourrait devenir une science que s’il existait une unité de bonheur. »


La sociologie a fait de persistants efforts pour atteindre les progrès réalisés par la science en passant du qualitatif au quantitatif, mais ses mesures ne portent que sur des résultats déjà réalisés et non sur les causes qui les déterminèrent.

Elle est incapable surtout d’évaluer en chiffres la force des sentiments et des passions dirigeant la conduite.

Tous les progrès de la science sont liés à ceux accomplis dans les procédés de mesure. Certaines découvertes, telles que l’immense extension du domaine de la lumière invisible, ne devinrent possibles que quand le bolomètre permit de mesurer le millionième de degré.

En dehors des mesures qui servent à constater la grandeur et l’évolution des phénomènes, les sciences physiques réalisent leurs découvertes en s’appuyant sur l’observation et l’expérience.

Les sciences dites sociales prétendent bien employer les mêmes méthodes. Mais leurs expériences ne pouvant, comme celles des laboratoires, être répétées à volonté, n’ont qu’une médiocre utilité. Les observations ne possèdent pas une valeur plus grande parce que, effectuées sur des époques et des peuples différents, elles exposent à d’illusoires analogies. C’est pourquoi les leçons de l’histoire sont si rarement d’utiles leçons.

On ne saurait donc s’étonner de voir des hommes facilement d’accord sur les phénomènes scientifiques, diverger profondément sur des questions fondamentales de politique. Pour les principes scientifiques leurs guides étaient sûrs. En politique, ils ne sont guère dirigés que par les opinions de leur groupe, des convoitises, des sympathies ou des haines.

De telles influences suffisent pourtant à créer des convictions très fortes. Le sénateur Herriot disait avec raison, dans un de ses discours, que le domaine de la politique n’est pas du tout celui de l’intelligence.

Et cependant le monde marche, les hommes vivent, les événements enchaînent leur cours. A défaut de certitudes scientifiques inconnues dans le domaine moral, les peuples sont bien obligés de se laisser guider par d’autres certitudes. Fictives souvent, puissantes toujours, elles dérivent des idées qu’à chaque époque l’humanité se fait des choses.

Nous sommes arrivés à une période où les idées erronées ont des répercussions indéfinies et peuvent même, la Russie le prouve, déterminer la ruine des plus grandes nations.


Prévoir, au moins dans certaines limites que nous marquerons bientôt, n’est cependant pas impossible. L’observation démontre malheureusement que ces prévisions ne sont jamais crues. L’antique sagesse des peuples l’avait déjà dit dans la célèbre légende de Cassandre et d’Apollon.

Pour atténuer la rigide vertu de la jeune Cassandre, Apollon avait imité les amoureux de tous les âges en se faisant précéder d’un don. Il était constitué par la faculté de prédire l’avenir.

Jugeant sans doute insuffisant cet immatériel cadeau, la blonde fille d’Hécube éconduisit son donateur.

Le maître du Soleil résolut de se venger. Ne pouvant, de par les décrets de Jupiter, retirer la faculté divinatoire accordée il décréta que les prédictions de Cassandre ne seraient jamais crues.

Ce fut en réalité une dure vengeance. L’infortunée princesse prévoyait toutes les catastrophes et ne pouvait les empêcher puisqu’on n’ajoutait foi à aucune de ses prévisions. Pour ne l’avoir pas écoutée ses compatriotes perdirent leur cité et Agamemnon fut victime de Clytemnestre.

J’imagine que les philosophes solitaires, auxquels la réflexion permet de pressentir quelquefois l’enchaînement des événements, éprouvent des sentiments voisins de ceux jadis ressentis par Cassandre. Ils doivent se dire que l’arrêt d’incrédulité d’Apollon s’étend sans doute à toutes les prédictions des mortels essayant de dévoiler aux peuples les futurs dangers qui les menacent.

L’histoire montre, en effet, que les prédictions ne sont jamais écoutées alors même qu’elles s’appliquent aux événements les plus faciles à pressentir. On se souvient de Quinet lisant à travers « les signes qui sont dans le fond des choses » et bien avant Sadowa et Sedan, le redoutable danger dont nous menaçait l’Allemagne.

Sans remonter si loin il ne faut pas oublier qu’aucun des observateurs qui prédisaient la fatalité de la guerre actuelle et la nécessité de s’y préparer ne furent écoutés.

Jugeant leurs avis méprisables, pacifistes et socialistes continuèrent l’œuvre néfaste de dissociation des forces nationales. Un an à peine avant le conflit, un de nos professeurs les plus réputés de la Sorbonne publiait un long article où il prétendait prouver qu’une guerre avec l’Allemagne était complètement impossible. Ses savants collègues partageaient trop son opinion pour songer à la combattre.

Bien d’autres prévisions ne furent pas davantage entendues[7].

[7] Plusieurs journaux ont reproduit des pages de ma « Psychologie politique », publiée il y a quinze ans, où était annoncé, non pas seulement la guerre actuelle, ce qui était facile, mais aussi, ce qui l’était moins, la forme sauvage qu’elle revêtirait. Voici comment je décrivais les futurs confits : « Mêlées formidables ignorant la pitié et dans lesquelles des contrées entières seront méthodiquement ravagées jusqu’à ce qu’elles ne renferment ni une maison, ni un arbre, ni un homme. »

Il serait inutile maintenant d’exposer les raisons sur lesquelles je fondais cette prédiction si contraire aux idées humanitaires alors régnantes.


Au cours d’un des sermons qu’il prononce quelquefois du haut de la chaire d’une petite église de son village, le premier ministre de l’empire britannique, M. Lloyd George, après avoir montré ce que coûta le manque de prévision qui empêcha la préparation à la guerre, ajoutait :

« Ne commettons pas la même faute pour la paix, les erreurs que nous pourrions commettre en entrant dans la période de paix sans préparation, seraient encore plus désastreuses. Ce que nous ferons alors sera plus permanent. Nous donnerons une direction et une forme définitive aux choses, et comme le monde sera à ce moment-là dans un état de fusion, il se refroidira très rapidement et la forme qu’il prendra durera longtemps. »


Dans quelles limites les événements généraux qui déterminent l’histoire des peuples peuvent-ils être prévus ?

Si compliqués que soient ces événements, ils se trouvent dominés le plus souvent par quelques causes essentielles, analogues à ces grandes lois fondamentales de la physique, riches en résultats, bien que peu nombreuses. C’est ainsi, par exemple, que les lois de la thermodynamique formulées en quelques lignes régissent un ensemble de faits dont l’exposé complet demande plusieurs volumes.

La notion moderne de lois naturelles a fait disparaître l’encombrante légion de divinités capricieuses imaginées jadis pour expliquer tous les phénomènes, depuis la croissance des moissons jusqu’aux fureurs de l’océan.

De tous les dieux antiques le hasard reste le seul encore redouté aujourd’hui. On le fait intervenir d’ailleurs seulement quand les événements résultent de causes inconnues, ou trop nombreuses pour que des effets issus de leurs actions réciproques puissent être calculés.

Mais alors même que l’enchevêtrement des causes constituant le hasard semble inaccessible à nos investigations, il n’est pas impossible d’en déterminer les effets, à la simple condition que ce hasard puisse être interrogé un nombre suffisant de fois.

C’est justement ce que font les statisticiens en construisant d’après les données de l’expérience leurs tables de natalité, de criminalité, d’exportation, etc. Applicables au passé, elles le sont aussi à un prochain avenir.

Ces arides colonnes qu’aucune rhétorique n’anime en disent plus, cependant, sur la situation morale d’un peuple et sur son avenir que de longs discours. Elles ne nous révèlent pas la raison des choses, mais permettent de prévoir l’apparition de ces choses.

La plus sagace des sibylles antiques ne pouvait dire au tremblant visiteur qui l’interrogeait quand se termineraient ses jours et un savant moderne n’y parviendrait pas davantage. Mieux renseigné pourtant que les sibylles, il arrive à lire avec certitude dans ses tables le nombre des personnes d’un âge déterminé destinées à mourir fatalement dans un temps donné. Il sait y lire aussi le nombre des crimes, des morts violentes, des mariages, etc., qui, pour tel ou tel pays, seront observés dans un avenir rapproché.

Toute la vie matérielle et morale d’un peuple peut se traduire en courbes souvent susceptibles, comme je l’ai montré ailleurs, d’être formulées en équations. On peut donc énoncer la loi suivante :

Impossibles pour les événements individuels, les prévisions sont souvent faciles pour les événements collectifs.


Les constatations précédentes montrent que les phénomènes sociaux se déroulent, comme les phénomènes physiques, sous l’influence de lois invariables. Elles montrent aussi que des observations très multipliées sont nécessaires pour découvrir ces lois. Or, l’histoire se compose surtout de faits particuliers qui ne se répètent pas et c’est pourquoi l’imprévisible la domine.

Mais si, dans l’état actuel de la science, il serait illusoire de parler de grandes lois historiques, on ne peut nier pourtant que la connaissance du caractère des peuples permet souvent de déduire leurs futures réactions en présence de certains événements, et par conséquent de prédire la direction générale de leur destinée.

De telles prévisions sont facilitées encore par l’application de certains principes généraux, suffisamment vérifiés au cours des âges. Nous sommes assurés, par exemple, que l’anarchie engendre toujours la dictature. On eût donc pu aisément prédire pendant la période sanglante de notre grande révolution, qu’elle se terminerait par la domination d’un maître.

En se basant sur des principes différents mais aussi sûrs, il eût été également facile, quelques années plus tard, de prophétiser que l’artificiel empire de Napoléon ne durerait pas plus que celui de Charlemagne. Très facile encore de prédire que l’hégémonie militaire mondiale rêvée par l’Allemagne ne présentait aucune chance de réalisation durable.

Mais, comme je le rappelais plus haut à propos de Cassandre, alors même qu’il existerait des esprits assez sagaces pour déchiffrer le livre du destin leur science ne servirait à personne. Les peuples n’acceptent que les vérités qui leur plaisent et les hommes d’État moderne sont trop esclaves de l’opinion pour en rechercher d’autres.

Chargement de la publicité...