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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE IV
Comment se dissipèrent les illusions germaniques sur les avantages des conquêtes militaires.

J’ai eu occasion, dans un autre ouvrage, de montrer que les procédés de conquête et de colonisation se ramenaient à trois formes principales.

La première, pratiquée par tous les peuples antiques, consistait à envahir un pays avec une armée, piller ses trésors et s’emparer des plus vigoureux de ses habitants pour les faire travailler comme esclaves.

On finit cependant par découvrir que ce procédé coûtait cher et rapportait peu. A l’époque de l’Empire, les Romains se bornaient à commercer avec les populations conquises et, en échange d’assez faibles redevances, ils les protégeaient contre les agressions de leurs voisins.

Cette seconde méthode, encore pratiquée de nos jours, est souvent fructueuse ; mais elle entraîne de nombreuses complications, puisqu’il faut d’abord être prêt à soustraire le pays protégé aux agressions possibles de rivaux jaloux, puis l’administrer avec intelligence.

La ruineuse administration de nos colonies prouve aisément que cette dernière opération n’est pas facile.

La troisième méthode de conquête, ébauchée jadis par les Phéniciens, et très développée de nos jours par les Allemands avant la guerre, consiste à laisser aux possesseurs du pays envahi industriellement et commercialement, les dépenses de protection militaire et d’administration. Les envahisseurs récoltent ainsi les bénéfices alors que les anciens occupants gardent pour eux tous les frais de gouvernement. Ces mêmes envahisseurs possèdent d’ailleurs bientôt, dans chacun des pays fructueusement exploités par eux, l’influence politique que donne toujours la richesse.

Il a fallu les révélations de la guerre pour montrer le degré de l’invasion économique réalisée par l’Allemagne et l’immensité des bénéfices retirés par elle de cette méthode d’exploitation.

Les écrivains ne voyant dans l’histoire que des phénomènes rationnels et négligeant l’action des forces mystiques qui la mènent, se demandent encore comment les Allemands ont pu renoncer à des méthodes qui les conduisaient à l’hégémonie économique du monde, pour se lancer dans une guerre ruineuse. L’absurdité de cette entreprise, — toujours en se plaçant au point de vue rationnel — apparaît plus grande encore quand on sait que le principal commerce de l’Allemagne se faisait avec la France et l’Angleterre.

L’explication d’une telle conduite ne s’éclaire qu’en se souvenant de l’influence prodigieuse exercée en Allemagne par la mystique propagande d’hégémonie. On doit se souvenir aussi que ce pays se trouvait dirigé par des principes appartenant chacun à des phases d’évolution fort différentes. Il représentait, en effet, un peuple industriel gouverné par une caste militaire étrangère aux nécessités économiques de l’âge moderne.

Encore imbue des conceptions d’un baron féodal du XIIe siècle, cette caste restait persuadée que la conquête militaire des pays étrangers est aujourd’hui une aussi lucrative opération qu’elle pouvait l’être il y a plusieurs siècles.

L’erreur était évidente pour tous les économistes que n’illusionnaient ni l’ambition des conquêtes, ni les idées mystiques d’hégémonie. Ils savaient fort bien qu’alors même que les armées allemandes seraient arrivées à s’emparer de toutes les capitales du monde, le produit du commerce avec des peuples asservis, dont il aurait fallu sans cesse réprimer les révoltes, eût été bien moins profitable qu’avant la guerre.

Quelques écrivains allemands, dont les premières années de guerre avaient calmé les mystiques fureurs, finirent eux-mêmes par reconnaître la justesse de ces vérités. Ils se demandèrent avec inquiétude si l’administration ou le protectorat des provinces conquises en Belgique et en Russie ne constituerait pas, en dehors de révoltes inévitables, une opération extrêmement onéreuse et de toute façon moins productive que la simple invasion économique, si avancée avant la guerre.

Ces idées se répandaient de plus en plus en Allemagne. Alors qu’elle était encore victorieuse un député au Reichstag se demandait dans un article du Berliner Tageblatt si vraiment l’intérêt de l’Allemagne était de s’annexer définitivement la Belgique, puisqu’au point de vue économique elle l’avait complètement conquise avant la guerre. « Anvers était déjà port allemand. » Il concluait en disant que l’annexion de la Belgique serait plutôt une charge qu’un profit.

Tous les Allemands éclairés sont bien convaincus aujourd’hui que la guerre aurait constitué pour eux, même s’ils avaient été vainqueurs, une très ruineuse opération.

Avant la guerre, sur les dix milliards de marchandises qu’elle exportait, l’Allemagne en écoulait 58 p. 100 dans les pays de l’Entente, et 67 p. 100 de ses importations venaient des mêmes pays. Chez ses alliés et dans ses colonies elle n’exportait pas 13 p. 100 de ses produits. Aucun d’eux n’aurait donc pu remplacer les nations contre lesquelles elle entreprit une guerre dont le côté désastreux lui apparut bientôt.


C’est seulement quand ces idées seront assez fixées dans les âmes pour devenir des mobiles d’action que le monde pourra compter sur une paix durable. Il ne faut la demander ni à la destruction du militarisme qui n’est détruisible que par lui-même, ni à une société des nations, bien impuissante encore, ni à des alliances trop souvent incertaines, comme l’exemple de la Russie l’a montré, ni enfin à des luttes militaires nouvelles, toujours ruineuses quand des millions d’hommes de valeur égale sont en présence.

Ce que ni les armes, ni la diplomatie, ni les théories n’ont pu créer, sera engendré, peut-être, par ces nécessités impérieuses qui de tout temps ont dominé les volontés des hommes. Un peuple ne change pas facilement les concepts qui dirigent sa conduite, mais il n’est plus très sûr de leur valeur quand elles ont accumulé trop de désastres sur lui. L’Allemagne fut progressivement amenée à cette phase critique où, après avoir de plus en plus douté des croyances qui orientaient sa vie, un peuple se voit obligé de les transformer.

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