X... Roman impromptu
PIERRE VEBER
VII
OÙ LE CAPITAINE REMET SUCCESSIVEMENT SA REDINGOTE
ET UNE PERSONNE QU’IL A CONNUE
AUTREFOIS
Resté seul, Léon prêta une oreille distraite aux bruits d’à côté ; il n’eut même pas la tentation de placer son œil au trou de la serrure. A quoi bon ? Tout vient à point…
Il ne profita pas de ce répit pour descendre dans son laboratoire intime et s’analyser. Le capitaine, on l’a dit, était de ces hommes forts, mais peu compliqués, qui vivent les minutes comme elles viennent. Seulement, il avait le souci d’être à la hauteur des circonstances, et il repassait en lui-même les images licencieuses dont, à l’ordinaire, l’évocation était d’un effet sûr.
En même temps, il défaisait ceux de ses vêtements qui demandaient le plus de travail à enlever. Certes, il eût été malséant à lui d’ôter tous ses linges ; mais certains gestes de gens qui se dévêtissent sont assez gauches et vulgaires, et le capitaine ne voulait pas les exécuter en public. C’est ainsi qu’il défit ses bottines sans les ôter et déboutonna son gilet de flanelle sous sa chemise, afin de le quitter en même temps que celle-ci, le moment venu.
Il était prêt : en deux mouvements, il pouvait se transformer de même qu’au théâtre les mendiants se muent en fées. Un timbre sonna. Le capitaine pensa :
— Tiens ! elle a gardé la femme de chambre… Tant mieux, car j’ai faim. Voici le bon gîte et, tout à l’heure, le reste ; un bon souper sera de rigueur ensuite.
On frappa ; il dit, sans se retourner :
— Entrez !
— Mon cousin Bigorneau, excusez-moi de venir vous déranger. J’arrive de Limoges et je vous demande l’hospitalité pour une nuit.
Le capitaine bondit vers l’arrivante, une vieille dame à repentirs blancs. Vous croyez peut-être qu’il perdit son sang-froid ? Nullement ! En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire (et pourtant j’écris assez vite), il envisagea la situation :
— Bon ! une parente de province débarque chez Bigorneau sans être attendue… d’ici à deux secondes, Élise va entrer dans la chambre… l’adultère sera aussitôt constaté par cette cousine… elle préviendra Bigorneau, qui fera une musique impossible… en tout cas, la réputation de la chère aimée est compromise… Du toupet, comme disait Danton.
Aussi, d’une voix où la politesse cachait mal l’irritation, il s’écria :
— Bigorneau ? Vous vous trompez, madame : ce n’est pas ici, c’est au-dessus ! Sonnez fort.
Et mentalement, il ajouta :
— Au-dessus, c’est un appartement à louer ! Tu resteras bien dix minutes, et cela me donnera le temps de déguerpir.
La vieille dame sortit, en s’excusant. Elle avait à peine disparu que le capitaine repassa en hâte son gilet et sa redingote, ramassa sa cravate, boutonna divers hiatus naguère savamment préparés et coiffa son chapeau. Au moment de sortir, il se demanda s’il importait de prévenir Mme Bigorneau ; il conclut :
— Ça prendrait trop de temps. La vieille va redescendre chez le concierge, qui la conduira ici. Ces dames s’arrangeront.
Il se contenta de placer bien en vue une carte de visite sur laquelle il avait écrit au crayon :
« Chère madame,
« Je descends chercher de la bière. Ne vous impatientez pas.
« L. »
Puis il se glissa dans l’antichambre et, de là, dans l’escalier. Au palier supérieur, la vieille cousine ne se lassait pas d’éveiller à coups de sonnette les échos de l’appartement à louer.
Le capitaine descendit, demanda « la-porte-s’il-vous-plaît » et sortit d’un pas gaillard.
Le ciel affichait toujours le même nombre d’étoiles. Pas une de moins. Mais le Moulin n’était plus Rouge à cette heure tardive, et les rues s’allongeaient dénuées de passants.
Le capitaine avait faim. Il consulta son gousset : y tenaient congrès quatre effigies de Napoléon III, chacune de la valeur de 1 franc. Il calcula : « 2 francs de chambre, 1 franc de viande, et 0,30 de vin. Cela me permettra d’attendre le jour ; j’irai demain réclamer mes biens avenue Montaigne. »
A grands pas, il se dirigea vers la rue Montmartre, où il savait trouver une charcuterie de nuit. Sur son passage, les cafés fermaient ; la guillotine articulée des devantures s’abaissait lentement ; les gaziers avec leurs perches prenaient au vol les papillons de clarté des réverbères ; au seuil des brasseries, des messieurs et dames tout en fourrures choisissaient des points de direction vers Cythère. Le capitaine soupira, car il était resté sur son appétit d’amour, et il regrettait d’être dépareillé. Il traversa les boulevards, et c’est vainement que des fantômes lui proposèrent d’acheter le Soir.
Rue Montmartre, une charcuterie, très éclairée, versait des torrents de lumière sur ses obscurs contemplateurs. Au centre, dominant comme en une apothéose l’harmonie des galantines et des têtes roulées, des veaux piqués et des foies-gras, une dame en tablier blanc et en fausses manches de toile candide, coupait des tranches minces et larges à même les terrines, puis elle les insérait dans la fente d’un morceau de pain, les bénissait d’un signe de croix de moutarde, y joignait deux cornichons, un peu de gelée, un sourire, et tendait le tout à l’acheteur.
Auprès d’elle, des sous-chéroubim affûtaient des couteaux, détachaient des boudins, séparaient des côtelettes et taillaient dans la plaie incurvée des jambons roses. Et la procession des noctambules affamés défilait sans cesse devant le comptoir féerique. Du doigt, ils désignaient leur emplette, ou bien fouillaient avec une fourche dans les compartiments d’un échaudoir, en retiraient une saucisse plate. Et le couvercle de la boîte, en se rabattant, soufflait une exquise haleine de bonnes choses pas chères en train de mijoter.
C’étaient des gens de toutes castes, des brahmanes en riches pelleteries, des yoghis journalistes sortant de leurs antres, des pârsis du high-life en habit, accompagnés de leurs petites amies, très égayées de souper avec les mangeailles des pauvres ; puis les parias, les va-nu-pieds et les traîne-savates qui venaient varier un peu la monotonie d’avoir toujours faim. Et, auprès, des hétaïres horribles, de celles qui font illusion aux seuls poivrots et leur vendent à bas prix des faveurs défraîchies ; en cheveux et vêtues de peignoirs sombres, elles discutaient à haute voix les mérites des charcuteries, avec des allusions d’une traditionnelle grivoiserie.
Dans l’angle le plus reculé de la salle, sous les pendentifs des quartiers de lard, un vieux bonhomme, accroupi, chantait doucement un refrain empreint d’un maniérisme dix-huitième siècle :
Le capitaine entra et jetant, d’un geste noble, l’effigie de l’homme de Sedan :
— Vingt sous d’assortiment ! demanda-t-il.
Une des mégères le dévisagea, puis s’écria :
— Bah ! Léon !!
A l’appel de son prénom, le capitaine eut un mouvement involontaire ; la femme en cheveux s’excusa :
— Vous offensez pas si je vous appelle Léon : c’est que vous ressemblez en mieux à une personne…
— … Que vous avez beaucoup aimée, peut-être ? répondit-il en riant.
— Ah ! fichtre non ! pas des masses ! Mais ça, ça me regarde, pas vrai ?
— Elle a bu, pensa le capitaine, elle a peine à se tenir debout.
— Alors, reprit la femme, c’est pour ça que j’ai dit : « Tiens, Léon ! » Ça m’a remué des souvenirs… Non, ne prenez pas de terrine de lièvre ; ils la font avec du bœuf avarié. Prenez plutôt une petite queue de porc : ça ne trompe pas… Oui, Léon, le seul homme qui m’ait laissée indifférente… enfin, mon mari.
— Vous avez été mariée ? fit le capitaine d’un air dégagé quoique empressé.
— Un peu, mon neveu. J’ose le dire, je n’ai pas toujours été ce que je suis ! j’ai occupé un rang dans la société… A ta place, je demanderais moins de gelée et un peu plus de cornichons, mon gros chien… J’ai été une femme honnête. Seulement, tu comprends, je suis seule sur le globe, j’ai plus d’appui ; mon amant a été fait la semaine dernière, et me voilà sans un bras pour me défendre. Ce qu’il me faudrait ce serait un homme comme toi, ni beau ni laid, mais fidèle et sûr, et pas trop exigeant sous le rapport de l’argent.
— Alors, dit Léon, soudain intéressé, vous fûtes mariée ?
— Je viens de te l’annoncer… Avec un type à son aise… Passe-moi un de tes cornichons… merci… Avec un soldat et un gradé, encore…
— Ah ! Et il est mort ?…
— Oui… non… sais pas… pas curieuse… je l’ai lâché.
— Vous avez quitté le domicile conjugal ?
— Oui, j’ai quitté le… chose… Encore un cornichon s’il t’en reste… j’ai filé en compagnie d’un ami de mon mari, un civil, il y a dix ans. J’avais assez des militaires.
— Vous avez déjà connu des militaires ?…
— Oui, tous les officiers du régiment de mon mari… C’était une enquête personnelle que j’avais commencée ; j’avais tenu à la mener jusqu’au bout.
J’ai voyagé avec mon civil, et, à Alexandrie, il m’a plantée là, pour s’enfuir avec une connaissance de wagon… Voilà… on se prend les uns aux autres et on se quitte les uns pour les autres… C’est ça la vie… Redemande donc du veau piqué. Non, c’est moi qui te l’offre, tu me plais. Fais donc pas de fierté.
— Pourtant, dit le capitaine dont la curiosité n’était pas moins piquée que le veau qu’il mangeait, votre mari n’a pas couru à vos trousses ?
— Ouiche ! Il n’était pas assez dégourdi : un capitaine d’habillement…
— Oh ! reprit-il, soudain éclairé, un officier du 270e, hein ?
— Bah !… Tu l’as connu ? Léon Napau… Tu lui ressembles en mieux.
Elle continuait à parler ; mais Léon ne l’écoutait plus. Il la reconnaissait à cette heure : c’était Célia ! Mais combien enlaidie depuis dix ans ! devenue grasse, informe, la figure couperosée, les yeux rouges, la voix rauque. Elle lui plut ainsi : il lui trouva désormais l’attrait des choses détraquées. Lui qui voulait tout à l’heure connaître des filles, il était servi à souhait ; en outre, il pouvait s’offrir cette spéciale vengeance : devenir incognito l’amant de cœur de cette femme qui jadis l’avait tant détesté et trompé.
Il lui dit donc :
— J’ai été l’ami de Léon Napau !
— Un ami de Napau, avec qui je n’ai pas encore couché ! Tu serais le seul ! Il faut réparer cet oubli.
Et elle l’entraîna au dehors.