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Psychologie des temps nouveaux

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CHAPITRE III
Les erreurs du principe des nationalités et ses conséquences.

L’évolution des principes guidant la vie des peuples est un des éléments les plus intéressants de leur histoire. Pendant de longs siècles des milliers d’hommes se font tuer pour établir le triomphe d’une conception qui les a séduits, puis arrive le moment où ils luttent furieusement dans le seul but d’anéantir cette même conception. On bâtirait une immense cité avec les ossements des hommes morts pour établir un principe, puis pour le détruire.

Le principe des nationalités qui bouleverse aujourd’hui le monde a connu ces fortunes contraires. Pendant mille ans, tous les peuples de l’Europe ont été en guerre afin de fonder de grands États aux dépens des petites nationalités. Les nouveaux maîtres du monde poursuivent actuellement un but opposé en tâchant de libérer les petits pays de la domination des grands États dont ils avaient fini par faire partie.

Pourquoi tant de peuples réclament-ils aujourd’hui l’autonomie, au nom du principe des nationalités et que signifie pour eux cette autonomie ?

Elle signifie qu’ils veulent être délivrés de toute domination étrangère et se gouverner eux-mêmes.

Cette aspiration résulte de ce que, malgré tous les efforts de gouvernements évidemment intéressés à maintenir la concorde il arrive toujours, quand les peuples gouvernés sont composés de diverses races, que les plus faibles se trouvent fatalement opprimées par la plus forte.

Des faits innombrables montrent l’étendue de cette oppression. Quand le dernier empereur d’Autriche amnistia les condamnés politiques, le jour de son avènement, dix-huit mille sortirent des cachots où les autorités appartenant à la race dominante les avaient enfermés.


Le principe des nationalités fait partie du stock de conceptions, peu nombreuses avec lesquelles les diplomates orientent leur conduite. Très solides en apparence, elles sont souvent assez fragiles en réalité.

La définition du principe des nationalités semble facile. « C’est, disent les dictionnaires, le principe en vertu duquel les races qui ont une origine, des traditions et une langue communes, doivent former un seul État politique. »

Rien ne serait plus simple si la nationalité était uniquement fondée sur la race, mais il en est tout autrement. J’ai montré ailleurs qu’une nationalité peut être constituée par quatre éléments fort différents, rarement réunis chez un même peuple la race, la langue, la religion et les intérêts.

La race, contrairement à l’opinion courante, est de ces divers éléments le moins actif, simplement parce que la plupart des races actuelles résultent de croisements. En Europe, on ne trouve généralement que des races historiques, c’est-à-dire des races hétérogènes, formées par le hasard des conquêtes, des émigrations ou de la politique.

Sous l’influence de milieux communs, d’intérêts communs, de langues et de religion communes, ces races hétérogènes peuvent arriver à se fusionner et former une race homogène[8].

[8] Le lecteur que ces questions pourraient intéresser les trouvera développées dans mon petit volume : Lois psychologiques de l’évolution des peuples.

La fusion entre peuples différents est l’œuvre des siècles. Ne pouvant disposer du temps, les fondateurs de divers empires, Turquie, Russie et Autriche notamment, l’ont simplement remplacé par la force. Leur œuvre est toujours restée pour cette raison un peu artificielle et les populations, soumises en apparence, ne se sont pas encore fusionnées.


Au cours de la guerre, les Alliés ont indiqué comme un de leurs principaux buts de guerre la libération des nationalités. Dans un discours au parlement anglais M. Asquith disait :

« Il n’y a pas de ferments de guerre et de causes de guerre plus nocifs que l’existence de nationalités détachées, mécontentes et artificiellement séparées de leurs vrais foyers et de leur consanguinité. »

Au fond, ce que l’on cherche dans la solution du problème des nationalités, c’est le moyen de libérer les minorités opprimées du joug d’une majorité oppressive. Le problème paraît aussi difficile que d’empêcher l’aiguille d’une balance de pencher du côté où le plateau est le plus chargé.

Il sera surtout difficile dans les pays où plusieurs nationalités se trouvent enchevêtrées sur le même territoire. La tolérance de la majorité gouvernante dépendra beaucoup plus de la mentalité de ses représentants que des lois égalitaires formulées. Une majorité homogène sera toujours hostile à une minorité hétérogène simplement parce que la force des lois est bien faible devant celle des mœurs.


Le principe des nationalités a orienté les hommes d’État pendant plusieurs siècles, mais tout autrement qu’aujourd’hui.

L’histoire politique de l’Europe peut être divisée en deux périodes. La première, dont la durée dépassa mille ans, comprend la formation des grands États aux dépens des petites nationalités. Pendant la seconde, d’origine récente, au nom du même principe des nationalités, les grands États lentement formés : Autriche, Turquie et Russie notamment, se désagrègent en provinces indépendantes.

La fusion de petits États en puissantes nations avait semblé une des lois les plus constantes de l’histoire. La France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie, jadis composées de provinces séparées, sont des types de cette fusion.

Elle n’était pas, d’ailleurs, générale. A côté des grands États, de petits pays : Hollande, Suède, Danemark, etc., avaient réussi à garder leur indépendance et prétendaient la conserver.

Les théoriciens allemands ne reconnaissaient pas cependant aux petits peuples le droit de vivre à côté de grandes nations sans être absorbés par elles. Si l’Allemagne avait triomphé dans la dernière guerre, il ne serait probablement pas resté en Europe un seul petit pays indépendant.


Alors même qu’on admettrait la valeur du principe des nationalités, sa réalisation serait presque impossible.

Pour l’appliquer, en effet, il faudrait connaître les volontés réelles des peuples. On n’a trouvé encore d’autres moyens d’y réussir qu’un plébiscite, mais les gouvernants qui ont introduit dans les pays soumis leurs fonctionnaires et leurs créatures arriveront toujours à obtenir des votes favorables en les falsifiant au besoin. Le plébiscite ne serait applicable qu’aux pays où il est inutile, c’est-à-dire à ceux dont les sentiments des populations rivales en présence sont nettement connus, Tchèques et Polonais par exemple.

Ces difficultés d’appliquer le principe des nationalités ont été jadis bien marquées au parlement autrichien dans les termes suivants, par le comte Tisza :

« Dans les territoires où les races et les nations sont mélangées, il est impossible que chaque race constitue un État distinct. Là, on ne peut créer que des États sans caractère national, autrement le peuple dominant imprime seul à l’État son caractère national. Le principe des nationalités n’est donc applicable que dans la forme limitée comme le définit justement le président des États-Unis en disant : « On doit garantir à chaque peuple sa vie propre, le libre exercice de sa religion, son libre développement individuel et social. »

Remarquons d’ailleurs, qu’il s’en faut de beaucoup que le principe des nationalités soit universellement admis. Rejeté naturellement par les grands empires, tels que l’Angleterre, il l’est également par certains petits pays, la Suisse notamment.


On ne saisit bien l’importance d’un principe qu’en étudiant ses applications.

Il est tout d’abord visible que le principe des nationalités conduirait à la formation de petits États et à la destruction des grands empires.

En ce qui concerne la dissociation des grands empires, l’expérience russe est catégorique. C’est au nom du principe des nationalités qu’elle se désagrégea presque instantanément en plusieurs provinces, dès que la Révolution triompha.

Loin de combattre cette désagrégation les socialistes l’ont nettement encouragée. Pendant la conférence de Brest-Litovsk, le gouvernement russe déclara être « complètement d’accord avec le principe de la reconnaissance du droit de chaque nation de disposer de son sort en allant jusqu’à la séparation ».

C’était accepter sans protestation la séparation de l’Ukraine qui venait, après d’autres provinces, de se constituer en république indépendante.

Et ici apparaît la puissance mystique exercée par un principe sur les serviteurs de ce principe. Aucun des bolchevistes ne comprit que la perte de l’Ukraine, presque grande comme la France, constituait pour la Russie un désastre immense. Politiquement, sa séparation entraînait la perte de la domination sur la mer Noire, l’abandon de toute influence dans les Balkans et du côté de Constantinople. Économiquement, le dommage était plus étendu encore. Cette province représentant la plus riche de la Russie en blé, en houille et en fer.

La Finlande et les provinces de la Baltique ont réclamé, elles aussi, leur indépendance, ou se sont placées plus ou moins ouvertement sous l’influence de l’Allemagne afin d’échapper à celle pire encore des socialistes. Par consentement des populations ou par occupation forcée, comme à Riga, les provinces baltiques allaient devenir allemandes. L’absorption ou le protectorat de la Courlande, de la Livonie, de l’Esthonie et de la Lithuanie eût été infiniment plus précieuse à l’Allemagne que la possession de l’Alsace et de toutes les colonies germaniques. Les richesses forestières et agricoles de ces pays sont en effet immenses.

Faire d’un grand empire une poussière de provinces sans force, et par conséquent sans défense, tel est le résultat auquel sont arrivés les socialistes russes en appliquant le principe des nationalités.


L’Autriche est le second empire désagrégé par l’application du même principe.

La monarchie austro-hongroise comprenait une dizaine de nationalités parlant des langues différentes. Les trois plus puissantes étaient, en dehors de la Hongrie, les Polonais de Galicie, les Croates et les Tchèques. Chacune prétend aujourd’hui se gouverner elle-même, former un État indépendant et naturellement exercer la suprématie sur ses voisins.

La force véritable de l’empire d’Autriche résidait dans les aspirations contraires des races qui la peuplaient. Toutes se haïssaient immensément ; mais l’antipathie qu’elles avaient les unes pour les autres dominant de beaucoup celle professée contre leur gouvernement, la tyrannie de ce gouvernement leur semblait plus supportable que celle de groupes rivaux. L’empire d’Autriche reposait sur un équilibre de haines.

Nous venons de voir les conséquences du principe des nationalités appliqué dans les grands empires. Dans de petits pays comme les Balkans, où la même province, la même cité, le même village sont divisés en populations séparées par la religion, la race, la langue, les coutumes, il a immédiatement engendré la plus sanglante anarchie. Dès qu’ils furent libérés du joug turc, les Balkaniques se précipitèrent les uns sur les autres et se déchirèrent furieusement.


Le principe des nationalités, si simple quand il reste dans le domaine des spéculations chères aux diplomates, est donc, en réalité, hérissé de difficultés.

Les siècles les avaient à peu près résolues en amenant les peuples, réunis par le hasard des conquêtes sur le même territoire, à s’unifier lentement sous l’influence d’institutions communes, et à former ainsi des populations homogènes. La France, l’Angleterre et même l’Italie en sont des exemples. En France les petites patries de jadis, Bretagne, Bourgogne, Aquitaine, etc., avaient fini par se fondre en une grande patrie. C’est grâce à cette fusion qu’à l’instabilité des premiers âges, la stabilité avait pu succéder.

Mais les événements n’ont pas permis au temps d’accomplir partout son œuvre. Les théoriciens sont venus combattre son action. Il va falloir recommencer, au nom de leurs principes, une réorganisation mondiale dont nul ne saurait prédire l’issue. Prétendre orienter les pensées et les sentiments des hommes dans un sens contraire à l’évolution ancienne qui guidait leur marche, conduit forcément à des conséquences inconnues. L’une des plus probables sera un état de guerre permanent entre tous les petits pays et leur misère profonde.

L’avenir appartient-il, comme le soutenaient les Germains, à de grands États devenus chaque jour plus puissants, ou au contraire comme le veulent les théories nouvelles à des fédérations de petits États indépendants ? C’est le secret des âges prochains.

Les peuples sont entraînés dans des tourbillons de forces morales dont les effets restent ignorés.

Mais si nous voulons juger de la valeur actuelle d’une conception politique pour laquelle tant d’hommes sont morts et sont destinés à mourir, nous pouvons dire que le principe des nationalités, avec les fragments de vérité qu’il contient, et les espérances qu’il fait luire, appartient à la famille des grandes illusions mystiques qui, à certaines périodes de l’histoire, ravagent le monde et transforment la vie des peuples.

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