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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE V
Les conceptions diverses du droit et le problème d’un Gouvernement international.

Les nombreuses dissertations des hommes d’État et des journalistes, depuis les débuts de la guerre, ont fini par faire du droit une sorte d’entité mystique possédant une existence indépendante de celle des sociétés.

Cette vision ne côtoie pas la réalité. Le droit n’est qu’une abstraction dépourvue de fixité. Créé par les nécessités sociales de chaque époque il varie avec elles. Le droit d’aujourd’hui n’est pas le droit d’hier et ne saurait être celui de demain.

Il est peu aisé de donner une définition précise du droit. Des livres récents l’ont vainement tenté. Leur insuccès tient à ce qu’une seule formule ne saurait contenir des choses mobiles et dissemblables.

D’une façon générale, on peut dire que la meilleure définition du droit est encore celle du vieux Digeste de Justinien : « Ce qui dans chaque pays est utile à tous ou au plus grand nombre. »

Cette définition ne peut s’appliquer évidemment qu’à une société déterminée pour un temps donné et nullement aux relations entre peuples différents n’ayant pas d’intérêts communs.

Et c’est pourquoi Pascal, qui n’ignorait sans doute pas Justinien, affirmait que le droit a ses époques, qu’il dépend de la latitude, et que ce qui est vrai en deçà des Pyrénées devient erreur au delà.

Pour arriver à projeter un peu de lumière sur ce difficile sujet, il faut, comme je l’ai déjà fait ailleurs, établir trois divisions fondamentales dans l’étude du droit :

1o Le droit biologique ou droit naturel. Il régit les rapports des animaux entre eux et de l’homme avec les animaux ;

2o Le droit à l’intérieur des sociétés. Sous les noms de code civil, code criminel, etc., il fixe les devoirs des hommes d’une même société ;

3o Le droit à l’extérieur des sociétés ou droit international. Il est supposé régir les rapports des peuples entre eux, mais ne les régit pas, le manque de sanctions l’ayant toujours empêché d’être respecté. C’est précisément parce qu’une fois encore il cessa de l’être que tant de peuples furent récemment en guerre.


Les philosophes allemands et les pangermanistes qui les suivent prétendaient substituer au droit international le droit biologique, c’est-à-dire le droit réglant les rapports de l’homme avec les espèces animales.

Antérieur à toutes les civilisations, ce droit biologique est uniquement basé sur la force. La nature n’en connaît pas d’autre.

C’est par l’application du droit biologique que le loup mange l’agneau, que la cuisinière écorche vif ses lapins ou saigne d’un cœur tranquille les diverses variétés de gallinacés soumises à sa loi.

C’est en invoquant le même droit biologique que les Germains prétendaient justifier leurs ravages.

« Les Allemands seuls sont des hommes », suivant quelques-uns de leurs philosophes. L’empereur Guillaume acceptait cette doctrine quand il assurait que l’humanité ne commençait qu’aux Vosges.

Par suite de leur supériorité supposée, les Allemands s’attribuaient sur les autres hommes des droits identiques à ceux du loup sur l’agneau ou du chasseur sur le gibier.

Il importe d’avoir présente à l’esprit cette conception germanique pour comprendre la dernière guerre avec son développement de sauvage férocité.


Nous restons aujourd’hui en présence d’un peuple qui, avec sa supériorité ethnique supposée, confirmée suivant lui par une mission divine, n’admettra jamais pouvoir être lié par des traités. Ses professeurs n’hésitent pas, en effet, à déclarer dans leurs livres que, « quand une grande puissance a intérêt à violer des engagements écrits, elle en a le droit ».

Cette conception s’est reflétée dans tous les discours des hommes d’État allemands : « Nécessité n’a pas de loi », « les traités sont des chiffons de papier ». On peut torpiller les vaisseaux neutres, à la simple condition de « ne pas laisser de traces », c’est-à-dire en ayant soin de noyer la totalité de leurs équipages, etc.

Il serait aussi inutile de protester contre une mentalité semblable que de s’indigner contre celle de loup ou du chacal. Il importe seulement de la bien connaître pour apprendre à s’en préserver.

L’usage méthodique des représailles a constitué jusqu’ici l’unique moyen de protection efficace. L’antique loi du talion, des époques barbares, dut forcément revivre avec la renaissance de la barbarie.

Dans les premiers temps de la guerre, les bourgeois de Mannheim, Cologne, Francfort, Stuttgart, et autres lieux, trouvaient fort délectable la vision de l’Allemagne s’enrichissant par le pillage des pays envahis et ils applaudissaient joyeusement aux massacres d’inoffensives populations par leurs zeppelins.

Mais, lorsqu’à la suite des progrès de notre aviation, les mêmes bourgeois de Cologne, Stuttgart et divers lieux entendirent siffler nos bombes et virent leurs maisons incendiées, leurs femmes et leurs enfants déchiquetés en fragments, ils saisirent immédiatement l’utilité d’un droit international empêchant sans doute les peuples forts de massacrer les peuples faibles, mais donnant aussi la certitude de n’être pas à son tour victime de tels massacres. De nombreuses pétitions furent signées en Allemagne pour tâcher d’obtenir la cessation des luttes aériennes.

Grâce à nos représailles l’utilité d’un droit des gens fut expérimentalement démontrée aux Germains.

D’autres exemples, bien tangibles, s’accumulèrent pour leur prouver que la force brutale n’est pas l’unique reine du monde et que les violations trop choquantes des antiques lois de l’humanité et de l’honneur peuvent devenir génératrices de puissances capables de châtier cruellement ceux qui ne les respectent pas.

Si, en effet, l’Allemagne n’avait pas violé ses engagements de respecter l’intégrité de la Belgique, l’Angleterre ne se serait pas dressée contre elle. Sans des torpillages tels que celui du Lusitania qui indignèrent l’univers, la pacifique Amérique ne fut jamais entrée en guerre.

Ainsi donc, la justice et l’honneur, qui semblaient aux philosophes d’outre-Rhin de méprisables illusions, se révélèrent au contraire assez fortes pour mettre à nos côtés des armées suffisamment nombreuses pour changer le sort des combats.

Nous arrivons ainsi à ce résultat, dont la connaissance contribuera forcément à la création d’une moralité internationale, base nécessaire du futur droit international que les Allemands auraient eu intérêt, non seulement pendant la guerre, mais aussi pour l’époque où renaîtront des relations commerciales, à respecter les lois morales créées par la civilisation. Qu’a gagné l’Allemagne à tous ses actes de mauvaise foi et de barbarie ? Coaliser l’univers contre elle et inspirer à tous les peuples une si grande méfiance de sa parole qu’un traité de paix avec elle a été une fort laborieuse opération.


L’édification d’une Société des Nations, rêvée par tant de personnes aujourd’hui, et à laquelle nous consacrerons un chapitre, impliquera d’abord l’établissement d’un droit international défendu par des sanctions.

Mais dans l’état actuel du monde, les sanctions possibles du droit international ne peuvent s’imposer qu’avec l’assistance d’une puissante armée. Dans le but de démilitariser l’Allemagne, il faudrait donc militariser une partie de l’univers. Ce serait précisément le contraire du but poursuivi.

En raison de la mentalité allemande, une Ligue des Nations restera donc forcément à ses débuts une Ligue défensive solidement armée.

Mais les nécessités dont j’aurai plus d’une fois occasion de parler et qui rendront de nouvelles guerres difficiles, finiront peut-être par ôter à cette Ligue son caractère d’armée permanente.

Sous l’influence des mêmes nécessités pourra s’établir un droit international nouveau, respecté simplement parce que chaque peuple, hanté par la crainte de représailles ruineuses, aura intérêt à le faire respecter. Alors seulement la fraternité pourra se manifester un peu dans le monde. Des murs où s’inscrivait vainement ce vocable sans prestige, il descendra dans les âmes, dès que les faits ayant démontré sa nécessité, l’opinion sera pour lui.

Elle est devenue très puissante aujourd’hui, l’opinion, et déjà nous pouvons entrevoir l’heure où la force du droit résidera beaucoup plus dans la protection que lui donnera l’assentiment public que dans celle des canons.

Cette heure n’a pas sonné encore mais les linéaments du futur droit international apparaissent déjà. Fils de besoins nouveaux, et non de ces conceptions théoriques dont l’impuissance du tribunal de La Haye a si bien montré la fragilité, il ne pourra vivre qu’après avoir été imposé par la nécessité et stabilisé par l’opinion.

Ce droit nouveau impliquera la création d’une sorte de gouvernement international, c’est-à-dire d’un gouvernement auquel les peuples associés abandonneront une fraction de leur pouvoir souverain.

Cette conception est visiblement contraire aux principes politiques universellement admis aujourd’hui sur le droit absolu des États. Comment pourraient-ils tolérer au-dessus d’eux une autorité investie de pouvoirs propres, capables de limiter leur liberté ?

Un tel pouvoir permanent indépendant constituerait, suivant la remarque du Professeur Liszt, « une atteinte à la souveraineté des États et un déplacement des bases fondamentales du droit des gens ».

Sans doute on pourrait faire observer que les gouvernements sont déjà liés par certains engagements internationaux. Ils ne peuvent, par exemple, frapper qu’une quantité déterminée de monnaie d’argent. Des règlements conditionnent leurs relations postales et télégraphiques internationales, etc. Mais de tels engagements étaient de simples traités transitoires n’affectant guère que des intérêts commerciaux et dépourvus de sanctions.

Il existe cependant un exemple peu connu, mais bien net, prouvant que des États peuvent déléguer une partie de leurs pouvoirs à un tribunal collectif dont ils sont obligés ensuite d’accepter les arrêts. Je veux parler du tribunal créé avant la guerre par les délégués d’une dizaine de gouvernements pour appliquer la convention des sucres, dite de Bruxelles.

Ce tribunal, qui fonctionna dix ans, possédait un pouvoir souverain allant jusqu’à contraindre une des puissances contractantes à renoncer à l’application de lois nouvelles votées par son Parlement. C’est ainsi, par exemple, que le tribunal ayant jugé dans sa séance du 16 juin 1903 une loi autrichienne du 31 janvier précédent, sur le contingentement du sucre, contraire à ses prescriptions, le gouvernement impérial se vit obligé dès le 1er août de l’annuler.

Cette délégation internationale constituait donc bien, comme l’a écrit un de ses membres, M. A. Delatour, « un véritable tribunal d’arbitrage dans sa forme la plus puissante et la plus efficace ». Il fut d’ailleurs le premier exemple de juridiction internationale jouissant de pouvoirs souverains.

Grâce à ses arrêts sans appel auxquels tous les gouvernements devaient se soumettre, il réussit à égaliser les conditions de la concurrence, limiter les surtaxes douanières, empêcher que les cartels continuassent à troubler au moyen du Dumping la concurrence internationale, etc.

Il suffirait d’étendre les pouvoirs d’un tribunal analogue pour avoir les éléments d’un gouvernement collectif, créateur d’un droit international réglant toutes les questions économiques militaires et financières d’intérêt général.

Ce futur gouvernement international s’ébaucha d’ailleurs spontanément sous nos yeux, pendant la guerre, par le simple jeu de la fusion, constamment grandissante, des intérêts économiques communs aux alliés.

A mesure que la guerre se prolongea, les ressources militaires, agricoles et financières des peuples associés tendirent de plus en plus à être mises en commun. Leurs intérêts étaient tellement enchevêtrés et solidaires que la ruine financière de l’un d’eux eût entraîné celle des autres. Ils ne se sont malheureusement pas décidés à continuer pendant la paix leur association.

La fusion des intérêts économiques de plusieurs grands pays, eût engendré forcément une sorte de super-gouvernement international chargé de gérer certains intérêts collectifs des alliés et de résoudre souverainement les difficultés que la combinaison de ces intérêts aurait fait naître.

Ce futur gouvernement international naîtra probablement plus tard. Il n’aura sans doute aucune analogie avec une Société des Nations analogue à celle dont l’histoire du tribunal de La Haye a suffisamment démontré la complète inefficacité. Il ne ressemblera pas davantage à ce qu’on a nommé les États-Unis d’Europe. Sa forme finale ne saurait être pressentie encore, car elle naîtra, je le répète, de nécessités qui mènent de plus en plus le monde et dont la puissance est fort supérieure à nos volontés.

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