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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE IV
Le projet d’une Ligue des Nations et ses premiers résultats.

La Ligue des Nations, que le Congrès de la Paix aurait fini par constituer sans l’opposition de l’Amérique, n’était en réalité qu’une alliance entre quelques nations et nullement, je viens de le montrer, une Société des Nations analogue à celle dont les diplomates avaient si souvent parlé.

Un mémoire publié en Angleterre par le vicomte Grey rapporte les réflexions d’un roi nègre qui, soumis à la puissance anglaise, s’indignait de ne plus pouvoir faire d’incursions chez ses voisins pour les tuer, les piller, puis chargé de butin, effectuer une rentrée triomphale dans sa tribu.

Le narrateur de cette histoire remarque très justement que les théories du roi nègre sur les relations entre peuples voisins étaient exactement celles pratiquées encore par les nations les plus civilisées.

Elles sont conformes surtout à l’enseignement des philosophes, des historiens et des généraux germaniques. Depuis de longues années, ils prêchaient dans leurs livres l’utilité d’une guerre destinée à enrichir et agrandir l’Allemagne aux dépens des autres pays.

C’est pour combattre des conceptions devenues contraires à l’évolution du monde moderne que la Ligue des Nations, destinée à se transformer plus tard en Société des Nations, chercha les moyens capables de contenir les besoins, les passions et les croyances qui, à certains moments, soulèvent l’âme des peuples et les précipitent les uns contre les autres.


La nature ne s’est pas évidemment efforcée d’établir entre les hommes une fraternité probablement contraire à ses buts mystérieux. Mais, plus fortes que la nature, les sociétés avaient réussi à édifier dans leur sein des barrières inhibitives étayées de codes rigoureux. Elles triomphaient ainsi des haines individuelles et obligeaient les membres de chaque société à se respecter.

Les prescriptions des codes mirent longtemps à s’imposer, mais grâce à la stabilisation mentale que l’hérédité finit par créer, elles avaient acquis une puissance très grande. Les forces biologiques, affectives et mystiques génératrices de la conduite, arrivèrent alors à s’équilibrer au sein de chaque nation et un ordre durable put s’établir.

Comment établir un tel code entre les nations ? Comment arriver à le faire respecter.

La tâche serait facile si les peuples étaient guidés par les seules lumières de la raison ; mais ils ont pour moteurs, il faut le répéter toujours, des besoins, des sentiments, des croyances possédant chacun des formes de logique spéciale qui ne s’influencent pas. La raison réussit quelquefois à les dominer, mais le plus souvent elle se met à leur service. La guerre mondiale l’a, une fois de plus, montré.


Examinons sommairement le projet de Ligue des Nations, les critiques qu’il a soulevées, les illusions et les réalités qu’il contient.

Le projet de Ligue des Nations formulé par la conférence de la paix étant, comme le remarquait justement l’ancien président des États-Unis, M. Taft, rédigé « en patois diplomatique », sa lecture n’est pas facile. Un sénateur américain a même prédit que les signataires de ce document se querelleraient bientôt pour en interpréter le sens.

Dégagé de son obscure gangue, le projet peut se résumer dans les points suivants :

La Ligue des Nations se composerait d’abord de tous les États alliés. Plus tard, d’autres États pourront y être admis, mais à la condition que les deux tiers des associés y consentent.

La guerre entre les membres associés serait empêchée par un tribunal arbitral.

Toutes les ressources militaires, financières et économiques des associés seraient réunies contre l’agresseur.

Les objections n’ont pas manqué à ce projet, surtout en Amérique.

Le sénateur Knox croit que la Ligue, telle qu’elle a été conçue, « loin d’empêcher les guerres, les rendrait inévitables ».

« Le résultat forcé de l’exclusion des puissances centrales sera, dit-il, de les unir plus étroitement pour leur protection mutuelle, ce qui conduira inévitablement à la formation d’une seconde Ligue des Nations. Nous verrons donc, dans un avenir prochain, deux grandes Ligues des Nations, deux camps opposés se préparer à une nouvelle et encore plus terrible guerre. »

Un journal français faisait une critique analogue quand il disait qu’en face de l’édifice idéaliste et délicat dont nous essayons de jeter les fondements, l’Allemagne, avec l’Autriche et divers pays, « va construire un édifice de domination, trapu et d’un seul tenant ».

M. Hugues, premier ministre d’Australie, n’a pas été plus indulgent pour le projet du congrès :

« Qui oserait dire qu’une Ligue fondée sur des mots est plus forte que celle basée sur des faits ? que la Ligue des Nations sortant d’un document écrit et dont la force doit être éprouvée est à comparer avec cette grande Ligue de facto des Nations qui, cimentée dans le sang, nous a conduits, à travers une longue suite d’épreuves, à la victoire finale ? »

L’hostilité du Sénat américain contre le projet de Ligue formulé par la Conférence paraît tenir à ce qu’il ne veut pas que l’Amérique s’engage à intervenir encore dans les affaires de l’Europe. Elle tient aussi au désir de voir, dans l’intérêt des relations commerciales, la puissance industrielle de l’Allemagne renaître rapidement.

Voici le texte de la réserve de M. Lodge qui fut votée au Sénat par 46 voix contre 33 :

« Les États-Unis n’assument aucune obligation de préserver l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de n’importe quel autre pays ou d’intervenir dans des controverses entre nations, membres de la Ligue ou non, d’après les dispositions de l’article 10, ou de se servir des forces militaires ou navales des États-Unis, d’après n’importe quel article du traité pour n’importe quel but, à moins que pour chaque cas particulier, le congrès, qui, aux termes de la Constitution, a seul pouvoir de déclarer la guerre ou d’autoriser l’emploi des forces militaires ou navales des États-Unis, n’en décide ainsi par acte ou résolution. »

Nous sommes loin des chimériques promesses de M. Wilson.


Il n’est pas sans intérêt de savoir ce que les Allemands pensent d’une Ligue des Nations, destinée à assurer la paix. Leurs conceptions se trouvent bien résumées dans l’extrait suivant d’un article du docteur Selig, publié par les Hamburger Nachrichten (28-9-1918) :

« Non, il n’y a point de paix perpétuelle, il n’y a que des paix temporaires, et le chemin qui y conduit, c’est la voie sanglante de la guerre et non point l’anémique théorie des idéologues. Les problèmes qui bouleversent la terre et ses habitants, c’est l’épée qui les tranche, et non point le vote. »


La ligue des Nations, qui n’est actuellement qu’un projet d’alliance entre quelques nations, n’assurera peut-être pas une paix bien longue. Elle aura, cependant, si elle arrive à se constituer, ce que nous ignorons encore, des conséquences utiles.

La première sera de préparer les idées directrices de l’avenir en faisant naître ce que le président des États-Unis appelait une psychologie internationale.

Cette psychologie nouvelle résulterait de la foi mystique des peuples dans la puissance de la Ligue des Nations, beaucoup plus que des nouveaux principes de droit promulgués.

En attendant cette transformation mentale dont l’éclosion est probablement lointaine, le droit restera une entité conçue par chaque nation suivant sa mentalité et les événements de son histoire.

Il est visible, par exemple, comme je l’ai déjà rappelé plusieurs fois, que les conceptions du droit chez les Germains diffèrent beaucoup de celles des autres peuples.

Cette formule du célèbre juriste Jhering : « La puissance du vainqueur détermine le droit », leur semble traduire une vérité évidente. Pour Nietzsche, « un peuple n’a de devoir qu’envers ses égaux. A l’égard des êtres inférieurs et des étrangers, on peut agir à sa guise ».

La plupart des philosophes et des historiens de l’Allemagne ont toujours enseigné les mêmes principes.

Il faut bien reconnaître avec eux que depuis les débuts de l’Histoire, le seul droit reconnu dans les relations entre peuples a été le droit du plus fort.

Nous avons raison de chercher à modifier cette conception ; mais proclamer un droit ne suffit pas à le faire respecter. La mouvante volonté des peuples ne se laisse pas enfermer dans le moule idéal des législateurs. Les cadres rigides des juristes peuvent codifier des coutumes, mais ils ne les créent pas.


Si, sous la poussée des grands événements récents, les idées des peuples venaient à changer, alors, mais alors seulement, leurs conceptions du droit pourraient se transformer. Le droit accepté par une nation est toujours une création de sa mentalité.

Il est donc permis, sans partager tous les enthousiasmes de M. Wilson, de dire avec lui :

« Les pensées des peuples ayant été réunies, il s’est déjà créé une force qui est non seulement très grande, mais qui est formidable, une force qui peut rapidement être mobilisée, une force qui est très efficace lorsqu’elle est mobilisée, une force qui se nomme la force morale du monde. Nous nous trouvons à l’aube d’un nouvel âge dans lequel une nouvelle science de gouvernement rehaussera l’humanité jusqu’à un faîte non atteint de progrès et de réussite. »

On s’aperçoit de la difficulté de légiférer trop vite sur une pareille matière en constatant que, malgré toutes ses bonnes intentions, le Congrès de la Paix, loin d’établir une paix durable, n’a réussi qu’à engendrer de nouveaux germes de conflits ajoutés à tous ceux existant déjà.

Ses décisions ont eu en effet pour résultat immédiat de réveiller les appétits, assoupis par le temps, d’une foule de petites nationalités qui prétendent toutes, maintenant, s’agrandir violemment aux dépens de leurs voisines.

Le Congrès n’a donc fait qu’épaissir encore l’atmosphère de haines dont le monde était enveloppé.

Les conséquences de ces haines se manifestent déjà dans toute l’Europe. Sans parler des peuples que sépare l’horreur créée par des montagnes de cadavres et des dévastations sans pitié, nous voyons se déchirer les nouveaux États à peine formés. Ils n’ont même pas attendu d’être entièrement constitués pour se livrer de féroces combats.

La seule œuvre véritablement utile du Congrès eût été non d’établir une Société des Nations actuellement impossible mais bien de préparer une ligue entre quelques nations, c’est-à-dire une sorte de Société d’assurance contre le peuple qui menacerait la paix du monde.

Si l’Allemagne était convaincue que plusieurs grandes puissances se tourneraient contre elle en cas d’attaque, elle renoncerait sûrement à déclencher cette attaque.


Dans le but de prouver l’efficacité qu’aurait pu avoir une Société des Nations pour empêcher la guerre, M. Wilson, oubliant que cette Société existait déjà et possédait un tribunal à La Haye, assure que « l’Allemagne n’aurait jamais pu déclarer la guerre si elle avait laissé le monde ouvrir la discussion à propos de l’agression de la Serbie, fût-ce seulement durant l’intervalle d’une semaine ». Et il ajoute encore que, si l’Allemagne avait été sûre de l’appui que l’Angleterre apporterait à la France, elle eût renoncé à déchaîner le conflit.

On peut défendre ces opinions ; mais leur auteur est-il bien certain que le conflit retardé n’eût pas éclaté plus tard et, peut-être, dans des circonstances où la France n’aurait pas trouvé d’alliés ? L’affaire du Maroc, l’accroissement constant des forces militaires, et les publications pangermanistes montrent à quel point l’Allemagne préparait la lutte.

J’ai toujours soutenu que l’empereur Guillaume était probablement l’homme qui la souhaitait le moins, mais qu’il ne put résister à la pression de l’opinion. Toute l’Allemagne réclamait la guerre, par la voix de ses historiens, de ses philosophes, de ses généraux et même de ses industriels. Jamais conflit ne fut aussi populaire.

Quand un peuple souhaite la guerre, et les peuples deviennent parfois plus belliqueux encore que leurs gouvernants, aucun tribunal international ne saurait l’empêcher. Un congrès sera toujours bien faible contre la formidable puissance des croyances et des passions qui, à certains moments de la vie des nations, les précipitent les unes contre les autres.

On le voit déjà par les luttes dont je parlais plus haut entre les États nouveaux, que les illusions humanitaires des hommes politiques ont laissé naître. Tous ces petits peuples ont un besoin absolu des Alliés, ils vivent dans une misère profonde, et, cependant, ils ne peuvent s’empêcher de se déchirer avec fureur. Les haines collectives déchaînées par les rivalités d’intérêts, de passions et de croyances restent toujours sourdes à la voix de la raison.


L’unanimité des diplomates et des peuples pour réclamer une ligue des nations, à défaut d’une Société des Nations à laquelle on ne croit plus guère, traduit le désir général d’empêcher le renouvellement des horreurs qui ont ravagé le monde.

J’avais depuis longtemps montré que toutes les théories proposées jusqu’ici comme bases d’une Société des Nations étaient illusoires. Les gouvernants s’en aperçoivent maintenant et sont obligés d’admettre que cette société si elle se constituait différerait bien peu de l’alliance actuelle contre l’Allemagne.

Une telle alliance préparera peut-être la future Société des Nations mais cette dernière ne sera possible comme je l’ai montré qu’avec l’établissement d’un véritable gouvernement international dont la guerre esquissa quelques ébauches.

Mais alors, par voie de conséquence, la notion d’indépendance des États se transformerait. Elle serait de plus en plus remplacée par celle d’interdépendance des gouvernements. Sa caractéristique serait l’abandon d’une fraction de pouvoir de chaque État à des délégués chargés de gérer les intérêts internationaux. C’est un stade nouveau de la vie des nations, ignoré des hommes d’État de tous les âges, que nous verrons sûrement se développer un jour.


Après avoir vainement tenté de créer une paix durable entre les nations, le Congrès songea aussi à l’établir au sein de chaque nation. Dans ce but a été constituée une commission internationale du travail destinée à élaborer la concorde entre les diverses classes de chaque peuple.

Tâche formidable ! Les luttes intérieures sont plus menaçantes maintenant que les luttes extérieures. De grands peuples européens, la Russie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne et d’autres bientôt, sans doute, sont en proie aux déchirements de la guerre civile. Ayant perdu la foi dans les principes qui leur servaient de guides, ils ressemblent au voyageur égaré cherchant à s’orienter au sein d’une nuit profonde.

Devant les explosions de haine qui continuent à ravager l’Europe, un homme d’État japonais éminent, le marquis Okuma, se demande « si la civilisation européenne n’est pas sur le bord d’une ruine définitive et dans une situation analogue à celle où se trouvèrent Rome, l’Égypte et Babylone la veille de leur définitive décadence. »

Malgré l’optimisme de sa volonté, le président Wilson s’est montré parfois aussi inquiet. « Si, dit-il, les hommes ne peuvent pas aujourd’hui, après l’agonie de cette sueur de sang, arriver à être maîtres d’eux-mêmes et à veiller au cours régulier des affaires du monde, nous sombrerons dans une ère de luttes sans espoir ni merci. »

Les conséquences de telles luttes seraient fatales. Les civilisations créées par de longs siècles d’efforts subiraient le sort de grands empires asiatiques qui disparurent définitivement de l’Histoire, après avoir rempli l’univers du bruit de leur renommée.

Il ne faut pas désespérer, pourtant. Il faut espérer, au contraire. L’espoir est une force morale génératrice d’autres forces permettant de triompher des plus durs obstacles. C’est lui qui, malgré toutes les prévisions des sages, nous rendit capables de vaincre la plus formidable puissance militaire que le monde eût jamais connue.

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