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X... Roman impromptu

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TRISTAN BERNARD

XIX
OÙ LA SITUATION SEMBLE S’ÉCLAIRER, MAIS BIEN FAIBLEMENT

Le Mohican rugissait encore dans la salle de bal que Me Bigorneau était déjà rendu à sa chère étude et que Maubeck, tout à ses noirs projets, arpentait sinistrement la rue des Vieilles-Haudriettes.

Ce même jour, mesdemoiselles de Buthenblant, après les fatigues du bal, s’étaient levées assez tard et s’habillaient pour le garden-party de la comtesse de Romadère. Vénus Astarté, surgissant de son vaste tub d’onde amère, était plus marmoréenne sans doute, mais moins séduisante qu’Odette de Buthenblant procédant à sa toilette matinale, et, pour les murs tendus de la chambre claire, c’était le cas ou jamais d’avoir, non pas des oreilles, mais des yeux.

Odyle, déjà prête, sa fine tête blonde disparaissant entre deux manches énormes de surah vert clair, considérait longuement, appuyée à la cheminée, un fin portrait d’enfant.

— Tu ne devrais pas laisser traîner ainsi le portrait d’Albin, dit Odette. Moi, je cache soigneusement celui de mon petit Réginald. Pense donc : Courteline n’aurait qu’à entrer un jour dans cette chambre ! Lui qui nous croit si pures, si innocentes ! Quel sale coup pour la fanfare s’il apprenait que nous nous sommes… surtout qu’Albin te ressemble joliment !

— Ces bons gosses ! dit Odyle. Qu’il me tarde de les revoir ! Albin a trois ans et un mois, sans que ça paraisse, et ton Réginald va sur ses quatre ans. Je voudrais les avoir une minute, rien qu’une petite minute. Voici deux mois, sais-tu ? qu’ils sont à l’université d’Oxford.

— C’est égal. Nous avons bien fait de les y envoyer. Papa commençait à les raser avec son éducation spartiate.

— Cette idée d’avoir soûlé devant eux Fred, le palefrenier ! D’autant plus que, comme essai d’exemple salutaire, ça m’a paru plutôt raté. Fred était tellement drôle avec ses zigzags que les deux petits se sont mis à l’imiter. Ils étaient ravis. Pendant huit jours, ils ont joué à faire l’homme soûl, et ils ont conçu une grande admiration pour Fred, parce qu’il faisait l’homme soûl beaucoup mieux qu’eux.

Décidément, Courteline a tort s’il pense que le fait d’avoir eu un gosse, deux gosses, trois gosses suffit à rendre les femmes moins ingénues. Celles-là, Odette et Odyle, étaient aussi fraîches, plus fraîches encore qu’avant leur mésaventure. Étant mieux renseignées, elles ne s’égaraient pas, à l’instar de certaines vierges de leur âge, dans des hypothèses plus ou moins sadiques. Les hommes ne leur apparaissaient pas comme des êtres inconnus, mystérieux, minotauresques. A la suite de leur première expérience, elles disaient simplement : « Les hommes sont des canailles et des menteurs », sauf à s’imaginer, à la première déclaration d’amour émanant du premier godelureau venu, que celui-là, au moins, faisait exception à la règle. (Notation psychologique très subtile.)

Quand Odette fut prête, Odyle appela la vieille nourrice qui, les jours où elles étaient des jeunes filles bien élevées, les accompagnait chez leurs amies. Et il n’y avait de leur part aucune hypocrisie. Ce n’est pas le rang social, mais l’élégance de leur costume qui empêche les jeunes filles de bonne famille de sortir seules. (Fine remarque.)

Voici donc les petites Buthenblant en route avec leur gouvernante. Ce sont, tout compte établi, deux petites filles parfaites, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession plus facilement sans doute qu’après confession.

Quittons ces demoiselles au coin de l’avenue Montaigne et retournons au logis de X… Marthe et son mari, après une nuit calme, s’éveillent gaiement dans le grand lit d’acajou. Entrons… Non. Attendons un instant. On ne peut pas entrer en ce moment.

— Après déjeuner, dit X… à sa femme, j’irai prendre des nouvelles de notre ami l’Aiguille et voir s’il s’est bien tiré de son duel avec le notaire. Pendant ce temps, toi, qui n’as rien à faire, tu pourras pousser jusqu’à l’étude Bigorneau, où tu tâcheras d’avoir des tuyaux exacts sur cette fameuse succession. Tu me feras penser également, ce soir, à mon rendez-vous du Café du Théâtre.

X… sortit, comme il avait dit, sitôt son déjeuner terminé, et Marthe, une demi-heure après, quitta, elle aussi, la maison de l’avenue Montaigne. Mais elle n’avait pas fait vingt pas qu’elle tressauta. Le capitaine était devant elle.

— Aline ! dit-il avec une émotion, Aline ! j’ai à vous parler.

Qu’était donc devenu cet énergique homme de guerre depuis cette nuit inoubliable où, après de terribles pérégrinations, il finit par rencontrer son ancienne femme dans une charcuterie du quartier des Halles ? On se souvient qu’à ce moment le capitaine, de plus en plus énervé par des déceptions successives, n’avait pas été mécontent d’aborder à ce havre de salut. Il avait donc accompagné sa femme dans une vieille maison de la rue Saint-Honoré.

Cette vieille maison eût mérité d’être classée dans les monuments historiques, moins sans doute en raison de son architecture que des événements de haute importance dont elle avait été le théâtre.

On y montrait encore la salle basse où le sage Turgot, le lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes, se rencontra avec Agrippa d’Aubigné. On sait que cette entrevue fut en quelque sorte le signal de cette longue série de coups d’État qui débute par la conspiration des poudres pour aboutir si tragiquement à l’assassinat de Warwick.

A la même table où s’était signé ce complot, le terrible Concini devait élaborer plus tard son projet de blocus continental. Mais les historiens ne s’accordent pas sur ce point. Et l’autorité de Philippe de Commines est singulièrement diminuée par cette considération qu’ayant rompu toute attache avec Robert Peel et Buckingham, il devait être naturellement porté à ménager les susceptibilités de la famille de Habsbourg.

Après cette petite débauche d’érudition, revenons, s’il vous plaît, au capitaine, que tous ces souvenirs historiques occupaient moins à la vérité, que la perspective d’arriver prochainement à ses fins. A la lueur d’une courte bougie, ils montèrent l’escalier de pierre.

Comme ils arrivaient au deuxième étage, une porte s’ouvrit et une bonne apparut, qui dit précipitamment à la femme du capitaine :

— Madame, l’oncle Bob est là.

Madame eut un sursaut d’impatience. Elle se tourna vers le capitaine :

— Que c’est ennuyeux, chéri ! Tu ne peux pas rester ce soir. J’ai chez moi un vieil animal d’Africain que je ne peux pas balancer.

Le capitaine mordit sa moustache.

— Enfin, tant pis ! dit-il à la fin. Que veux-tu ? ajouta-t-il, résigné, j’en serai quitte pour revenir demain.

Il lui restait deux francs. Il alla coucher à l’hôtel du Renard-Blanc et de la Boussole.

Le lendemain, dans l’après-midi, il s’en fut prendre chez le concierge de l’avenue Montaigne les six chemises et le costume neuf que Marthe y avait fait descendre. Il trouva dans une poche un portefeuille et un billet de cinq cents francs. C’était une attention délicate. Le capitaine ne s’attarda pas à penser qu’elle eût été plus délicate encore si l’on avait joint au billet de cinq cents francs les quelques milliers de francs de titres au porteur qu’il avait laissés dans le coffre-fort de X…

Toute la journée, ayant ses six chemises sous son bras, son costume neuf sous l’autre, il se promena, un peu abruti, dans les rues de Paris. Parfois, il s’arrêtait à la terrasse d’un café, où il occupait trois chaises, pour lui et son bagage. Les paquets s’abîmaient. Il fallait à chaque instant les reficeler. Vers six heures, il se décida à louer une nouvelle chambre, comme entrepôt. Puis, pour tuer le temps, il alla jusqu’au dîner dans une académie de billard.

Il avait sur lui de quoi s’amuser. Mais, à cette heure, les femmes ne lui disaient plus rien, hormis une seule, qui était Marthe. Il la connaissait des pieds à la tête, depuis le grain de rousseur qu’elle avait sur le front, près d’un sourcil, jusqu’au durillon invétéré qui tachait de jaune foncé son petit orteil. Ah ! Aline ! Il s’était cru lassé, presque écœuré d’elle. Et, maintenant, il sentait l’attachement qu’il avait pour elle, après cette séparation d’un jour.

Aussi le soir, ne retourna-t-il point rue Saint-Honoré, où, d’ailleurs, il eût risqué de rencontrer le mystérieux oncle Bob. Il se coucha de bonne heure, dormit mal et résolut d’aller attendre Marthe le lendemain, devant sa maison, afin de lui parler à tout prix.

— Aline, lui dit-il d’un ton précipité, il faut que tu sois à moi encore. Je te veux. Je ne peux pas me passer de toi. Je ne te demande pas de reprendre la vie commune. Mais je veux que tu sois à moi de temps en temps. Il le faut.

Marthe repartit doucement :

— Quand tu voudras.

— Tout de suite, dit le capitaine.

— Il faut que j’aille d’abord chez le notaire faire une course pressée.

— Eh bien, nous allons prendre un fiacre, que je garderai. Je t’attendrai dans la voiture.

— C’est entendu.

Les voitures étaient rares. Enfin, ils aperçurent une de ces petites masures ambulantes qu’on appelle un fiacre à galerie (fiacre à galerie : appareil de fer et de bois pour pousser les chevaux malades).

Cet équipage semblait composé d’un cheval aveugle et d’un carrosse paralytique. Une sorte d’Esquimau alcoolique, privé certainement de deux ou trois sens, était installé sur le siège. Le capitaine lui donna l’adresse du notaire.

Une fois dans le fiacre avec Marthe, il eût bien commencé dès l’abord les hostilités. Mais la voiture traversait des rues fréquentées. Il essaya d’abaisser les stores, qui s’y refusèrent énergiquement. A la première tentative qu’il fit pour soulever la vitre, la portière poussa un grognement significatif, et le capitaine n’insista pas.

— Tu ne resteras pas longtemps ? dit-il avec tendresse.

— Cinq minutes, répondit Marthe.

Elle entra dans l’étude et demanda Me Bigorneau… Me Bigorneau allait être libre à l’instant.

— Il y a du nouveau, monsieur Phaltzar, disait le maître-clerc à un client élégamment barbu et bien habillé. Le patron s’est battu ce matin.

— Pas possible ! dit M. Phaltzar.

— Vous le lui demanderez, dit le maître-clerc. Il s’est battu comme un lion, paraît-il. « Pendant trois quarts d’heure, nous a-t-il dit, j’ai tenu mon adversaire devant mon épée. Il était écumant. Il ne tenait qu’à moi de faire deux pas en avant. J’aurais pu le transpercer de part en part. »

Quand le notaire fut libre, le monsieur bien habillé passa galamment son tour à Marthe, qui entra chez le patron.

Que se passa-t-il dans le cabinet notarial ? Bigorneau, enhardi par ses aventures de guerre, se montra-t-il entreprenant ? Marthe ne sortait plus, et le monsieur bien habillé s’impatientait au point de regretter sa galanterie de tout à l’heure. Il dit au principal clerc :

— Prévenez donc Me Bigorneau que je n’ai qu’un mot à lui dire. Qu’il vienne me parler sur le pas de la porte.

Mais, au coup frappé à la porte, une voix essoufflée répondit : « Tout à l’heure ! »

Alors le monsieur bien habillé en prit son parti. Il appela le petit clerc de l’étude :

— Tiens, voilà dix sous. Descends jusque dans la rue. Tu verras un monsieur dans une voiture et tu lui diras ceci : « La personne qui était avec vous me charge de vous dire d’aller l’attendre au buffet de la gare de Lyon. Elle y sera dans une heure. »

Le petit clerc descendit. Il y avait deux voitures devant la porte : une victoria vide et un fiacre à galerie. Dans le fiacre à galerie se trouvait un monsieur d’un certain âge, et qui se faisait encore plus vieux.

— Monsieur, dit le petit clerc, la personne qui était avec vous me charge de vous dire d’aller l’attendre au buffet de la gare de Lyon. Elle y sera dans une heure.

Le capitaine réfléchit quelques secondes. Puis, froidement :

— Bien, dit-il.

Et il donna au cocher l’adresse de la gare de Lyon. La masure ambulante s’ébranla, en pleurant de tous ses essieux. Le petit clerc remonta à l’étude.

Sur ces entrefaites, un monsieur qui fumait nerveusement son cigare, en se promenant le long de la victoria vide, tira sa montre :

— Cet animal de Phaltzar n’en finira pas. Il en avait pour deux minutes soi-disant. Et il est là depuis une demi-heure ! Il ne s’épate plus.

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