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X... Roman impromptu

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TRISTAN BERNARD

IX
L’HÔTEL DE SÉNÉGAMBIE

On sonna une seconde fois.

— La bonne est couchée. Je vais ouvrir, dit Marthe.

Elle alluma un bougeoir.

— Accompagne-moi, dit-elle à X… J’ai peur d’y aller seule.

La porte ouverte, ils distinguèrent avec peine, sur le palier sombre, un individu d’assez mauvaise mine, coiffé d’un melon à bords plats.

X… allait refermer la porte sans plus d’explications, quand l’inconnu poussa un cri étrange, rauque, guttural, qui fit trembler les murs et les barreaux de l’escalier.

La pauvre Marthe avait fait un pas en arrière et s’était laissé choir sur une chaise, à demi-morte de peur.

A sa grande surprise, X… ouvrit la porte toute grande et tomba dans les bras de l’inconnu, qu’il embrassa avec effusion.

Il l’attira dans l’antichambre et, le présentant à Marthe :

— Mon ami, l’Aiguille, dit-il, le dernier des Mohicans.

Marthe, un peu remise de sa frayeur, examina le nouveau venu. Il était vêtu d’une petite jaquette noire, d’un pantalon à raies et d’une chemise à col cassé. X…, quand le Mohican eut ôté son chapeau, s’aperçut qu’il avait coupé sa longue tresse noire et que ses cheveux, plaqués maintenant sur son front rouge, se partageaient en deux bandeaux.

Quand ils furent installés tous trois dans le petit salon :

— Mon frère au visage sombre, dit X…, m’expliquera-t-il par quel prodige il se trouve en ce moment à Paris ?

— Ton frère, repartit le Mohican, apprit, il y a quelques mois, la mort d’un oncle d’Europe qui passait pour fort riche. Ton frère ne fut pas fâché de cette nouvelle, car il se lassait de traîner ses guêtres de cuir le long de la rivière Hudson. Il s’embarqua comme aide-cuisinier sur un steamer et débarqua au Havre, d’où il gagna Paris péniblement, en vivant du prix des leçons de tatouage qu’il donnait, de ci, de là, dans les casernes. Arrivé à Paris, il se mit à la recherche de l’hôtel de Sénégambie, où, selon les messages, le vieux Delaware avait brisé son calumet. Pas plus d’hôtel de Sénégambie que sur la bosse d’un bison sauvage.

— Amère déception, dit X…

— Tu parles, reprit le dernier des Mohicans. Les leçons de tatouage se faisaient rares. Je rencontrai, à l’hôtel où j’étais descendu, un Aïssaoua mangeur de verre, qui m’aida de ses conseils. C’est un charmant garçon, avec qui j’ai passé de bonnes heures.

— Quelle drôle de fréquentation, dit Marthe.

— Il n’y a pas, reprit l’Aiguille, de compagnon plus économique qu’un Aïssaoua, mangeur de verre et de porcelaine. Quand je l’emmène à la brasserie, non seulement il ne boit point, mais il mange une bonne partie de mes soucoupes, ce qui me permet de ne payer au garçon qu’une faible partie des bocks consommés.

— Et cet Aïssaoua, demanda Marthe, a pu vous être de quelque secours ?

— Ce frère au visage noir, répondit l’Aiguille, est un garçon à la coule. Sur ses conseils, ton frère, qui fut toujours agile pour chevaucher sans selle les chevaux sauvages, postula pour entrer comme côtier à la Compagnie des omnibus. Mais on n’y reçoit que des Français. Je me tournai alors d’un autre côté et, grâce à des relations que l’Aïssaoua sut me procurer, je trouvai enfin la position que j’ai aujourd’hui, ce qui me met à l’abri du besoin.

— Quelle position ? demanda X…

— Une femme au visage pâle, répondit gravement le Mohican, s’est prise d’une grande passion pour ton frère et lui donne les pièces d’or et d’argent qu’elle-même reçoit d’autres visages pâles. Aussi ton frère vit-il aussi librement dans ta grande ville que s’il s’abreuvait encore aux eaux du Potomac.

X… garda le silence. Mais, au bout d’un instant, il ne put s’empêcher de dire que la conduite du dernier des Mohicans ne manquerait pas d’être sévèrement interprétée par certaines personnes et que les glorieux ancêtres Delawares, s’ils apprenaient la chose dans l’autre monde, pourraient bien n’être pas contents.

— Je vénère mes darons, affirma l’Aiguille, en s’inclinant jusqu’à terre. Quant à prétendre qu’ils blâmeraient ma conduite, ajouta-t-il en se relevant, c’est aussi fort que de jouer au bouchon dans une forêt vierge avec des boutons de fleurs d’oranger. Mes aïeux étaient des hommes très fiers, qui ne s’assujettissaient point aux soins du wigwam et qui regardaient leurs compagnes comme de simples domestiques. Mais si ces dames leur rapportaient, au retour d’une visite au camp des visages pâles, de l’eau de feu, des pâtés de venaison et des chaînes de montre, ils fermaient, croyez-le bien, leurs yeux intrépides.

— Pourtant, objecta X…, le grave Chingachkook ? Et le terrible Uncas ?

— C’était tout mecs, dos et marlous, répondit l’Aiguille. On ne s’intitule pas le Grand-Serpent ou le Cerf-Agile quand on a l’intention de mener une vie régulière. Ils étaient bien faits de leur personne, pas ?…

Voici le produit de mes scalps, ajouta-t-il, en vidant sur la table le contenu d’un portefeuille.

X… et sa femme virent une belle collection de mèches de cheveux noirs, blonds et roux dont quelques-uns, moins fins, se contournaient en volutes.

— Le gibier ne manque pas, dit l’Aiguille. Les femmes au visage pâle aiment beaucoup ton frère, qu’elles appellent Amadou. Je dirai même qu’elles l’aiment trop.

Et il fredonna :

L’aut’jour avec Thérèse,
Arrivant à son heure,
Je vis avec terreur
Qu’à s’mettait à son aise.

Pardon, madame.

— Voyons, dit X…, comment as-tu su que j’habitais ici et par quel hasard t’amènes-tu chez moi au moment précis où je réintègre le domicile conjugal après une absence de dix ans ?

— Mon frère pâle était tout à l’heure chez le quart-d’œil. Il n’a pas remarqué sur un banc son frère au visage sombre, qui lui faisait des signes d’intelligence, interceptés constamment par les flics ?

— J’ai bien cru voir, en effet, quelqu’un qui se démenait dans l’ombre ; mais j’étais trop occupé à ce moment pour y faire attention.

— Ton frère va assez souvent chez le quart-d’œil, continua placidement le dernier des Mohicans. Il lui arrive même parfois de passer la nuit dans ce petit abri que les visages pâles dénomment violon. Ce soir, on m’avait arrêté pour affaires graves ; mais faut croire qu’il y avait erreur sur la personne, car j’ai été relâché au bout d’une heure. J’avais retenu ton adresse. Je me suis dépêché de venir te voir, avec un petit détour : le temps d’aller rassurer Irma et d’y faire payer mon sapin…

C’est pas tout ça, mes enfants, continua l’Aiguille. Maintenant qu’on s’est revu, il s’agirait de se concerter pour retrouver l’hôtel de Sénégambie et les pépètes du vieux Delaware.

— Tu es sûr que l’hôtel de Sénégambie n’existe pas à Paris ?

— J’en suis sûr. D’ailleurs, le message ne parlait pas de Paris. Il disait simplement : Oncle de France décédé à l’hôtel de Sénégambie. Et c’était signé « Bigorneau ». Qui peut être ce Bigorneau ? Un secrétaire, un homme d’affaires, un domestique ?

— Il s’agit donc, dit X…, de chercher dans quelle ville de France ou d’Europe se trouve l’hôtel de Sénégambie. Ça doit être dans une grande ville.

— Qui sait ? dit l’Aiguille, bien que je voie peu, à la vérité, le noble Delaware échouant à Étampes (plum’ aux tempes) ou à Sisteron (plum’ au front).

— Écoute, dit X… : il se fait tard, et je crois qu’il est grand temps d’aller se coucher. Tu viendras déjeuner demain matin.

— Ça ne se refuse pas, dit l’Aiguille. Faudra-t-il amener le mangeur de verre ? Vous savez qu’il n’est pas difficile à nourrir. Avec un litre vide, mon frère pâle en verra la farce.

— Ce n’est pas ça, dit Marthe, la salle à manger est un peu étroite. Nous ferons connaissance avec votre ami plus tard.

— C’est comme vous voudrez, dit l’Aiguille.

Il se leva pour sortir. Mais à peine avait-il fait trois pas que ses sourcils se froncèrent. Il aspira l’air avec véhémence et poussa un cri rauque, le cri de guerre bien connu des Lenni-Lénapes. De son index tendu, il désigna une des fleurs du tapis. X… s’approcha et distingua une faible trace de poussière blanchâtre, qui gardait la forme d’une semelle de bottine.

Le dernier des Mohicans avait rampé jusqu’à l’empreinte. Il la flaira en silence. Puis il dit à voix basse, en se relevant :

— Le chef aux trois galons d’or a passé par là. Il avait certainement des intentions mauvaises, car la plante est plus appuyée que le talon. Mon frère au visage pâle n’a-t-il pas dit chez le commissaire que sa femme vivait avec un capitaine ?

— C’est juste, dit X… Tu as un beau flair de Mohican. Mais tu te fiches dedans, en voulant nous épater. A preuve que la trace en question est la trace de mon pied.

Et, posant sa bottine sur l’empreinte, il fit constater une concordance irréfutable.

— Possible, dit l’Aiguille. Ceci n’est qu’un détail. L’important est de retrouver l’hôtel de Sénégambie, ou, tout au moins, le visage pâle qui répond au nom de Bigorneau. Ton frère viendra donc déjeuner demain. En retour, vous lui permettrez de vous offrir à dîner et de vous emmener au bastringue.

Il prit congé. X… resta seul avec Marthe. Ils avaient, dans un court espace de temps, évoqué suffisamment de souvenirs pour un homme seul et pour une seule dame. Ils s’allèrent mettre au lit et n’évoquèrent pas plus avant.

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