Psychologie des temps nouveaux
LIVRE V
LE NOUVEL OURAGAN RÉVOLUTIONNAIRE
CHAPITRE I
Formes actuelles des aspirations populaires.
Une des grandes difficultés de l’heure prochaine sera non seulement d’imposer la paix au dehors, mais aussi de l’obtenir au dedans. De graves symptômes montrent que cette paix intérieure sera aussi ardue que celle qu’il fallut établir avec nos ennemis.
La propagande socialiste a, d’ailleurs, trouvé un terrain bien préparé par un mécontentement général dont les causes sont multiples.
C’est par des grèves innombrables que le mécontentement populaire se manifesta dans les divers pays. Elles se présentent partout avec un caractère nouveau qui les différencie nettement des grèves antérieures.
Jusqu’ici, en effet, les réclamations ouvrières avaient pour but unique un accroissement de salaires. Jamais elles ne s’étaient proposé d’obliger les gouvernants à certains actes politiques faisant partie des attributions de l’État.
On peut juger de leur état d’esprit actuel d’après le programme présenté au Congrès des cheminots par un de ses membres influents :
« Toutes relations, y est-il dit, doivent être rompues avec les Compagnies et les pouvoirs publics.
Nous devons être, avant tout, un organisme destructif. Faisons d’abord table rase, nous reconstruirons après.
Il n’y a point pour nous de salut hors la grève générale, génératrice de la révolution. La dictature du prolétariat s’inspire de la théorie communiste libertaire, c’est-à-dire action directe des exploités contre les exploiteurs ; démolition de la société actuelle et opposition à toute organisation nouvelle. »
Un des ordres du jour, voté avec enthousiasme, contenait les passages suivants :
« Considérant que les révolutionnaires russes, hongrois et allemands ne font qu’appliquer les principes que nous avons toujours défendus et que l’expropriation capitaliste demeure à l’ordre du jour de notre propagande et de notre action,
Se séparent aux cris de : « Vive la grève générale ! Vive la révolution sociale ! »
Les grèves actuelles sont dirigées par des chefs de syndicats auxquels les ouvriers obéissent avec une facilité qui montrent bien le besoin de la presque totalité des hommes d’être guidés. Les meneurs réunissent en un faisceau les volontés individuelles incertaines. Ils opèrent une sorte de cristallisation dans un milieu amorphe.
Pour agir sur les collectivités soumises à leur influence ils doivent posséder une volonté impérieuse. Les chefs de syndicats connaissent bien ce principe et ne laissent pas discuter leurs brèves injonctions. Un geste a suffi pour que 500.000 cheminots se missent en grève sans se soucier d’affamer leur pays.
Les exigences de ces syndicats, auxquels le pouvoir de décréter des grèves confère une indiscutable force, croissent à mesure que faiblit la résistance des gouvernants. Ils ne sont encore aujourd’hui qu’un état dans l’État, mais ils aspirent à devenir tout l’État.
Leurs prétentions atteignent souvent l’extravagance. A Paris, ils intimèrent aux directeurs de théâtres l’ordre de ne pas accepter d’artistes non syndiqués à la Confédération générale du travail et on a pu lire dans les journaux que les artistes des grands théâtres subventionnés (Opéra, Opéra-Comique, Odéon), « vinrent à la C.G.T. déclarer que pour obéir à l’ordre syndical qui venait de leur être donné ils allaient se mettre en grève ».
Avant longtemps, sans doute, la C.G.T. donnera au ministre des Beaux-Arts l’ordre de refuser l’entrée des salles d’expositions aux peintres non syndiqués, et interdira aux éditeurs de publier les livres d’auteurs non syndiqués, etc. La dictature du prolétariat, dont nous étudierons bientôt les effets, se trouverait alors réalisée.
L’universalité du mouvement gréviste dans tous les pays constitue une aspiration inconsciente des travailleurs manuels à devenir les maîtres et remplacer leurs chefs dans la direction des affaires. Les exemples de la Russie et de l’Allemagne montrent que cette expérience coûtera fort cher aux peuples qui tenteront encore de la réaliser.
Tout pouvoir sans contrepoids s’intensifie progressivement en absorbant les pouvoirs rivaux plus faibles, puis il périt par son exagération même. Cette loi est une des plus vérifiées de l’histoire.
La France, divisée jadis en grands partis politiques, se fractionne aujourd’hui en petits syndicats semblant jouir d’une puissance absolue, puisque chacun d’eux possède la facilité d’arrêter la vie sociale. Que les syndicats boulangers décrètent une grève et le pays est sans pain. Que les cheminots refusent le travail et les grandes villes ne sont plus approvisionnées. De même pour la plupart des professions.
En réalité, cependant, cette puissance est un peu illusoire. D’abord, parce que les auteurs de telles grèves en sont les premières victimes ; en second lieu, parce que l’opinion publique, si influente aujourd’hui, finirait par se dresser contre ces abus et exigerait des mesures de répression indispensables, mais où toutes les libertés finiraient par sombrer.
Les grèves partielles devenant de plus en plus gênantes pour tout le monde, les syndicats associés aujourd’hui en arriveront à se désolidariser, puis à se combattre. Les peuples n’ont pas péniblement détruit la tyrannie des rois pour se soumettre aveuglément au despotisme anonyme de syndicats ouvriers prétendant arrêter à leur volonté la vie d’un pays.
Nous en sommes encore actuellement à la phase où les mots, les mythes, les formules exercent une puissance souveraine sur l’âme crédule des foules.
Éclairer ces foules sur leurs véritables intérêts est une des tâches les plus nécessaires de l’heure présente. On n’y songe cependant guère. Les politiciens cherchent à plaire, non à instruire.
Nous possédons d’innombrables ligues contre l’alcoolisme, la dépopulation, etc., aucune ne s’est fondée pour instruire les masses et leur montrer les réalités économiques qui vont conditionner leur existence. Bien exceptionnels aujourd’hui sont les orateurs osant dire tout haut les vérités nécessaires à connaître.
Pour réussir cet enseignement des classes populaires, il faudrait étudier d’abord la mentalité de l’ouvrier et bien connaître les arguments au moyen desquels les meneurs socialistes l’illusionnent ; ne pas dédaigner les gros effets oratoires qui agissent sur les foules, ne pas hésiter non plus à entrer dans le détail des lois économiques qui vont dominer le monde et ne tiendront compte ni de nos rêves ni de nos volontés.
A une foi agissante, il faudrait opposer une foi également agissante. Les apôtres ne se combattent qu’avec des apôtres, on ne le répétera jamais assez.
Cette tâche d’instruction est urgente. Tous les esprits doivent être mis nettement en face de la situation actuelle. Notre dette écrasante ne peut diminuer qu’en fabriquant assez abondamment pour pouvoir exporter. Importer sans exportation compensatrice constitue une menace de ruine prochaine. Or, nos importations augmentent considérablement alors que les exportations continuent à fléchir.
Les constantes interventions socialistes contre le capital contribuent beaucoup à entraver l’essor de notre industrie. Un homme d’État anglais a dit avec raison, que dans dix ans seulement on saura qui a gagné la guerre. Ce n’est pas s’avancer beaucoup d’affirmer que le peuple qui l’aura réellement gagnée sera celui chez lequel les doctrines socialistes exerceront le moins d’action.
Si la situation de l’Amérique semble devoir être bientôt très supérieure à celle de l’Europe, c’est en grande partie parce qu’à la haine des classes elle a substitué leur association. L’ouvrier américain sait parfaitement défendre ses intérêts, mais il sait aussi qu’enrichir le patron contribue à s’enrichir soi-même. Il est également persuadé que l’initiative privée et non l’intervention de l’État, constamment réclamée par le socialisme français, engendre les progrès qui font prospérer les nations.
Les Américains savent toutes ces choses, parce qu’ils les ont apprises non seulement par l’expérience, mais aussi dans leurs écoles dirigées par des maîtres dédaigneux des théories et ne tenant compte que des réalités.
Les Allemands se félicitent fort de la désorganisation créée chez leurs ennemis sous l’influence des meneurs socialistes. On en peut juger par les passages suivants d’un mémoire du ministre allemand Erzberger :
« La position politique de l’Allemagne dans le monde s’est grandement améliorée depuis l’armistice. Il y a six mois, nous avions en face de nous dans les pays ennemis une opinion publique ferme et unie. Aujourd’hui, comme il fallait s’y attendre, les intérêts individuels reparaissent et diminuent la force des pays de l’Entente… Dans toute l’Entente, il existe une tendance à concilier les principes wilsoniens avec le programme du socialisme révolutionnaire…
Nous avons tellement affaibli la France qu’elle ne pourra jamais se relever. Après un tel épuisement, la maladie finira par s’y installer. »
La tactique actuelle de nos ennemis est très simple : encourager chez les Alliés la propagande socialiste génératrice de désordres.
Les espoirs de revanche de l’Allemagne sont surtout orientés vers le rôle qu’elle pourra jouer en Russie :
« Nous entreprendrons la reconstitution de la Russie et, avec un tel appui, nous serons en mesure, dans dix ou quinze ans, d’avoir la France à notre merci. La marche sur Paris sera plus facile qu’en 1914 et le continent nous appartiendra. »
On trouvera une preuve de l’appui que l’Allemagne rencontre aujourd’hui en France, pour désorganiser le pays, dans une lettre adressée au gouvernement par un groupe d’industriels et dont plusieurs journaux ont reproduit les fragments suivants :
Le commerce et l’industrie de la région parisienne vous adressent un appel désespéré. Des événements sans précédent se déroulent à Paris et dans sa banlieue, dont la prolongation présenterait, tant pour l’ordre social que pour le ravitaillement même de la population, des dangers auxquels il ne serait plus possible de parer.
Sans cause apparente, les grèves éclatent, décidées en dehors des chefs des organisations ouvrières, et dont l’origine louche serait peut-être aisée à déceler.
Aussitôt, dans toute la banlieue, dans Paris même, les usines, les ateliers, les magasins sont envahis par des bandes de gamins de quinze à dix-huit ans, d’étrangers et de filles qui contraignent par les menaces et les violences, ouvriers et employés laborieux à délaisser le travail. Nulle part, il n’a été possible de faire appel à la police, dont le rôle est cependant de maintenir l’ordre et de protéger les honnêtes gens. Ce n’est pas de quelques atteintes seulement à la liberté du travail, si souvent et si vainement proclamée, que nous avons à nous plaindre, mais d’une inertie totale, absolue, de la force publique, qui laisse les commerçants et les industriels sans défense à la merci d’une poignée de malfaiteurs. »
Nous sommes prévenus du sort qui nous menace. Si la haine des classes persiste, elle engendrera inévitablement une ruine générale et une décadence sans remède.
Il s’agit, comme on l’a dit justement, bien plus de transformer les esprits et les habitudes que de rechercher une formule de salaire plus ou moins ingénieuse.
Cette transformation est difficile parce que depuis l’époque récente où les peuples pensent et sentent par groupes, le rôle des illuminés s’accroît sans cesse. Ces éternels rêveurs nous parlent de temps nouveaux ; mais, en réalité, ils sont victimes d’illusions mystiques communes à tous les âges et dont le nom seul a changé. Répétant les antiques formules d’espérance qui charmaient l’humanité à son aurore, ils en sont revenus au mythe hébraïque de la Terre promise et entreprennent une fois de plus la tâche de Sisyphe, condamné par les dieux à remonter sans cesse au sommet d’une montagne un rocher qui en retombait toujours.
Les prophètes des croyances nouvelles destinées à régénérer le monde réussiront peut-être à le détruire, mais ils seront impuissants contre les nécessités économiques qui dominent la vie des peuples.