X... Roman impromptu
GEORGES COURTELINE
V
OÙ LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE AVEC UN
NOUVEAU PERSONNAGE
Cependant, à l’angle du boulevard et de la rue Germain-Pilon, un vieillard blanc, bien que vert encore, allait et venait, d’un pas fébrile. Un manteau de couleur foncée l’enveloppait des pieds à la tête, et, à la lueur d’un bec de gaz fiché dans le plâtre d’un mur, au-dessus d’un bureau de tabac, les rares passants pouvaient voir des larmes échappées de ses yeux rouler sur sa barbe de neige en gouttelettes pressées et fines.
— Oh ! honte ! murmurait-il ; oh ! cruel attentat, dont mon honneur, après vingt ans, garde encore la brûlure ardente !… Quoi ? tu conserveras, cœur déçu, tendre et éternel blessé, le souvenir perpétuellement frais de ton affront ?… Quoi ? jusqu’aux portes du tombeau, tu sentiras couler doucement le sang de ta plaie incurable ?…
La neige s’était mise à tomber ; mais le vieillard, tout à sa pensée, semblait ne pas s’en être aperçu. Soudain, élevant vers le ciel un regard de hautain défi :
— Eh bien, cria-t-il, sois maudit ! Dieu d’inclémence, Dieu d’injustice ! toi que, depuis vingt ans, je prie en vain, toi que n’a pas su émouvoir le spectacle de ma douleur, toi de qui, depuis vingt années, j’implore inutilement le concours et l’intervention toute-puissante, demeure à jamais abhorré ! Je jette ton nom en pâture à l’exécration des générations à venir !
Comme il achevait ces épouvantables blasphèmes, une voix, dans l’éloignement, chanta :
Nous avons dit du vieillard qu’il était déjà blanc et vert.
Soudain il devint rouge.
— Si c’était lui !… murmura-t-il.
Puis, avec un affreux sourire :
— Oh ! connaître enfin cet Ennemi !… le tenir là, l’écraser de mes genoux écumants, arracher à son épouvante un aveu dans un dernier râle !!!
La voix, qui se rapprochait, reprit :
Le vieillard avança la tête, s’efforçant à pénétrer les ténèbres de cette nuit d’hiver.
Un promeneur attardé s’avançait les deux mains enfouies dans les poches. C’était un homme aux puissantes épaules, à la moustache grisonnante achevée en fil de fer. Il était décoré de la Légion d’honneur, et son buste roulait sur ses hanches avec ce mouvement de steam-boat particulier aux personnes qui ont longtemps porté l’uniforme.
— Allons ! prononça le vieillard d’une voix que lui seul entendit. Assurons-nous à l’instant même !
Et, aussitôt, bondissant hors de la ligne d’ombre, coulée du pied des maisons, qui le dérobait aux regards :
— Halte ! cria-t-il. Halte-là !
Le capitaine (nos lecteurs l’ont déjà reconnu) eut un léger recul effaré.
— Eh ! fit-il.
D’une voix où l’irritation le disputait au mépris :
— Oses-tu bien, reprit le vieillard, venir troubler la quiétude du lieu qui fut témoin de tes crimes ? As-tu la mémoire si courte ou le remords pèse-t-il si peu sur ta conscience que tu ne redoutes pas d’insulter de vociférations incongrues ces mêmes échos qui, il y a vingt ans, retentirent de cris de la victime ? Souviens-toi ! Ah ! souviens-toi !… Songe à cette nuit détestable où, dédaigneux des lois sociales, ternissant à la fois l’éclat de mon blason et la pureté irréprochable d’un nom que ton infortuné père avait porté avant toi, tu imprimas la plus infâme des souillures aux fastes mêmes de l’Histoire. Ai-je besoin de t’en dire plus long ? Me contraindras-tu à l’horreur de piétiner une fois encore les boues sanglantes du passé ?… Dois-je te rappeler de quel attentat monstrueux tu flétris, pour l’éternité, les mânes glorieux de Thémistocle ?
Froid mais correct, le capitaine souleva au-dessus de son front le chapeau haut de forme qui le coiffait, un chapeau aux ailes retroussées, larges et creuses comme des péroraisons de discours académiques.
— Une simple question, fit-il. Est-ce que vous auriez l’intention de vous payer ma figure ?
— Mais… fit le vieillard.
Il poursuivit :
— C’est parce que de deux choses l’une : ou vous êtes ivre ou vous êtes fou. Si vous êtes fou, allez vous faire soigner ; si vous êtes ivre, allez vous mettre au lit. Il est minuit et demi ; j’ai affaire ; et je vous prie de me lâcher le coude.
Le vieillard eut un rictus dont rien ne saurait exprimer l’excès de féroce ironie :
— Ne tente pas de nier, reprit-il. Tu souillas — et de quelle façon !… — le fantôme du grand capitaine dont s’illustre l’antiquité. Mais ce ne devait être là que le point de départ d’une existence vouée tout entière à la débauche ! Pourquoi faut-il qu’aveugle aux larmes de ta mère, sourd aux justes représentations de ton aïeul expirant tu n’aies pas opposé la digue de la pudeur au flot envahissant de ta perversité précoce ? Hélas ! la soif des voluptés malsaines torturait ton cœur de damné ! Les plus infâmes appétits se jouaient, pareils à des jeunes agneaux, en ton âme, plus immonde cent fois qu’une sentine !… La coupe des plaisirs était là, offerte à ta concupiscence. Un mouvement eût suffi pour l’écarter de tes doigts !… Ce mouvement, tu ne le fis pas. Ta main s’avança, tremblante de désir, et, dix minutes plus tard, tu avais ajouté à la liste, déjà si longue, de tes crimes, la plus noire, la plus monstrueuse, la plus infâme des turpitudes : TU AVAIS ARRACHÉ MILTIADE A SES DEVOIRS !!!
Il y eut un instant de silence.
— Oui, enfin, c’est une idée fixe, déclara doucement le capitaine. Eh bien ! je dois vous en prévenir, je suis un homme très patient, mais il ne faut pas abuser. Je vous répète que j’ai affaire.
— Ne m’oblige pas, reprit le vieillard, à te replacer sous les yeux la liste de tes forfaits sans nombre.
— Voulez-vous vous en aller ?
— Ne me force pas à évoquer ici le visage baigné de larmes du jeune et triste Astyanax, enlevé par ta main criminelle à la plus tendre des mères.
— Voulez-vous vous ôter de là ?
— N’exige pas que je fasse revivre, en un tel lieu et à cette heure, les hurlements d’Anadyomède…
— Voulez-vous me laisser passer ?
— … les plaintes d’Héliogabale captif…
— Nous allons nous fâcher, mon brave.
— … les cris de vengeance des Thébains…
— Pour la dernière fois, oui ou non, voulez-vous…
— … et des lamentations, si légitimes, hélas ! des Chiottes que tu massacras !!!
Le capitaine, quand le sang lui montait à la tête, devenait vert comme un poireau.
A ces mots, plus pâle qu’un linceul :
— Vous dites ? cria-t-il. Vous dites ?
— Je dis, expliqua le vieillard, que les infortunés habitants de l’île de Chio…
Mais il n’en put dire plus long.
— Moi !… j’ai massacré des chiottes ! hurla le capitaine, ivre de rage. Moi, j’ai massacré des chiottes !… Ça, par exemple, c’est trop fort !…
Les yeux lui sortaient de la tête, à l’évoqué de cette extravagante boucherie. Il perdit, du coup, toute mesure, et, envoyant à un demi-mètre derrière soi cette main qui avait tant de fois indiqué aux soldats le chemin de la gloire, il la ramena, grand ouverte, sur le visage du vieillard.
Dans le silence de la nuit, le vieillard sonna comme un gong.
Il fléchit sous le coup. Puis, s’étant redressé :
— Je me suis trompé, déclara-t-il sur le ton de la plus extrême politesse : vous n’êtes pas celui que je cherchais. Veuillez agréer mes excuses.
A cette déclaration inattendue :
— Qui donc êtes-vous, homme étrange ? questionna le capitaine d’une voix où balbutiait l’angoisse.
L’inconnu fit un pas en avant et, fixant sur les yeux de son interlocuteur ses yeux, que les pleurs et les veilles avaient comme enfoncés au fond de leurs orbites :
— Vous voulez le savoir ? fit-il.
— Oui.
— Vous l’exigez ?
— Je l’exige.
— Prenez garde à ce que vous me demandez !… Dieu ne veut pas qu’on viole ses secrets !…
— Je ne crois pas en Dieu.
— Malheureux !…
— Je ne crois pas en Dieu, vous dis-je !
— Craignez du moins.
— Je ne crains rien. La peur, vieillard, m’est inconnue.
Le vieillard soupira longuement.
— Soit ! fit-il, qu’il soit fait selon votre désir.
Et, s’étant penché à l’oreille du capitaine, dont le cœur battait à se rompre :
— Apprenez toute la vérité, prononça-t-il avec une solennelle lenteur : je suis le vidame de Buthenblant !…
— Le vidame de Buthenblant !!!
— Lui-même.
Le capitaine poussa un cri terrible et s’évanouit.