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X... Roman impromptu

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GEORGE AURIOL

XXX
LARGUEZ LES AMARRES

La maison était blanche. La porte, verte. C’était une des plus blanches maisons de Pantin. C’était la porte la plus verte du monde. Si verte que les vieux messieurs du pays la venaient contempler chaque matin afin de réconforter leurs pauvres yeux, gâtés par les veilles.

Au-dessus de cette porte, à côté d’une plaque d’assurances, et non loin d’un nid d’hirondelles s’étalaient deux panonceaux dorés, sur chacun desquels on pouvait lire l’inscription suivante :

ÉTUDES DE MŒURS

Mais on pouvait également ne pas la lire.

Vers cinq heures du soir, un homme s’arrêta devant cet immeuble.

Seul ? Non. Une dame l’accompagnait, qui fit halte, elle aussi, au seuil du paisible édifice.

Comme il allait sonner, l’homme entendit chanter de l’autre côté de la porte.

Il appuya sur le bras de la femme sa main, ponctuée de longs poils noirs, et dit :

— Écoute !

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit-elle.

— On chante…

— On chante ?

— Oui.

Quelqu’un chantait en effet.

Qui ? On. Quoi ? Ceci :

Trois petits oiseaux en bas âge,
Par un beau matin de juillet,
Grignotaient un grain de millet
Dans un bosquet du voisinage.
Ils trottinaient allègrement
Parmi le thym et l’herbe fraîche,
Quand, muni d’une canne à pêche,
Parut un chasseur allemand !
Pa-rut un chasss-eur allle-mand !…
Hérissant ses ailes légères,
Lui dit…

… Ce que dit au féroce étranger le plus jeune des trois oiseaux, il fut impossible de l’apprendre, car, soudain, de furieux aboiements éclatèrent, qui, presque aussitôt, furent suivis de ululements terribles et de sinistres glapissements. A son grand regret, l’anonyme chanteur dut interrompre sa petite rapsodie patriotique.

Sa voix, un instant auparavant plus douce et plus caressante qu’un gargarisme au miel, devint aigre subitement comme trente-six potées de moutarde.

— Ici, Schnaps ! vociféra-t-il. Ici, sale cochon ! Prends garde à toi, salopiot ! Si je te pince, je vais te raboter les fesses, et comme il faut !

On entendit un bruit de chaînes violemment secouées, quelques claquements de fouet, un gémissement de tramway mal graissé qui stoppe ; puis ce fut le silence.

Schnaps avait son compte.

— Sonnes-tu ? demanda la dame.

— Non, répondit l’homme.

— Pourquoi ne veux-tu pas sonner ?

— Je ne refuse pas de sonner, fit l’homme. Je n’ai aucune raison pour cela. Au moment où tu m’as questionné, je ne sonnais pas. Je t’ai donc répondu : « Non. » C’est-à-dire : « Non, je ne sonne pas en ce moment ; si tu crois que je suis en train de sonner, tu te trompes. » Mais, maintenant, je vais sonner.

— Tu vas sonner maintenant ? Ah !

— Oui. Cela t’étonne ou te contrarie ?

— Non, non, pas le moins du monde. Lorsque tu m’as annoncé que tu te préparais à sonner, j’ai tout bonnement répondu : « Ah ! » pour te montrer que j’avais bien entendu, que j’avais saisi le sens exact de tes paroles. Est-ce que cela n’est pas correct ?

— That’s correct ! fit l’homme.

Il tira le pied de biche, et au même instant, la porte verte s’ouvrit. Un jeune mousse vêtu d’une livrée écarlate et nanti d’un visage d’écureuil parut, sa toque galonnée à la main, et dit :

— M’sieur et dame !

— Tu chantes très bien, mon petit ami, déclara la dame.

— Je ne chante pas bien, répondit le mousse, mais je fais ce que je peux, et ce que je fais, il y en a beaucoup qui ne sont pas fichus de le faire.

— Mousse, demanda l’homme, est-ce que la chose est prête ?

— Quelle chose, Votre Honneur ?

— La chose en question.

— Tout est paré, Votre Honneur.

— Et ces messieurs, sont-ils là ? Lorsque je dis : « Sont-ils là ? » entends-moi bien, mousse : je ne te demande pas s’ils sont ici, à cette place que nous occupons… Je vois bien qu’ils ne sont pas ici. Je désire simplement savoir s’ils sont dans la maison ou sur le territoire qui l’environne.

— Ils sont sur le bowling-green au fond du jardin, Votre Honneur. Si Votre Honneur veut me suivre, je vais La conduire.

— Va ! fit l’homme : nous te suivons.

Après avoir traversé la cour d’entrée, le parterre néerlandais, le jardin anglais et le parc, l’homme, la femme et leur guide entrèrent dans une petite prairie, au milieu de laquelle se balançait un aérostat.

Près de ce ballon, cinq gentlemen fumaient de longues pipes hollandaises en dégustant des bières britanniques. Et il y avait apparemment quelques instants déjà qu’ils avaient entrepris de se rafraîchir, car, si le nombre des bouteilles vides qu’ils avaient rejetées sur le gazon était moins fabuleux que celui des étoiles qui grouillent au firmament, il était quatre fois plus considérable, certes, que celui des petits astres blancs qui constellent l’azur de ton drapeau, libre Amérique.

Dès qu’ils eurent aperçu les nouveaux arrivants, les cinq gentlemen se levèrent et saluèrent, avec des gestes parallèles et d’identiques sourires.

L’homme et sa compagne s’inclinèrent également, puis ils furent s’asseoir dans la nacelle du ballon, où le groom rutilant ne tarda pas à leur apporter de la bière d’York, des pipes de Gouda et du tabac de la Semois.

Après avoir longuement bu, à l’instar de leurs amis, l’homme et la femme allumèrent leurs pipes et, doucement, se mirent à fumer.

Au bout d’un petit temps, le visiteur mâle se découvrit.

Il se découvrit et, s’adressant aux cinq distingués buveurs, ou plus particulièrement peut-être à celui qui paraissait être le syndic de la bande :

— Camarades ! cria-t-il, êtes-vous prêts à m’entendre ?

— Camarades ! êtes-vous prêts à l’entendre ? demanda le président, en se tournant vers ses acolytes.

Les quatre gentlemen s’inclinèrent affirmativement ; sur quoi, le président lança :

— Nous sommes prêts !

L’homme reprit :

— Ma vie était entre vos mains : vous pouviez me noyer, me pendre, me brûler, m’asphyxier, me guillotiner, m’étouffer, m’empoisonner ou me faire lâchement poignarder par des Napolitains de bas étage. Vous ne l’avez pas fait. Si je suis ici en ce moment, cette pipe à la main et ce vague sourire sur les lèvres, c’est à vous que je le dois. Merci.

— Il n’y a pas de quoi ! murmura le chef.

L’homme poursuivit :

— « Ami, m’avez-vous dit, sois notre homme : notre homme de bronze et notre homme de paille, notre homme de confiance, notre homme d’affaires, notre homme du monde et, au besoin, notre homme d’équipe ! Sois notre homme m’avez-vous dit, et il ne te sera fait aucun mal. » Ai-je été votre homme ainsi que vous l’entendiez ?

— Oui.

— Ai-je fidèlement exécuté tous vos ordres et me suis-je prêté sans murmurer à toutes vos fantaisies ? Nuit et jour, me suis-je tenu à votre disposition ? Où il vous a plu de m’envoyer, suis-je allé ? Suis-je revenu d’où j’étais toutes et quantes fois il vous a semblé bon de me rappeler ? Ai-je gardé le silence sur ce que vous vouliez céler ? Ai-je dit toutes les choses qu’il vous agréait que je disse ?

— Oui.

— Mes actes, mes gestes, mes grimaces et mes tics sont-ils constamment restés en accord avec vos désirs ?

— Oui.

— J’étais seul. Vous m’avez dit : « Sois deux ! Cette femme est pour toi : prends-la. » L’ai-je prise ?

— Tu l’as prise.

— Sans hésitation ?

— Sans hésitation.

— Êtes-vous contents de moi ?

— Nous sommes contents.

— Un mot alors, camarades.

— Parle !

— Maintenant que cette femme est mienne et que j’appartiens à cette femme, suis-je parvenu au terme de ma mission ? Ai-je reconquis le droit d’être moi-même et puis-je enfin prendre congé de vous ?

— Tu es libre.

— J’emmènerai donc mon épouse, ce soir même, là-bas, ailleurs ou autre part. J’ai été le jouet du hasard durant toute ma vie, et je ne veux avoir d’autre guide que le hasard au cours de mon voyage de noces…

— Tes paroles sont-elles la translation exacte de ta pensée ? demanda le syndic.

— Oui ! fit l’homme.

— Alors, qu’il soit fait selon ta volonté !

En prononçant ces paroles, le président tira de la poche de son gilet une hache d’abordage et, d’un seul coup, trancha le câble de l’aérostat.

Libre de ses entraves, le ballon monta droit dans le ciel pendant environ six minutes, puis, ayant trouvé la route du nord, rapidement il s’éloigna dans la direction de la Norvège.

Il s’éloigna, emportant Odette et X…, tandis qu’avec la joie saine des artisans dont la tâche est enfin terminée Pierre Veber, Jules Renard, Tristan Bernard, Georges Courteline et George Auriol débouchaient gaiement de nouvelles bouteilles.

FIN

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