← Retour

Psychologie des temps nouveaux

16px
100%

CHAPITRE II
Les erreurs psychologiques du traité de paix.

Pour juger avec équité la valeur du traité de paix, devenu la nouvelle Charte de l’Europe, il faut se reporter au printemps de 1918, à l’heure de la formidable ruée allemande. Devant l’avalanche, les villes tombaient, les populations fuyaient, la Marne était franchie, Paris menacé.

A cette époque, si proche encore, les plus fermes optimistes renonçaient presque à l’espérance. Ils eussent alors accueilli avec joie une paix assurant seulement l’évacuation des pays envahis.

Le triomphe a naturellement changé les âmes. Nos sentiments actuels sont étayés sur les désespoirs passés et les dévastations accumulées par un agresseur sans pitié.

La conscience des droits acquis par la victoire, le souvenir des conditions impitoyables que l’Allemagne prétendait au temps de ses succès imposer à la France, firent forcément trouver insuffisant un traité de paix qui eût semblé, au début de l’année 1918, un miracle inespéré.

Ainsi s’explique, psychologiquement, le faible contentement qu’il causa.


On pourrait dire sans exagération que, dans tout l’univers, deux personnages seulement sont satisfaits : le président des États-Unis et le premier ministre d’Angleterre. Tous deux représentent d’ailleurs des pays dont les intérêts diffèrent beaucoup des nôtres.

Dès les premiers pourparlers, cette incompatibilité d’intérêts se manifesta. L’Angleterre avant vite obtenu tout ce qu’elle pouvait souhaiter : navires et annexions, s’opposa à toutes les revendications de la France.

En dehors des divergences que fit surgir l’opposition des intérêts, beaucoup de difficultés naquirent de l’immensité de la tâche entreprise par le Congrès : remanier les frontières de plusieurs pays, fonder une dizaine d’États, refaire les lois internationales du travail, rebâtir la Pologne, fixer le sort de Constantinople, satisfaire les réclamations des Roumains, des Grecs, des Slovaques, des Chinois, des Japonais, etc.

Pour résoudre un tel amoncellement de problèmes, deux conditions psychologiques fondamentales eussent été nécessaires : l’unité de vues et l’esprit de décision. L’une et l’autre manquèrent tout à fait.

L’unité de vues était presque impossible par suite de la divergence des intérêts, mais l’indécision aurait pu être moins complète.

Les hommes d’État dirigeant le Congrès ont rendu visibles à tous les yeux leurs irrésolutions en oscillant sans cesse entre des mesures contradictoires. Un jour, ils proposent solennellement d’aller conférer avec les bolcheviks, à l’île des Princes, et le lendemain y renoncent. Ils veulent défendre Odessa, centre d’approvisionnement de la Russie, puis ordonnent son évacuation. Après avoir décidé d’envoyer dans la Hongrie bolcheviste un général connu pour son énergie, ils le remplacent par un agent pacifique, rappelé d’ailleurs presque aussitôt.

La politique des maîtres du Congrès ne fut ni conciliante ni belliqueuse, mais simplement indécise. Ils firent quelquefois preuve de volonté ; mais, ne sachant pas bien ce qu’ils voulaient, cette volonté changeait d’objet suivant les impulsions du moment.

De telles incertitudes ne pouvaient créer que des décisions fragmentaires, destinées à concilier des intérêts divers et qui, naturellement, n’en concilièrent complètement aucun.

C’est ainsi, par exemple, que l’exploitation du bassin de la Sarre fut donnée à la France et l’administration du pays confiée à la Société des Nations qui, dans quinze ans, devra provoquer un plébiscite décidant si cette province reste à la France ou revient à l’Allemagne. Quelle source de futurs conflits !

Mêmes demi-mesures en Italie, en Pologne, et un peu partout. Dantzig, cité allemande, indispensable à la Pologne comme débouché sur la mer et nécessaire à l’Allemagne comme voie de communication avec la Prusse orientale, devient une sorte de ville libre sous le patronage de la future Société des Nations. L’Allemagne ne pourra donc communiquer avec ses provinces qu’à travers le territoire polonais. Nouveau germe de conflits.

Le traité en contient bien d’autres. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à interdire aux nations vaincues certaines alliances. L’Autriche, notamment, ne doit pas s’unir à l’Allemagne. Que pourra une telle interdiction devant la volonté des peuples ? Ne se rappelleront-ils pas le principe des nationalités, sur lequel la Société des Nations prétend se baser, principe proclamant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? L’union de l’Autriche allemande avec l’Allemagne, encouragée déjà, d’ailleurs, par les Italiens, ne saurait être évitée dans un délai peu éloigné. Quel gouvernement, en effet, accepterait de s’opposer par les armes à une fusion que réclameraient les intéressés ?


En constatant les premiers résultats de leurs décisions, les chefs d’État réunis dans l’espoir de créer une paix éternelle, durent sauf l’Angleterre dont l’hégémonie se trouvait assurée, éprouver des déceptions profondes.

Ils virent, tout d’abord, plusieurs pays : Italie, Belgique, Japon et Chine, menacer de se retirer de la Conférence ; puis, la plupart des populations de l’Europe orientale se précipiter les unes contre les autres sans tenir le moindre compte des observations d’un conseil suprême dépourvu de prestige.

La bataille devint bientôt générale et elle dure encore. Les Tchèques luttèrent contre les Polonais en Silésie, les Polonais contre les Ukrainiens en Galicie, les Roumains se battirent avec les Ukrainiens en Bukovine et les Yougo-Slaves dans le Banat, etc.

Si donc on jugeait de l’œuvre accomplie par ses premières conséquences, on pourrait dire que le Congrès qui voulait faire régner une paix universelle dans le monde, n’a réussi qu’à y établir une série de guerres dont on ne saurait présager la fin.


Sous les suggestions de son principal inspirateur, la Conférence de la Paix se proposa trois tâches différentes.

La première était la conclusion d’une paix rapide avec l’Allemagne.

A cette tâche essentielle, la conférence en superposa une seconde : l’établissement d’une Société des Nations.

De cette seconde entreprise est sortie une troisième, consistant à déplacer, au nom du principe des Nationalités, les limites des anciens États lentement tracées par des siècles d’histoire.

C’est à la future Société des Nations qu’appartiendra la protection des pays que pourrait menacer l’Allemagne. Cette protection ayant paru aux représentants de la France bien insuffisante, ils réclamèrent, avec énergie, des garanties plus efficaces. Grâce à leur insistance prolongée, le président des États-Unis promit de proposer au Sénat américain et le premier ministre de la Grande-Bretagne au Parlement « un engagement aux termes duquel les États-Unis et l’Angleterre viendront apporter immédiatement leur assistance à la France dans le cas d’une agression non provoquée dirigée contre elle par l’Allemagne ».

Le Sénat américain refusa nettement d’accepter un pareil engagement et l’Angleterre s’y refusa également.


L’exposé qui précède suffit à expliquer pourquoi le traité de paix a généralement obtenu si peu de succès.

Sa partie financière, écrit M. Milliès-Lacroix, rapporteur de la commission sénatoriale des finances, a causé une déception profonde. « Il a fallu, sans doute, pour que le président du Conseil consentît aux conditions y relatives, qu’il se heurtât à une opposition invincible des Alliés. »

Le même auteur fait remarquer combien sont précaires les garanties que l’on nous offre, et montre que « le droit de percevoir certains impôts, de recueillir les produits de l’exploitation des chemins de fer ou des usines allemandes eût été le véritable moyen à employer ».

C’est justement la thèse que j’avais soutenue dans un article. Ce moyen se trouvait depuis longtemps très avantageusement employé à l’égard de la Turquie.

Un ancien ministre des affaires étrangères, M. Hanotaux, ne s’est pas montré plus indulgent pour le traité. Il écrit :

« La paix, telle qu’on nous l’insinue, recèle la guerre dans ses flancs. Tous les problèmes sont remués : aucun n’est résolu. Pour le bassin de la Sarre, c’est la crise à date fixe, dans quinze ans ; pour la rive gauche du Rhin, c’est la crise en permanence ; pour la Transylvanie, la Pologne et les provinces détachées de l’Empire russe, c’est la catastrophe immédiate et béante ; pour Constantinople et le monde musulman, c’est le gâchis se propageant jusqu’en Égypte, jusqu’aux Indes. Pour la Russie, c’est l’abîme ; pour l’Asie, le chaos. Quant aux peuples slaves et balkaniques, dont le sort a été la cause de la guerre, les voici en état de rupture déclarée avec l’une des quatre grandes puissances alliées et un tel événement ne peut pas ne pas tenir la paix elle-même en suspens. »

Un des pays victimes du traité de paix, la Chine, en a tiré, par la voix de son représentant, la moralité suivante :

« Peut-être cet insuccès diplomatique sera-t-il pour la Chine a blessing in disguise, comme disent les Anglais. La Chine comprendra qu’elle ne doit pas compter sur la justice internationale ou sur l’appui des étrangers aussi longtemps qu’elle sera faible. « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Elle comprendra qu’avant de revendiquer ses droits, elle doit se procurer les armes qui seules sont respectées en politique internationale. Il est triste d’être désillusionné, mais plus triste encore de vivre dans une fausse sécurité. »

Ces réflexions sont pleines de sagesse. Avec l’évolution actuelle du monde les peuples trop faibles pour se défendre semblent condamnés à bientôt disparaître.


Vaincre et utiliser sa victoire sont deux opérations différentes. Annibal connaissait la première, mais ses contemporains lui reprochèrent justement de n’avoir pas su pratiquer la seconde. C’est pourquoi Carthage périt, bien que son grand général eût campé sous les murs de Rome.

Quoiqu’un peu ancienne, cette histoire contient des enseignements d’une justesse éternelle. Un célèbre diplomate germain l’a récemment fait remarquer à ses compatriotes en leur assurant que l’Allemagne réussirait dans peu d’années à nous faire subir le sort de Carthage.

Cette destinée deviendrait possible si nous accumulions un trop grand nombre d’erreurs psychologiques.

Les historiens de l’avenir diront de cette guerre qu’issue d’erreurs de psychologie, elle resta pendant toute sa durée un conflit d’éléments psychologiques.

A en juger d’après les Conférences de la Paix, le cycle de ces erreurs n’est pas clos.

Absorbés sans doute par l’engrenage journalier des affaires et illusionnés par leurs vues personnelles, les hommes d’État ignorent généralement les indications que la psychologie pourrait leur fournir. Ils se fient à des inspirations si leur personnalité est forte et aux simples suggestions de l’opinion s’ils ont une âme incertaine.

Ce dernier cas ne fut pas assurément celui du Président Wilson. Il possédait une volonté très forte, mais aussi des illusions psychologiques très grandes.

Dans un discours prononcé devant le roi d’Angleterre, cet homme d’État affirmait l’identité de la notion du droit chez tous les peuples.

Cette assertion d’un esprit bienveillant, jugeant les hommes à travers les naïvetés de sa pensée, pourrait conduire à des conséquences pratiques dangereuses. Il est facile de le montrer.

En proclamant l’identité de la notion de droit chez les divers peuples, identité déjà niée par Pascal dans une page célèbre, l’honorable président oubliait combien diffèrent des nôtres les conceptions du droit enseignées par les philosophes et les historiens allemands. Il oubliait aussi que les nations se différencient beaucoup par le niveau de leur moralité. Certains pays, les Turcs et les Russes, par exemple, furent toujours de moralité si faible qu’on n’y rencontra jamais de fonctionnaires assez intègres pour administrer les finances sans dilapidations.

Les peuples se conduisent, je l’ai souvent répété, d’après leur caractère et non d’après leur intelligence. Pour traiter avec eux, c’est donc leur caractère d’où leur morale dérive qu’il importe de connaître.

Cet élément dominant de la mentalité des races est justement celui qui se perpétue sans changements à travers les âges. La mauvaise foi et la férocité des Germains ont été signalées par tous les historiens, depuis leurs premières invasions.

Loin de contester ces défauts les Allemands en tirent vanité. Leurs écrivains soutiennent ouvertement qu’un traité n’a de valeur que si on trouve intérêt à le respecter. Leurs chefs militaires professaient qu’on doit se montrer sans pitié pour le vaincu, etc.

La fourberie fut d’ailleurs toujours considérée par l’Allemagne comme une vertu chez ses héros nationaux. Il y a peu d’années encore elle élevait une statue au Germain Arminius qui, profitant de la confiance d’Auguste en ses promesses, attira traîtreusement dans le piège où elles devaient périr les légions de Varus. Le roi de Prusse Frédéric II était très fier d’avoir trompé l’Europe par les plus solennels engagements alors qu’il préparait l’invasion de la Silésie.

L’Allemand ne s’est du reste jamais vanté d’être chevaleresque et d’observer la foi jurée. Ce n’est pas chez lui qu’on eût trouvé un souverain comme le roi de France Jean II, qui, fait prisonnier à la bataille de Poitiers et rendu libre sur parole, alla se constituer captif en Angleterre parce que le duc d’Anjou, accepté comme otage à sa place, s’était évadé. Ce souverain ne faisait d’ailleurs que suivre les traditions d’honneur respectées par la plupart des peuples, depuis l’époque lointaine où le consul Régulus, mis momentanément en liberté sur parole, retourna à Carthage, où il savait, cependant, qu’un affreux supplice l’attendait.


Les décisions de la Conférence de la Paix restèrent vagues et contradictoires comme la plupart des décisions collectives.

Un écrivain bien renseigné, M. Raymond Poincaré, a publié sur cette conférence des pages que retiendra l’histoire et dont nous allons reproduire quelques fragments.

« De la conférence qui s’est d’abord réunie pour préparer la paix est né un beau jour, comme par un phénomène de génération spontanée, un Conseil qui a pris le titre imposant de Conseil Suprême des alliés et qui s’est chargé de régler le sort du monde. »

On peut juger de l’incohérence de ses délibérations par les lignes suivantes du même auteur.

« L’histoire des variations des Alliés sur les affaires d’Orient, sur le problème de l’Adriatique, sur l’attitude à observer vis-à-vis des Soviets, vaudra, sans doute, la peine d’être écrite tôt ou tard. Elle divertira peut-être ceux qu’amusent les coq-à-l’âne ; elle attristera plus sûrement ceux qui auraient souhaité que chacun des gouvernements alliés essayât de se mettre d’accord avec lui-même, avant d’engager la conversation avec ses partenaires, et ne changeât pas ensuite de point de vue au hasard des entretiens.

« Voici, par exemple, la question de Constantinople. Le chemin qu’elle a suivi n’est que tours, détours et retours. Entre Londres et le quai d’Orsay, il s’est produit les plus incroyables chassés-croisés.

… S’il nous était possible de nous arrêter aujourd’hui quelques instants à l’examen des autres questions orientales, nous retrouverions en Arménie, en Cilicie, en Syrie, des fluctuations semblables et nous verrions, à certaines heures, le général Gouraud découragé par les décisions qu’on lui signifie et sur lesquelles il n’a même pas toujours été consulté. »

La conférence de la paix avait rêvé de transformer l’équilibre du monde, oubliant que de tels équilibres sont l’œuvre des siècles. Sa tentative n’a fait que créer des germes de division entre des peuples qui étaient arrivés à se supporter. Elle pourra être citée comme une preuve de l’impuissance des hommes à transformer par des conventions le cours de l’histoire[9].

[9] Il faut bien reconnaître que si au point de vue français les résultats de la paix furent fort médiocres c’est qu’avant de faire la paix avec les Allemands il fallut d’abord la réaliser avec nos alliés. Les remarquables publications d’un des rédacteurs du traité de paix, M. Tardieu, montrent avec quelle ténacité les Anglais s’opposèrent à nos plus modestes revendications. Le président Wilson était de leur côté presque toujours.

Chargement de la publicité...