X... Roman impromptu
TRISTAN BERNARD
XXIV
DANS L’AUTRE MONDE
Je ne sais pas si vous êtes comme moi : je n’ai pas encore pu me consoler de la mort de Marthe. Du temps qu’elle était en vie, elle ne me préoccupait pas trop. Mais c’était pour moi une joie inconsciente de sentir à la portée de la main cette grasse fille blonde, pas farouche, toujours prête à causer du pays. Et le capitaine, le brave capitaine, ne vous manque-t-il pas ? C’était, lui aussi, un sympathique, cet amant toujours déçu.
Après tout, pourquoi ne laisserions-nous pas se débattre en ce triste monde, au milieu de leurs affaires, qui ne nous regardent pas, X…, cet incolore héros de roman, l’oncle de la Ware, cet Américain d’opérette, et Maubeck, cet ivrogne aux desseins malsains ? Suivons plutôt Marthe et le capitaine dans leur vie infra-terrestre. Mais, auparavant, s’il vous plaît, faisons trois pas, trois petits pas en arrière.
On se souvient que la fatale erreur d’un clerc de notaire avait envoyé le capitaine au buffet de la gare de Lyon. Il y passa six heures d’horloge à attendre Marthe, en lisant de bout en bout l’Indicateur des chemins de fer depuis le tarif des abonnements sur la Grande-Ceinture jusqu’à l’échelle des prix des fauteuils-lits et des coupés-lits-toilettes. Puis, soudain, l’idée lui vint qu’il retrouverait sans doute Marthe au Café du Théâtre, où elle devait, avait-elle affirmé, se rendre le soir même, en compagnie de X… C’est donc là que le capitaine s’en fut chercher sa maîtresse… et la mort.
Au commandement de « Boum ! » proféré par une explosion de gaz, les âmes de Bigorneau, du capitaine, de Marthe et de Gaspard le Book avaient quitté leurs enveloppes périssables. Puis elles s’étaient senti transporter dans une vaste plaine souterraine et sur les rives d’un fleuve noir.
C’était le fleuve Achéron lui-même, qu’on traversait pour cinquante centimes (soixante centimes les dimanches et jours fériés). L’entreprise n’était plus au nocher Caron, qui avait passé la main à une société anonyme et faisait maintenant du yachting en amateur sur le Cocyte et sur le Phlégéthon.
Des ombres qui n’avaient pas de quoi payer le passage erraient sur les bords, ainsi que des pierreuses. Marthe et ses compagnons s’installèrent dans le bateau, qui glissa sur l’eau sombre, où des poissons blancs se figeaient de place en place, comme les larmes d’argent d’un drap funèbre.
Je ne sais plus si c’est avant ou si c’est après avoir traversé le fleuve que Marthe et ses compagnons durent apaiser par des gâteaux la colère d’Anatole Cerbère, qui, de ses trois têtes rogues, gardait l’entrée du royaume plutonien.
Ils pénétrèrent enfin dans une halle immense, où on les fit attendre des heures et des heures.
— Je croyais que, quand on était mort, c’était fini et qu’on ne vous embêtait plus, dit patiemment le capitaine, qui tenait à la main son livret militaire.
— C’est pourtant vrai que nous sommes morts ! dit Marthe, étonnée.
— Nous sommes morts ! dirent aussi Gaspard le Book et Bigorneau.
Ils n’en revenaient pas. On vint leur annoncer qu’ils avaient tout l’après-midi pour le promener et pour visiter les enfers. Mais il fallait être rentré sans faute à l’appel de huit heures : c’est à ce moment que leur logement leur serait désigné.
— On va probablement vous mettre dans l’annexe, dit un gardien à Bigorneau.
— Il y a donc une annexe ? demanda le capitaine.
— C’est forcé, dit le gardien, avec les cent mille personnes qui rappliquent ici tous les jours. Il faut vous dire que ça n’a pas été bien compris comme installation. On a ménagé trop d’espace aux Champs-Elysées et pas assez au Tartare. Ce qui fait que, maintenant, on est obligé de loger aux Champs-Elysées, avec les bons zigs, une bonne partie des feignants du Tartare.
— Il est très bien, ce guide, dit le capitaine à Marthe. Comment vous appelle-t-on, mon ami ?
— Virgile, pour vous servir, dit le gardien.
Et il ajouta :
— Ils m’appellent aussi le Cygne de Mantoue, rapport à ces vers latins que j’ai faits et que vous n’êtes pas sans connaître.
— Oui, oui, dit poliment le capitaine, je me souviens.
— Avec votre permission, dit Virgile, je vais vous conduire dans les endroits intéressants à visiter. On va d’abord aller voir les supplices. C’est tout près d’ici, à main droite.
C’était, en effet, tout près. Après avoir marché trois minutes à peine, ils aperçurent une petite montagne qu’un gaillard de forte taille escaladait péniblement, en poussant devant lui un énorme rocher. Son effort faisait saillir de beaux muscles. Le capitaine et Gaspard le Book l’examinèrent avec attention.
— C’est Sisyphe ? demanda Bigorneau.
Le guide fit un signe affirmatif. Alors Bigorneau cligna de l’œil. Le rocher, poussé par le vigoureux Sisyphe, n’était plus qu’à cinq mètres du sommet de la montagne. Bigorneau dit froidement à Gaspard le Book :
— Cinq louis que la pierre retombe !
— Tenu, répondit le Book.
Au même instant, le terrible rocher, après avoir oscillé sur sa base, s’échappa des bras de Sisyphe et roula jusqu’au bas de la montagne avec un bruit épouvantable.
— Quitte ou double ! dit le tranquille Bigorneau.
Gaspard accepta encore le pari et suivit d’un œil anxieux l’effort de Sisyphe, qui gravissait à nouveau la montagne. Mais, de nouveau, le rocher roula bruyamment vers la terre.
— Bougre de cochon de malagauche ! s’écria Gaspard.
— Quitte ou double ! dit allégrement Bigorneau.
Sisyphe, encore une fois, s’attelait à la besogne.
— Aïe donc ! criait Gaspard, qui lui eût volontiers prêté la main. Aïe donc ! Un bon coup de chien ! Tu y arrives ! Cale sur la droite ! Non : ça s’échappe à gauche ! Vas-y vas-y, garçon ! Tu y es !… Nom d’un tonneau ! Coquin de sort !
Le lourd quartier de roc avait encore roulé dans la vallée.
— Quitte ou double ! vociféra Gaspard.
Mais, à ce moment, le Cygne de Mantoue le tira doucement par la manche :
— Vous voyez pas qu’on est en train de vous empiler ? C’est arrangé d’avance.
Ils s’éloignèrent, après un dernier regard à Sisyphe.
— Quel dur travail ! dit le capitaine.
— Non, dit Virgile : c’est un coup à attraper.
Nos promeneurs visitèrent encore quelques suppliciés classiques, puis ils exprimèrent le désir d’aller aux Champs-Elysées, pour contempler le séjour des bienheureux.
— Y a-t-il quelques personnages célèbres que ces messieurs et dames tiennent à rencontrer particulièrement ? demanda Virgile.
Ils hésitèrent.
— Moi, dit enfin Marthe, je voudrais voir le beau Dunois.
Le capitaine s’écria d’une voix mâle :
— Menez-moi auprès d’Annibal, de Duguesclin et de Joseph Barra, l’héroïque petit tambour !
Le notaire eut un regard louche sous ses lunettes bleues.
— Montrez-moi… Messaline, dit-il à voix basse.
— Et monsieur ? demanda Virgile à Gaspard le Book.
— Montrez-moi Gustavi, dit Gaspard.
— Gustavi ? dit Virgile.
— Oui, dit Gaspard, un copain à moi, qu’est mort voilà six semaines et qui m’erdoit trois francs d’une partie de manille.
On arriva dans une avenue paisible, où habitaient les gens vertueux. Le matin, l’aurore, avant de monter sur la terre, venait se lever devant eux, exprès pour eux. Ils avaient tous de petites maisonnettes et de petits jardins potagers, comme les condamnés de la Nouvelle-Calédonie.
Puis Marthe et ses compagnons débouchèrent sur une vaste place où s’édifiaient les paradis des différentes conceptions. Un grand mur, derrière lequel il ne se passait rien, portait cette inscription en lettres énormes : « Nirvâna bouddhique. » Une porte, au milieu de ce mur, s’ouvrait sur le néant, et deux grands-prêtres : Pod-Baal et Baal-Hederin, étaient postés à chaque battant.
Le capitaine eut une idée subite.
— Où est le septième ciel ? demanda-t-il à Virgile.
Et des préoccupations terrestres rentrèrent sournoisement dans son âme.
Virgile tendit le bras vers un bâtiment turc où un chiffre 7, de belles dimensions, était peint sur la façade.
— Vous m’assurez que c’est bien ? dit le capitaine avec émotion.
— C’est très bien installé, dit Virgile. Si vous voulez vous en rendre compte, vous n’avez qu’à y entrer avec vos amis. Je vous attendrai avec madame, sur la place.
— Oui, oui, dit le capitaine.
— Demandez Fatma, dit tout bas le Cygne de Mantoue.
Bigorneau et Gaspard avaient déjà pénétré dans le bâtiment turc. Le capitaine s’était arrêté à une boutique voisine pour changer une pièce de dix francs contre deux pièces de cent sous. Comme il allait à son tour pousser la petite porte à claire-voie, Virgile lui tapa sur l’épaule.
— Voici justement Annibal, que vous demandiez tout à l’heure.
Et il lui présenta un homme basané, de belle carrure.
— Très heureux de faire votre connaissance, dit Annibal. Si vous voulez prendre quelque chose avec moi, j’ai là deux amis, Bonaparte et César, que je vous présenterai.
Comment refuser ? Le capitaine suivit Annibal au mess des grands capitaines.