Psychologie des temps nouveaux
CHAPITRE III
Les bouleversements politiques.
Rapidité de leur propagation.
Ayant déjà consacré un ouvrage à la psychologie des révolutions, je ne saurais m’étendre de nouveau sur ce sujet et me bornerai maintenant à étudier, comme exemple des grands bouleversements politiques, celui qui a désagrégé la Russie.
On y voit figurer tous les éléments des révolutions que nous avons observés ailleurs : mécontentement, action des meneurs, contagion mentale, caractère du peuple auteur de la révolution, etc.
En Russie, le mécontentement fut, avec l’espérance, le grand terrain de culture de la révolution. Comme dans tous les cas analogues, sous l’influence d’excitations agissant dans le même sens, les volontés unifiées devinrent un torrent qu’aucune barrière ne pouvait endiguer.
Ce fut surtout par contagion mentale que la révolution russe se propagea. Pour comprendre son influence sur les Russes, il faut d’abord connaître leur psychologie.
L’âme russe est construite sur un plan fort différent du nôtre. Faute d’armature ancestrale, elle ne possède aucune stabilité. Ses convictions sont des convictions fugitives résultant uniquement de l’impulsion du moment. Le Russe est sincère quand il prend un engagement et non moins sincère quand il ne l’exécute pas.
Cette impulsivité extrême livre l’âme russe à tous les entraînements et sa moralité à toutes les tentations. Du paysan au ministre, les consciences s’achètent facilement. Le cours de la guerre l’a trop clairement montré. On sait maintenant qu’avant la révolution le président du conseil et divers ministres soudoyés par l’Allemagne préparaient une paix séparée.
Les seules influences capables de dominer fortement l’âme russe sont les convictions mystiques. Propagées par contagion mentale, elles la stabilisent dans un sens déterminé, tant que leur action persiste.
Si absurde que puisse être le but d’une secte mystique, si durs que soient les sacrifices exigés de ses adeptes, elle est toujours sûre de trouver en Russie de nombreux adhérents. C’est chez un tel peuple seulement que pouvaient prospérer des sectes comme celle des Skopzy qui, de nos jours encore, imposent de si cruelles mutilations à leurs fidèles. Chez lui seulement pouvaient prospérer des hallucinés comme le célèbre moine Raspoutine, assez puissant à la cour pour faire nommer ou révoquer à sa volonté ministres et généraux.
En résumé, le Russe a une âme de primitif et reste inapte à se diriger lui-même. Le knout et les convictions mystiques sont les uniques éléments ayant réussi jusqu’ici à le conduire.
Sur de telles âmes, des idées simples, chargées de promesses et d’espérances, exercent un pouvoir contagieux considérable. Or elles étaient pleines de séduction, les promesses bolchevistes.
D’abord et avant tout, celle d’une paix ardemment souhaitée par des multitudes combattant pour une cause qu’elles ne comprenaient pas et désorientées par de trop visibles trahisons.
Puis la séduisante conception d’égalité absolue, que venait vérifier des nominations comme celle d’un simple matelot promu ministre de la Marine et d’un sous-officier sautant tous les grades pour être nommé général en chef des armées.
Enfin, promesse de la propriété du sol pour les paysans et enrichissement des ouvriers devenus seuls maîtres des usines.
Réaliser tant de promesses nécessitait beaucoup d’argent. Les subventions allemandes et le pillage méthodique des fortunes privées en fournirent suffisamment. Les foules se persuadèrent que le paradis allait être établi sur terre et la propagation révolutionnaire fut instantanée.
Cette propagation rapide de certains mouvements révolutionnaires est un phénomène observé dans beaucoup de révolutions soit religieuses comme la Réforme, soit politiques comme la révolution de 1848.
La diffusion presque immédiate de l’Islamisme constitue également un des plus frappants exemples de cette rapidité. Elle fut si soudaine et si étendue que les historiens peu familiers avec certaines lois psychologiques régissant les croyances renoncent à l’expliquer.
De cette histoire typique, je rappellerai un fragment prouvant expérimentalement l’instantanéité de propagation de croyances n’ayant cependant aucun élément rationnel pour soutien.
Remontons d’une douzaine de siècles la ligne du temps et transportons-nous à la cour du roi de Perse, souverain très puissant, se qualifiant volontiers de roi des rois.
Nous sommes au VIIe siècle après J.-C. vers le début de l’Hégire. Les vastes empires qui rayonnaient jadis sur l’Orient ont disparu. Rome n’est plus qu’une ombre. Byzance supporte difficilement l’héritage des civilisations antérieures. La Perse seule s’accroît chaque jour.
Aucune sagesse humaine ne pouvait alors pressentir qu’au panthéon des dieux venait de naître une divinité nouvelle qui soumettrait bientôt une partie considérable de l’univers à ses lois.
Assis sur un trône de marbre incrusté d’or dans la grande salle d’audience de son palais, le roi de Perse songeait.
Dernier représentant de cette illustre dynastie des Sassanides qui gouvernait depuis des siècles son antique empire, il avait brillamment continué leur œuvre. De l’Indus à l’Euphrate, sa puissance était redoutée. Pourquoi ses états ne deviendraient-ils pas aussi vastes qu’à l’époque glorieuse des grands rois Achéménides, contemporains d’Alexandre ?
Continuant à méditer sur sa future grandeur, le roi contemplait d’un œil distrait les envoyés lui apportant des tributs, quand, soudain, un esclave vint lui dire que des émissaires arabes mal vêtus, mais de mine fière, insistaient pour être introduits.
Des Arabes ! Que pouvaient bien lui vouloir ces lointains nomades, ignorés par l’histoire, et dont il n’avait que très vaguement entendu parler ?
Curieux de le savoir, le roi ordonna de les faire entrer. Ils parurent, s’approchèrent du trône et sans se prosterner comme l’exigeait l’usage, tinrent au monarque cet altier discours :
« Le calife de la Mecque nous envoie vers toi pour te donner à choisir : ou adopter la foi du prophète, ou payer tribut, ou voir ton empire détruit par nos armes. »
Irrité d’une telle insolence, le monarque ébaucha un geste vers le garde qui, figé comme une statue de bronze, se tenait derrière lui, son long sabre à la main. Puis, se ravisant, il haussa les épaules et murmura avec dédain :
« Ce sont des fous. Qu’on les renvoie. »
Trois mois plus tard, le roi des rois était renversé de son trône. Son empire tombait sous la domination des Arabes. Le drapeau de l’Islam flottait sur toutes les villes de la Perse. Il y flotte encore.
Le puissant souverain avait été vaincu par des armées matériellement très inférieures aux siennes, mais grandies par une foi mystique dont il ne soupçonnait pas la force.
On sait avec quelle rapidité l’empire arabe devait grandir.
En quelques années, l’Égypte, l’Afrique, l’Espagne étaient conquises. La France elle-même se voyait menacée, et il fallut toute la vaillance de Charles Martel pour arrêter l’invasion, arrivée jusqu’à Poitiers.
Après avoir, sous l’impulsion de leur foi, fondé un vaste empire et une civilisation dont nous admirons les vestiges, les Arabes furent vaincus par d’autres conquérants, les Mogols, d’abord, les Turcs plus tard ; mais la contagion mentale de convictions fortes ayant obligé les vainqueurs à l’adoption de la foi religieuse de vaincus d’ailleurs plus civilisés qu’eux, l’islamisme continua son expansion. Après avoir envahi l’Inde, il s’étendit jusqu’aux confins de la Chine et les dépasse aujourd’hui.
L’histoire de la fondation de la puissance arabe, celle des Croisades, celle de la soumission de 400 millions d’hommes à la foi bouddhique, celle de l’extension de la révolution française et, de nos jours, celle de la propagation du bolchevisme, sont des événements de nature identique, que la psychologie moderne seule peut expliquer.
Les historiens rationalistes les comprennent fort mal et sont irrités de voir le rôle formidable joué par les hallucinés dans l’histoire du monde.
Ce rôle cependant fut prépondérant. Sous leur influence, de puissantes civilisations ont surgi et d’autres ont péri. La grandeur des effets engendrés étant sans rapport avec la petitesse des causes on peut s’étonner que parce qu’un nomade illuminé eut sous sa tente de vagues visions, le monde ait été bouleversé. Il le fut pourtant, et du fond de son tombeau, ce redoutable visionnaire domine encore les sentiments de plusieurs millions d’hommes.
La propagation de certains mouvements révolutionnaires modernes ne s’explique pas seulement par la séduction mystique de croyances promettant à chacun l’égalité, la fortune et le bonheur. Elle est favorisée aussi par d’autres motifs qui peuvent se résumer en quelques lignes.
Les grandes civilisations se compliquant beaucoup avec le progrès, laissent derrière elles dans leur course rapide une foule d’êtres n’ayant pas les capacités nécessaires pour les suivre. Ils constituent l’armée immense des inadaptés.
Ces inadaptés restent naturellement des mécontents et par conséquent des ennemis de la société où ils ne trouvent pas la place dont ils se croient dignes.
Toutes les révolutions les eurent pour adeptes. Ils ont surgi en France sous la Terreur, puis sous la Commune, puis en Russie aujourd’hui. A leur tête se mettent invariablement des politiciens avides de fortune ou d’honneurs et dont le bruyant altruisme masque des instincts égoïstes souvent très bas. Le monde a parfois manqué de Catons mais jamais de Catilinas.
Ces inadaptés existent également, quoique à un degré moindre qu’ailleurs, en Allemagne et ses gouvernants commirent une erreur psychologique en le méconnaissant. Favoriser à l’étranger la propagande socialiste c’était ignorer les lois de la contagion mentale et s’exposer à devenir victimes du fléau déchaîné par eux. Ils n’ont compris leur erreur qu’en voyant la révolution se développer dans leur propre pays.
Les prisonniers allemands en Russie, qui avaient observé les bolchevistes à l’œuvre et aidé volontiers à cette œuvre, retenaient de leurs doctrines qu’elles seraient pour eux l’affranchissement d’une discipline très dure. Cette idée simpliste d’affranchissement était évidemment plus séduisante que les théories pangermanistes, sans intérêt pour de simples soldats.
Les gouvernants allemands se trouvèrent à l’égard du bolchevisme, pour l’extension duquel ils dépensèrent tant de millions, dans la situation de ce sorcier d’une vieille légende qui, connaissant la formule magique capable de faire surgir un torrent fut submergé par lui, faute de savoir les mots capables de l’arrêter.
En raison même du pouvoir contagieux des mouvements populaires, il est toujours plus facile de les provoquer que de les refréner. L’Allemagne, la Prusse et surtout l’Autriche en firent jadis l’expérience, lorsque la révolution de 1848 propagée par contagion dans une grande partie de l’Europe finit par les atteindre. En Autriche cette propagation eut pour conséquence l’abdication de l’empereur Ferdinand en faveur de François-Joseph. Ce dernier en fut bientôt réduit à solliciter le secours d’une armée russe pour combattre les Hongrois qui s’étaient déclarés en République. Il ne triompha d’eux que par une longue série de massacres.
Ce chapitre avait surtout pour but de montrer avec quelle rapidité peuvent se propager les mouvements religieux et révolutionnaires dès qu’ils impressionnent l’âme des foules.
Cette constatation fondamentale rend intelligible l’extension du mouvement bolcheviste que nous étudierons dans d’autres chapitres. Ce n’est pas en réalité, comme on le fait généralement, à une foi politique qu’il faut le comparer, mais aux grands mouvements religieux tels que l’islamisme.