X... Roman impromptu
PIERRE VEBER
XXII
UN ORAGE TERMINÉ PAR UN COUP DE TONNERRE
Ce qui s’était passé un peu avant l’explosion on le devine (et ceux qui ne l’auront pas deviné non seulement n’auront pas gagné la montre de nickel, mais encore passeront pour des sots fieffés) : Gaspard le Book avait mis X… au courant de l’héritage, comme il l’avait promis, et il avait eu la délicatesse de mourir sans faire signer aucun papier à l’intéressé.
Aussi, quand, au poste de police, on demanda à X… s’il connaissait l’homme-aux-souliers-de-bains-de-mer, il répondit, sans même vibrer : « Je n’ai pas eu le plaisir de lui être présenté. »
Lorsqu’il eut pris le deuil de Marthe (et, à ce propos, il remarqua qu’un grand nombre de messieurs inconnus de lui suivaient le cercueil en pleurant), lorsqu’il eut pris le deuil, il se rendit à l’étude de Me Bigorneau. Il fut reçu par le successeur du feu notaire, le maître-clerc aux ombres chinoises, qui le pria de repasser un autre jour, « car, disait-il, une difficulté s’élevait : il devait donc convoquer les autres ayants-droit de la succession de la Ware. »
Aussitôt, X… commença de cultiver le cactus de l’ingratitude dans le terreau de sa conscience. Il considéra l’Aiguille d’un œil sournois et pensa que, la race des Peaux-Rouges étant destinée à disparaître, la mort d’un de ses adhérents importerait peu. Il exhorta l’Aiguille à sortir sans paletot, à boire des alcools, à se ruer dans la basse débauche. Le Mohican, sans défiance, suivait tous ses conseils et inclinait à la phtisie quand le successeur de Me Bigorneau pria les deux amis de se rendre à l’étude le lendemain. L’Aiguille, qui ne savait pas que X… eût droit à l’héritage, demanda :
— Pourquoi t’écrit-il ?
— Parce que, répondit X…, je suis inscrit, moi aussi, sur le testament.
— Ah ! dit l’Aiguille…
Puis, après un moment de réflexion :
— Pourquoi me l’avais-tu caché ? Tu es un faux frère, tu joues un vilain jeu… Serpent caché dans la peau d’une gazelle.
— Tu parles charabia… Un serpent ne peut pas se cacher dans la peau d’une gazelle : ça ne tromperait personne. Et puis en voilà assez. Si ma conduite te déplaît, tu n’as qu’à filer d’ici. Je t’héberge depuis trop longtemps ; du vivant de Marthe, tu avais une raison d’être ; elle est morte : donc, le seul lien qui nous unissait est rompu. Je réclame ma part de l’héritage, et je marche pour moi.
— Contre moi ?
— Contre toi.
— Hugh ! dit le Mohican.
— Et, tu sais, s’il n’y a pas de peintres à Berlin, il y a des juges. Mal blanchi, trotte sec.
Le Mohican mit dans un mouchoir les pantoufles de rechange qu’il avait chez X…, jeta un regard féroce à son ancien ami et descendit.
Le lendemain (c’était un mercredi, si j’ai bonne mémoire), X… prit une canne à épée et se rendit rue de Douai. En route, il se répétait : « Je serai calme : une dignité froide, de la fermeté, relevée d’une pointe d’ironie. Si ce Peau-Rouge sans papiers croit me faire peur, il se trompe. Et dire qu’il y a un mois je me suis offert pour l’aider dans ses recherches. Quelle triste chose que l’humanité ! »
Il entra dans la salle d’attente de l’étude. L’Aiguille s’y trouvait déjà et, armé d’un énorme bowie-knife, se taillait les ongles. Maubeck, dans le coin opposé, consultait la liste des maisons à vendre. X… prit un indicateur des chemins de fer et combina un voyage de Paris à Constantinople en passant par Haarlem et Skjolwiken ; mais de lents nuages d’orage s’amassaient entre ces hommes.
Un clerc ouvrit la porte et proclama : « Quand ces messieurs voudront… » Mais nul ne bougea : chacun voulait laisser aux adversaires la première place ; puis, après réflexion, les trois hommes se précipitèrent, en se bousculant, dans le bureau du notaire. Celui-ci les attendait et leur désigna leurs places autour de la table verte :
— Messieurs, leur dit-il, j’ai pris le parti de vous convoquer. Vous n’ignorez pas, sans doute, que le testament de M. de la Ware, dont je vais vous donner lecture, intéressait au même titre que vous une des victimes de la rue Germain-Pilon ; il va sans dire que, ladite étant décédée sans héritiers, sa part est réversible sur ses co-héritiers.
— Son co-héritier, voulez-vous dire ! déclara X… avec défi.
Maubeck grogna, et l’Aiguille planta son bowie-knife dans la table.
Le notaire, un peu surpris, déplia le testament, et, quand il en eut terminé la lecture, il s’adressa à X… :
— Monsieur, jusqu’à nouvel ordre, vous êtes mort, car M. l’Aiguille, ici présent, ayant présenté votre certificat de décès ces jours-ci, la succession lui est acquise comme dernier héritier.
— Je plaiderai ! cria X… Je ne souffrirai pas que le dernier des moricauds…
— Des Mohicans, rectifia Maubeck, qui n’avait encore rien dit.
— Si… Que le dernier des moricauds m’arrache mon bien ! On verra…
L’Aiguille dédaigna de relever cette provocation ; mais, à son tour, il s’émut quand le notaire reprit :
— D’ailleurs, en dernier ressort, la succession n’appartient ni à M. X…, ni à M. l’Aiguille. Elle appartient au fils du défunt, à M. Maubeck.
— Ha ! ha ! ricana l’Aiguille, il faudra voir ça. Que ce monsieur prouve seulement sa parenté.
— Il paraît qu’il l’a prouvée, car mon honorable prédécesseur était en train d’obtenir…
— Bigorneau était une vieille canaille, prononça l’Aiguille, un individu capable de tout.
— N’insultez pas mon bienfaiteur ! rugit Maubeck.
— Tais-toi, face-de-guimauve, ou je te cloue comme un hanneton !
Et il tira de la table le ci-dessus bowie-knife. X… attendait et se demandait de quel côté il se rangerait le cas échéant ; pour le moment, il guettait les événements. Maubeck et le Mohican, en arrêt, se regardaient d’une sinistre manière, tout en souhaitant intérieurement qu’une âme charitable vînt s’interposer. Le notaire cherchait à se sauver sans risques. Bref, l’orage était en son plein, quand le saute-ruisseau apparut soudain, blême, hagard, les yeux déments : une entrée à la Mounet-Sully ; il bégaya :
— Au… au secours !… Un… un revenant ! Il est là ! Il m’est apparu !… Il demande à vous parler !…
Aussitôt, le Mohican et Maubeck firent trêve. Le notaire demanda :
— Qui ça ?
— Le mort… M. de la Ware !
La surprise amena un accord entre les compétiteurs. Maubeck, un peu inquiet, se demanda s’il ne s’agissait pas d’une comédie dont feu Bigorneau avait oublié de le prévenir, et il redoutait de commettre quelque gaffe. X… bâilla de surprise, et le Mohican, saisi de terreur surnaturelle, se glissa sous la table.
Le saute-ruisseau tomba à genoux, et le notaire se mit à claquer des dents.
Alors dans le cadre de la porte parut un vieux gentilhomme correct, rasé, basané, un peu grassouillet et souriant, qui parla ainsi :
— Mon cher Ripoche, j’ai appris que vous aviez succédé à ce pauvre Bigorneau. Enchanté. Excusez-moi de vous déranger tandis que vous êtes en affaires ; je n’ai qu’un petit mot à vous dire : ces messieurs me pardonneront.
— Vous ! bégaya le notaire… vous ! c’est vous !
— J’en suis à peu près sûr, dit le vieil homme, en riant.
— Ce n’est pas une vision… un fantôme ?
— Dame ! tâtez ce bras ; voyez donc ce ressort !
— Alors, vous n’êtes pas mort ?
— Mon cher ami, cette facétie est déplacée.
— Tout cela me semble inouï. Vous êtes certain d’être vivant ?
— Parbleu !
— Et moi, suis-je vivant ? reprit le notaire inquiet.
— Ripoche, vous perdez la tête, ma parole !
— Enfin, Me Bigorneau a-t-il reçu une dépêche de votre secrétaire, datée de Levallois, hôtel de Sénégambie ? Oui ou non ?
— Certes ; il y a de cela environ trois mois.
— Oui ou non, cette dépêche annonçait-elle votre décès ?
— Jamais ! Rappelez-vous !
— Que diable ! dit le notaire, je ne suis pas fou. Il y a quatre mois, sur l’ordre de Me Bigorneau, je vous avais écrit à Stockholm, votre dernière adresse ; je vous signalais une excellente spéculation, pour laquelle vous avez hésité, car j’ai attendu vainement votre réponse. Il s’agissait d’une usine de grains de café. Au bout d’un mois, tandis que je me préparais à vous écrire une seconde fois pour obtenir votre décision, je reçus de votre secrétaire une dépêche ainsi conçue : « M. de la Ware décédé. »
— Non, DÉCIDÉ… décidé à acheter l’usine !
Le notaire resta un instant sidéré par la stupeur. Puis il aveignit un cartonnier, y fouilla et tira un papier bleu qu’il tendit au faux défunt :
— Voyez plutôt !
— Bah ! Elle est bien bonne, dit M. de la Ware, en riant. Vous avez raison : c’est une erreur du télégraphe ; il y a décédé au lieu de décidé. Mon secrétaire n’a jamais su faire les boucles des e.
— C’est assez regrettable, dit Ripoche, car j’ai dérangé en pure perte ces messieurs, à qui j’ai lu vos dernières volontés.
— Oui ? Mais je vous reconnais. Vous êtes X… Enchanté de vous voir en bonne santé.
— Croyez que c’est réciproque, dit X… d’un ton navré.
— Bonjour, frère de mon père ! dit le Mohican, en sortant de dessous la table.
— Toi aussi, l’Aiguille ! dit le vieux monsieur attendri.
Il serra les mains tendues, embrassa les joues offertes. Soudain, il aperçut Maubeck, qui restait immobile à l’écart, et cherchait à gagner la sortie sans être remarqué. Le vieillard tressaillit, se jeta sur Maubeck et lui demanda d’une voix tremblante :
— Pardon, monsieur, n’auriez-vous pas sur vous la croix de madame votre mère ?
— Parfaitement, dit Maubeck étonné.
Et il pêcha dans son col une croix d’or très simple attachée à un ruban crasseux. Le vieux de la Ware la regarda avec attention, et, soudain, attirant dans ses bras le pauvre Maubeck, de plus en plus stupéfait :
— Dieu soit loué, s’écria-t-il : j’ai retrouvé mon fils !