X... Roman impromptu
JULES RENARD
XXIII
DE PLUS EN PLUS LOUFOQUE
OU LE SUICIDE DU MOHICAN PAR L’ASSASSINAT
— Puisque Marthe est morte, se dit le Mohican, il ne me reste plus qu’à mourir.
C’était facile. Dans une ville aussi capitale que Paris, les occasions ne manquent pas, Dieu soit loué, et, si l’Aiguille avait pu se contenter d’une mort commune et raisonnable, ce serait déjà fait. Mais notre littérature abondante gâterait le sauvage le plus naturel et du meilleur teint. Et l’Aiguille dévorait chaque soir, avant de se coucher, le roman du jour.
Tout le monde s’accorde sur ce point qu’il y a trop de livres. Les auteurs le disent, les éditeurs le répètent, et le public le prouve. Jamais vérité ne fut plus unanimement reconnue. Chacun voit le mal, et personne ne propose le remède, si aisément applicable : puisque les auteurs écrivent trop, qu’ils écrivent moins. Puisque les éditeurs éditent trop, qu’ils éditent moins. Et, puisque le public ne peut pas tout acheter, qu’il prenne la sage résolution de n’acheter rien. De sorte qu’auteurs, éditeurs et public se trouveront enfin dans la nécessité d’être assez aimables pour nous ficher la paix.
Je commence.
Après avoir légué aux hôpitaux sa part d’un héritage sur lequel il ne comptait plus, l’Aiguille se mit à chercher un genre de mort digne de lui. Aussitôt ses lectures l’égarèrent. Il demanda à l’histoire ancienne des exemples de fins tragiques et singulières. Quelques-uns lui parurent si démodés qu’il les écarta sans les essayer. Mais deux ou trois le séduisirent par leur simplicité, d’ailleurs moins réelle qu’apparente.
D’abord, il acheta au Terminus une livre de raisins à grosses graines et l’avala gloutonnement. Tous les pépins passèrent droit ; aucun ne voulut passer de travers.
Ce premier échec faillit décourager le Mohican. Heureusement, les gens qui se suicident n’ont pas leur tête à eux, et, le lendemain, sa folie le reprit.
Il se fit raser les cheveux jusqu’à paraître chauve, et se promena sur les trottoirs, le crâne à l’air.
Les piétons ne le remarquèrent même pas et les voyageurs des impériales d’omnibus se dirent :
— C’est un homme qui a perdu son chapeau, emporté par le vent.
Et ce fut tout. Rien ne changea dans l’ordre des choses. Aucun aigle n’imagina de confondre le crâne poli de l’Aiguille avec un rocher et n’y laissa tomber une tortue pour la casser.
— Cette vieille femme a plus de chance que moi, se dit le Mohican.
En effet, la vieille femme poussait devant elle une petite voiture pleine de tortues grouillantes. Mais toutes, quoi qu’en pensât l’Aiguille, n’étaient pas tombées d’une serre d’aigle.
L’idée lui vint alors de se tuer comme le roi de France Louis XII, qui mourut d’épuisement « pour avoir voulu faire du gentil compaignon avecques sa femme ».
Mais Marthe était morte, et les autres femmes parlaient peu au cœur du Mohican inconsolable.
D’après Agrippa d’Aubigné, comme Henri IV faisait ses affaires dans la huche d’une paysanne, celle-ci accourut, furieuse, pour lui fendre la tête d’un coup de serpe. On l’arrêta à propos.
Mais ce moyen, non plus, n’est guère pratique.
— Allons mourir à la campagne, se dit l’Aiguille, et, je l’espère, d’autre chose que d’ennui, ajouta-t-il mystérieusement.
Il prit, gare Saint-Lazare, un billet pour Maisons-Laffitte et acheta au plus désert du parc quelques mètres de terrain.
Il divisa son lot en deux parties. Dans la première, il tria avec soin les culs de bouteille des mottes de terre qui pouvaient être cultivées, et ce fut le commencement de son jardin.
Sur la seconde, il bâtit une cabane. Il y mit le temps, car, au lieu de se procurer à prix d’argent les matériaux nécessaires, il préféra les voler. Une à une, il tira ses pierres des jardins du voisinage, et il les colla avec de la boue : il n’entrait pas dans sa pensée de construire un monument plus durable que l’airain.
Il trouva sur le chantier d’une nouvelle voie ferrée une pile de rails qui semblaient n’appartenir à personne. Il choisit discrètement le plus rouillé. Il en fit l’unique poutre de son immeuble. Il se garda de le couper, le bout qui dépassait pouvant servir un jour, s’il prenait à l’Aiguille fantaisie de s’agrandir. Toutefois, à l’extrémité, il suspendit un rameau de verdure, vulgairement dénommé bouchon, et dont le sens n’échapperait à personne. Pour les promeneurs altérés, ce serait une enseigne et, pour le garde du parc, le signe de joie d’un pauvre maçon content d’avoir fini sa bâtisse.
La couverture était une heureuse mosaïque de tuiles, d’ardoises et d’assiettes plates ramassées çà et là.
L’Aiguille obtint une fenêtre commode rien qu’en oubliant de mettre une pierre.
Il se refusa d’y poser un carreau : c’est inutile de creuser des trous si on les bouche après.
Il enfonça dans la terre, jusqu’au ventre, une barrique : voilà un puits et sa margelle.
Diverses villas inhabitées lui fournirent sa modeste batterie de cuisine.
Comme les lapins se multiplient avec une telle rapidité qu’on ne s’aperçoit jamais de leur disparition, il en ramena trois ou quatre couples par l’oreille et les installa dans des cages si ingénieusement comprises qu’une seule targette, tournant autour d’un clou, fermait deux portes à la fois.
Quant aux poules, elles vinrent d’elles-mêmes, poussées par leur instinct de liberté extravagante. Les poules dédaignent le grain tout prêt et n’ont de plaisir à chercher leur nourriture que là où elles ne trouvent rien.
Un coq, naturellement, les suivit.
La basse-cour de l’Aiguille fut vite au complet. De temps en temps, il attira un pigeon, d’un coup de fusil. Les gardes du parc entendaient, mais chacun se disait : « C’est un garde ! »
L’Aiguille fit surtout preuve d’habileté dans l’achat de ses vins. Il surveillait les départs des villégiateurs et s’offrant à reprendre les fonds de tonneaux, qu’il eût été trop coûteux d’emporter à Paris. Il les chargeait sur une brouette, y joignait des restes de charbon, des litres, des vieux balais, des torchons, faisait au besoin plusieurs voyages et disait chaque fois :
— Marchez ! On s’arrangera. Je paierai ce qu’il faut.
Au dernier voyage, il disait :
— Ne vous inquiétez donc pas. Rien ne presse. Vous reviendrez nous voir cette semaine. C’est si peu loin ! Nous ferons nos petits comptes. Je plumerai un poulet à votre intention. Les pêches de mon pêcher mûrissent. Vous en emplirez vos poches. Hâtez-vous : vous allez manquer le train.
Ainsi on s’arrangeait toujours. Et le mélange des fonds de tonneaux donnait au vin de l’Aiguille un petit goût qui n’était qu’à lui.
Grâce à son commerce prospère, le Mohican oubliait-il Marthe ? Renonçait-il à ses idées funèbres ?
Nullement, comme on va le voir. Patience ! S’il suivait le chemin le plus long vers la mort, il y arriva pourtant.
Une nuit, on frappa à sa porte.
Le Mohican sourit.
— Je parie qu’enfin les voilà, dit-il. Si j’avais un chien, il les éloignerait par ses jappements. J’ai eu bon nez de me priver de chien.
Il ouvrit la porte. En effet, c’étaient eux.
— Entrez, leur dit l’Aiguille. Je vous attendais.
Pastourelle et Picpante (il faut donner tout de suite leurs noms pour dépister la police) pénétrèrent dans l’humble demeure.
— Peut-on boire une bouteille ici ? demanda Pastourelle.
— Deux si vous voulez, dit l’Aiguille.
Il les servit, et Picpante, en jetant vingt sous sur la table :
— Réglez-vous.
L’Aiguille rendit la monnaie et eut soin de laisser rouler à terre une pièce d’or.
— Oh ! oh ! fit Picpante, vous en avez beaucoup comme celle-là ?
— J’en ai d’autres, dit simplement l’Aiguille.
Pastourelle et Picpante échangèrent deux regards, non sans résultat. L’Aiguille feignit la candeur et l’inattention.
— Où les serrez-vous d’ordinaire, vos jaunets ? reprit Picpante.
— Au pied de mon lit, dans une vieille chaussette.
— C’est bon à savoir, dit Pastourelle.
Il parla bas à l’oreille de Picpante.
— Demandez-le-lui tout de même, répondit Picpante, pour l’acquit de notre conscience. C’est une formalité !
— Voulez-vous, dit poliment Pastourelle au Mohican, nous donner votre chaussette économique ?
— Donner ? Non, dit l’Aiguille. Ce n’est pas pour me faire prier, mais l’argent se gagne. Que m’offrez-vous en échange ?
Pastourelle et Picpante tirèrent chacun un couteau de leur poche.
— Ces couteaux vous plairaient-ils ?
— C’est maigre, dit l’Aiguille. Si, au moins, il y en avait une douzaine.
— Ce sont des couteaux à répétition, dit Pastourelle.
— Voyons voir, dit l’Aiguille.
— Voyez, s’écrièrent ensemble Picpante et Pastourelle.
A ces mots, les deux misérables se précipitèrent sur le Mohican, et, l’un par devant, l’autre par derrière, ils lui livrèrent les douze coups de couteau promis.
Le temps de murmurer : « Marthe ! » de se rappeler, en une vision suprême, son pays natal, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, et le dernier des Mohicans expira pour la seconde et irrévocable fois.
Et, comme Pastourelle, généreux, voulait donner encore un coup de couteau, treize pour la douzaine, Picpante lui retint le bras :
— Assez, dit-il. Le mieux est l’ennemi du bien.