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X... Roman impromptu

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PIERRE VEBER

XXVII
X… FAIT UNE FIN

Le mariage de Maubeck de la Ware avec mademoiselle Odyle de Buthenblant fut un événement ultra select. Témoins de la mariée : Georges Courteline et lord Raleigh ; témoins du marié : Georges Auriol et Coquelin Cadet. Remarqué dans l’assistance MM…, etc., etc. ; enfin, il n’y avait que des ducs à c’te noce-là.

Durant la cérémonie, X… s’était senti très ému : il enviait le jeune couple, radieux parmi la gloire des orgues et l’apothéose des cierges. Il vint serrer la main de Maubeck, causa un instant avec le vieux de la Ware, qui le retint par sa croix du Nicham et lui dit :

— Ça ne vous tente pas ?

— Ma blessure est trop récente.

— Quelle blessure ?… Ah ! vous parlez de votre squaw. Elle est dans les terrains de chasse, auprès du Grand-Esprit. Vous ne resterez pas veuf à votre âge, que diable !… Il y a plus d’un mois que vous avez perdu Marthe : ne désirez-vous pas commencer à l’oublier ?

— Je pourrai la remplacer… Je ne pourrai pas l’oublier !

Il alla saluer la jeune mariée. Près de celle-ci Odette, sa sœur, était plus jolie que feu M. Jamais. Elle eut pour X… tout seul un sourire subtil ; elle lui serra la main avec une douce fermeté, et X… se souvint qu’un mois auparavant, lors des obsèques de Marthe, dans l’affectueux shake-hand de condoléance, elle lui avait semblé glisser une déclaration de candidature.

Il rentra, en remuant des songeries à la rose.

Or, la nuit suivante, X…, s’éveillant en sursaut, aperçut, assise sur le pied de son lit, une forme de lumière bleuâtre, et il reconnut Marthe. Il ne s’effraya point : en cette fin de siècle, l’Autre Monde voisine trop souvent avec celui-ci pour que les apparitions nous étonnent encore. Il dit :

— C’est bien aimable à toi d’être venue me voir.

— Je n’ai qu’un petit moment à te donner.

— Tu es casée, là-haut ?

— Oui, pas mal, au grand 7. J’ai mon jour de sortie par semaine, pas trop de travail et une bonne nourriture. Mais parlons de choses pressées. Mon pauvre chien, tu es soucieux : tu commences à t’ennuyer d’être seul.

— Ma douleur… débuta X…

— Oh ! je sais bien, on dit ça ; mais il faut être sérieux. Ça me flatte que tu me gardes ta foi ; pourtant je me mets à ta place : ta santé avant tout. Et puis, je te connais, tu finiras par faire des sottises… Et, si tu veux suivre mon conseil, tu prendras la petite Buthenblant, celle qui reste. Je suis sûre qu’elle ne te déteste pas.

— Tiens ! Mais c’est une idée… On peut essayer…

— Et, d’ailleurs, je t’avoue que j’aimerais être remplacée par une petite fille comme celle-là, bien convenable, bien douce, qui prendra soin de toi et ne bouleversera pas notre intérieur. Allons, bonsoir…

— Tu t’en vas déjà ?

— Oui : on me demande aux tables tournantes.

L’ombre de Marthe se pencha sur le front de X…, le rafraîchit d’un immatériel baiser et disparut par la fenêtre entr’ouverte.

Le lendemain matin, X…, en s’éveillant, fit son examen de conscience. Évidemment, feue Marthe avait raison, il était déjà blasé sur le plaisir d’être veuf. Donc, le collage le guettait : il fallait aviser. Odette passa dans le champ de ses réflexions, et, dès lors, son parti fut pris.

Après déjeuner, il revêtit sa redingote la plus longue, noua sa cravate la plus épaisse, chaussa ses souliers les plus brillants et choisit ses gants les plus clairs ; il s’en fut à l’hôtel des Buthenblant. Odette le reçut :

— Mon père s’excuse ; il est à votre disposition dans quelques minutes : le temps de réparer le désordre de sa sieste. Je vous tiendrai compagnie ; cela ne vous ennuie pas ?

— Du tout, au contraire : je viens pour ça. J’ai une chose à vous demander.

— Je parie qu’il s’agit d’une vente de charité !

— Non. Regardez-moi en face ! Maintenant, de profil ! Sincèrement, comment me trouvez-vous ?

— Vous n’êtes pas vilain, surtout depuis que vous avez coupé vos favoris. Le deuil vous va à merveille.

— Donc, vous m’accepteriez pour mari ?

— Ah ! c’est ça qui vous amène ?

— Je croyais… il m’avait semblé que je ne vous déplaisais pas ?

— Certes… Mais il n’était pas nécessaire de m’épouser… nous pouvions nous mettre ensemble sans ça… Après tout, vous avez raison… C’est une des faces de la question… Je commence à être en âge de me marier… mon bébé a besoin d’un père… et, puisque ma sœur est casée…

— Vous consentiriez peut-être ?

— Oh ! ne nous emballons pas. Examinons les faits. Ne croyez pas que je sois une jeune fille pervertie, cupide et sans cœur. Mais j’ai de l’expérience et je sais la valeur des choses ; à notre époque, les chaumières sont hors de prix, si les cœurs sont pour rien. Vous êtes veuf, et, de mon côté, j’ai un enfant. Ça se vaut comme position ; tous deux, nous sommes éprouvés dans les divers sens du mot. Vous n’êtes pas laid (presque la beauté pour un homme), et, moi je suis mieux que jolie. Kifkif. J’ai, du chef de ma mère, six cent mille francs placés à 5% en des industries solides ; mon père me servira en outre vingt mille francs de pension par an. Or, si je vous vends mon corbillon, qu’y met-on ?

— Un million, reprit X… J’en ai rapporté la moitié de mon voyage d’Amérique ; l’autre moitié me vient de ma femme, dont j’héritai. Tout en Fonds Anglais consolidés.

— Dans ce cas, nous pouvons nous dire, sans arrière-pensée, que nous nous aimons. Et, désormais, qu’il ne soit plus question d’argent entre nous !

Loyalement, ils échangèrent les arrhes des baisers sur les lèvres. Puis X… se rendit dans le cabinet de travail où le vidame avait l’habitude de dormir l’après-midi.

— Monsieur de Buthenblant, prononça-t-il, je n’irai pas par quatre chemins !

Et, aussitôt, il se perdit dans le fourré des circonlocutions et des préparations. Le vidame s’efforça de l’y suivre et, enfin, l’en tira brutalement :

— Aboutissez.

— Je viens… (au fait, vous avez raison)… je viens vous demander la main de votre fille Odette.

— Mon cher monsieur, fit le vidame, qui s’était rembruni, ma fille fera le mariage qui lui plaira, et Dieu me garde de contrarier ses inclinations en lui imposant ou même en lui proposant un fiancé.

— Je vous ai épargné ce souci ; je lui ai demandé à elle-même si elle m’agréait.

— Comment ? Vous avez osé… sans mon aveu…

— Dame ! puisque vous refusez de proposer…

— C’est un peu violent ! hurla le vidame, en se levant.

— Je ne suis point un parti splendide ; néanmoins, je ne suis point un mauvais… parti.

— Vous n’êtes pas assez riche !

— A nous deux, nous aurons cent mille francs de rente.

— La misère à Paris ! D’abord, Odette ne vous convient pas ; elle a un enfant…

— C’est autant de moins à faire, répondit pacifiquement X…

— Elle est très colère et coquette.

— Je suis très doux et j’aime que l’on s’habille bien.

— Elle n’est pas la femme qu’il vous faut, et vous n’êtes pas son homme.

— Dites que je ne suis pas votre homme !

— Puis vous êtes trop vieux !

— Moi ? J’ai l’âme d’un enfant.

— Alors, vous êtes trop jeune !

A ces mots, X… se leva à son tour :

— Vidame, prenez garde !

— Je ne veux pas d’un homme que sa femme a trompé à bouche-que-veux-tu !…

— Vidame !!

— D’un homme qui arrive on ne sait d’où…

— Vidame !!!

— Un vagabond qui n’a même pas de nom !

X… bondit et, prenant ses distances, envoya à toute volée sur la joue vénérable du père d’Odette un solide, retentissant et magistral soufflet qui coucha le vieil homme par terre. Les vitres en vibrèrent.

X…, soudain revenu à lui, contemplait son ouvrage avec horreur. Mais le vidame se releva prestement ; une joie intense lui illuminait la face :

— Dites ! oh ! dites ! il y a vingt ans, n’avez-vous pas connu, avenue Kléber, une femme mariée ?

— Il y a vingt ans ?… une vieille aventure de jeunesse. Oh ! ça n’a pas d’importance… Attendez donc… Oui… en effet… une femme dont je n’ai jamais su le nom…

— De grâce ! Rappelez vos souvenirs. Je suis sur la piste d’une certitude… Est-ce que vous avez connu cette femme longtemps ?

— Non. Un soir, le mari est rentré à l’improviste, et peu s’en est fallu que je ne fusse pincé. Près d’être arrêté, dans l’obscurité j’allongeai à ce fâcheux une gifle qui lui fit lâcher prise…

— Une gifle énorme, une gifle monstrueuse, dont j’ai vainement demandé la rime pendant vingt ans ! Car le mari, c’était moi, monsieur ! Ah ! vous pouvez vous vanter de m’avoir fait chercher !

X… comprit qu’il n’avait plus à espérer ; il prit son chapeau et se dirigea vers la porte :

— Monsieur de Buthenblant, quoiqu’il y ait prescription, croyez que je suis désolé d’avoir contribué à votre déshonneur. Veuillez excuser aussi le petit mouvement de vivacité plus récent… j’en suis durement puni. Adieu.

Le vidame l’arrêta :

— Où allez-vous, monsieur ? Ne me devez-vous pas une réparation pour les trois offenses : deux gifles et… le reste ?

— Assurément. Je suis à vos ordres.

— Alors, mon cher X…, j’exige la seule réparation logique…

— Laquelle ?

— Épousez ma fille !

X… tomba dans les bras du vidame, et, du fond de leurs cadres, sous l’embu des siècles, les portraits d’ancêtres sourirent approbativement.

Le vidame avait casé ses deux filles. L’une était mariée à Maubeck, l’autre était fiancée à X… Le lourd mystère s’était éclairci qui pesait depuis de longues années sur la vie des Buthenblant. Il semblait donc que le vidame n’eût plus de raisons valables pour vaguer et pour divaguer. Or il vagua et divagua de plus belle.

Il donnait depuis quelque temps des symptômes alarmants. C’est ainsi que nous l’avons vu, après le terrible accident du café du Théâtre, s’en aller dans les environs de la gare Montparnasse avec le plongeur de l’établissement, qu’il prit avec obstination pour le capitaine, et à qui il tint absolument à confier le secret de son existence.

Cependant, X… s’employait à réunir les papiers nécessaires à son mariage. Il lui manquait son acte de naissance, qu’il avait jadis prêté à une vieille négresse sans espoir de retour ; un certificat de domicile, qu’il ne pouvait obtenir de sa concierge, n’ayant pas les six mois de résidence exigés, et, enfin, son livret militaire, qu’un jour, dénué de ressources, il avait mis en loterie à la Nouvelle-Orléans.

Il n’avait, en somme, en fait de pièces d’identité, qu’une carte d’abonnement de dix douches sulfureuses, délivrée par un modeste établissement de bains.

Il vint à bout de ces difficultés.

Sa ville natale lui fournit un autre extrait de naissance. Il corrompit son concierge pour le certificat de domicile et se procura à la gendarmerie un nouveau livret militaire, moyennant huit jours de prison.

Enfin, la veille du mariage civil, il alla trouver le vidame et lui fit la révélation suivante :

— Père, aujourd’hui, et par faveur spéciale, vous allez savoir mon véritable nom. L’officier de l’état civil, circonvenu par moi, le prononcera à voix basse, au moment des questions d’usage, que personne dans l’assistance ne l’entendra. Ce nom, sur lequel je vous prierai de solidifier, à l’instant même, toute la cire de vos oreilles, ce nom, personne ne l’a jamais connu, si ce n’est mon père, ma nourrice et un médecin de village. Marthe elle-même, ma feue femme, n’a jamais eu de notions exactes sur ma véritable identité. Vous comprendrez que je ne me serais pas dissimulé sous le nom de X… pendant dix années et près de trente feuilletons si je m’appelais simplement Coignet, Coquillard ou Coromandel.

Il dit et se pencha vers l’oreille du vidame. L’effet du mot proféré à voix basse fut si foudroyant que le vieillard, tel un homme dégrisé, en recouvra pour quelques minutes la raison.

— Fichtre ! s’écria-t-il.

Et il s’inclina jusqu’à terre.

Puis il ajouta, employant une locution consacrée par son ami Courteline :

— Ce n’est pas de l’eau de boudin.

X… pensait alors : « J’ai peut-être eu tort de confier mon secret, mon terrible secret, à ce vieillard sans cervelle. »

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