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X... Roman impromptu

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GEORGE AURIOL

XXV
HOTEL DE TANANARIVE, CHAMBRE 20

Lorsque Odyle ouvrit les yeux, il était près de neuf heures du matin.

A travers les rideaux mal clos, un rayon de soleil pénétrait dans la chambre et, n’ayant rien d’autre à faire pour l’instant, s’amusait à mettre de petits arcs-en-ciel dans les flacons de la table de toilette.

Au dehors, on entendait l’aigu glapissement d’un rempailleur de chaises et la mélancolique ritournelle d’une marchande de mouron.

Une femme qui semblait soudoyée par les princes du pessimisme pour jeter un peu de mort dans l’âme du pauvre monde, réclamait sur un ton lugubre les « chiffons, chapeaux, habits à vendre ». Sa mélopée rampante qui sombrait dans le brouhaha général, et s’effarait à l’approche des tramways gueulards, revenait de minute en minute ainsi qu’un glas dans la tempête…

Enfin cette sorcière s’éloigna, chassée par les premiers marchands de robinets, et bientôt les flûtes de Pan annoncèrent la venue des chèvres pyrénéennes.

Odyle se frictionna les yeux, secoua sa chevelure, effleura d’une main distraite les purs contours de sa gorge et se mit en devoir de quitter le lit.

Mais où diable était sa chemise ?

Le malicieux vêtement de batiste s’était enroulé autour d’elle ainsi qu’une mince cordelette, la livrant toute au contact plus âpre des draps, et elle dut, pour reconquérir un semblant de voile, le défriper minutieusement.

Cela lui rappela le temps, presque lointain déjà, où, toute gamine, à la campagne, elle faisait fleurir avant l’heure les joyeux coquelicots.

Non pas qu’elle possédât une âme de poète ni qu’elle fût douée d’une très extravagante imagination, mais parce que, justement, sa chemise était rose, de ce rose pâle généralement adopté par les jeunes papavers.

Sa chemise défripée, elle en rajusta les épaulettes enrubannées et se dressa sur le lit, qu’elle franchit d’un bond.

Elle consulta la pendule, s’étira, bâilla, éveilla la sonorité d’une porcelaine ; mais, lorsqu’il lui fallut mettre ses bas, il arriva ce qui arrive presque toujours en pareil cas : elle ne les trouva point.

Les bas ont un instinct de migration très développé, une perpétuelle soif de voyages.

Non contents d’avoir trotté tout le jour sur les mollets de leurs propriétaires et d’avoir parfois impudiquement voltigé dans le demi-jour des garçonnières esthétiques, au risque d’éborgner les peintures symboliques dont s’enorgueillissent ces séjours, les bas éprouvent encore le besoin de vadrouiller la nuit pour leur propre compte.

Lorsqu’on les quitte, ils prennent des airs las, des attitudes de petites saintes Nitouche exténuées, et, flasques, se laissent choir comme des choses mortes. Mais, dès que vous avez soufflé la bougie, voilà qu’ils commencent leurs pérégrinations, explorant les dessous des meubles, se faufilant sous les tapis, se glissant parmi les vêtements amoncelés, si bien que, le matin, quand il s’agit de les dénicher, il n’y a absolument rien de fait.

Après un quart d’heure de recherches, pourtant, Odyle aperçut les siens, qui, du fronton de l’armoire à glace, la lorgnaient sournoisement, ainsi que deux petits serpents moqueurs.

Elle les enfila, boucla sur eux la soie rutilante des jarretières ; puis, s’étant rapprochée du lit, elle entreprit d’imiter le cri du jabiru.

« Drôle d’idée ! » diriez-vous, si je ne prenais la sage précaution de vous confier qu’il y avait un monsieur emmi le dodo.

Cette révélation faite, je suppose que vous trouverez cela tout naturel. A qui n’est-il pas arrivé, en effet, d’éveiller un compagnon, mâle ou femelle, avec le chant national du jabiru, du choucas ou de tout autre oiselet ?

Au gloussement poussé par Mlle de Buthenblant, le gentleman répondit par un petit jappement de chien de prairie ; puis, ayant envoyé paître les oreillers qui l’opprimaient :

— Chères lectrices, fit-il, ne me reconnaissez-vous pas ? C’est moi qui suis Maubeck le journaliste.

Habitué à parler constamment au public, Maubeck adorait ce genre de plaisanteries.

Lorsqu’il annonçait une nouvelle ou racontait une anecdote à ses amis, il lui arrivait communément de débuter par ces mots : « Notre excellent confrère Maubeck nous fait parvenir la note suivante, que nous nous hâtons d’insérer. »

Odyle ne fut donc pas autrement surprise de l’entendre apostropher ses lectrices absentes ; elle vint à lui, baisa gaminement le point terminus de son nez, et, comme il cherchait à la retenir pour lui communiquer « sous toutes réserves » quelque document de la plus haute importance, preste, elle se dégagea, en disant :

— Dis donc, mon vieux, pas de blagues, hein ? Tu sais qu’il est neuf heures ?…

— Ouâ ! fit Maubeck. Tu rigoles ?

— Pas le moins du monde. C’est sérieux. Look up ! Neuf moins quatre au beffroi… Ainsi, tu vois, tu n’as qu’à pédaler au plus près si tu veux arriver à temps. Il te faut d’abord aller chez Jules le coiffeur, ensuite chez Barjau, le chapelier, puis chez le tailleur…

— Eh bien, et toi, petite tomate ?

— Moi ? Ne t’inquiète pas de moi. La couturière doit m’apporter mes frusques ici, ainsi que la blanche fleur du divin oranger. Quant à la coiffure, macache ! Tu ne te figures sans doute pas que je serais assez gnolle, assez chochotte, assez poireau pour aller me faire friser comme un toutou ? Ah ! non, alors ! C’est bon pour les pintades de la rue Saint-Denis, ce truc-là ! Moi : trois épingles, un petit peigne et un coup de brosse, ça y est !… A propos, as-tu songé aux prospectus ?

— Quels prospectus ?

— Tu sais bien, les circulaires, quoi !

— Je ne sais pas ce que tu veux dire. Explique-toi !

— Eh bien, oui, les machines… les choses… les systèmes… Comment ça s’appelle-t-il donc, ces fourbis-là ? les lettres, les billets de faire part ?…

— Ah ! bon, les billets ! Oui, oui ! J’y suis allé hier, j’ai porté le texte au graveur. C’est le graveur du prince de Galles, tu sais : ça va être d’un rupin extravagant, nos prospectus… comme tu dis. D’un côté, le blason des de la Warre, surmonté d’un tomahawk, d’une plume de faucon et d’un calumet. De l’autre, l’albe écu des Buthenblant, avec sa flèche et sa fière devise : « En blanc j’y boute ma sagette. »

— Bravo ! bravo ! cria Odyle à travers les glouglous de l’eau dentifrice. Ce sera tout à fait chouette ! Le faubourg en deviendra fol !

Puis, ayant rejeté le liquide rosé dont elle se gargarisait, elle poursuivit :

— Nous devons être à la mairie pour onze heures et demie ; à midi, à l’église. Par conséquent, à une heure, nous serons libres !… Paraît qu’on casse la croûte au Continental et qu’ensuite on va au bois de Boulogne… Ça va être amusant de passer sous les cascades comme des épiciers. Moi, mon rêve, ce serait d’aller au Jardin d’acclimentation et de grimper sur les chameaux en robe blanche…

— Tu iras sur les chameaux et sur les éléphants, sur les autruches, les méharis, les zèbres, onagres, buffles et zébus : je te le promets.

— Veine ! Ce qu’on va s’amuser cette après-midi !

— Oui, fit Maubeck, cette après-midi nous nous appartiendrons : tu seras mon chou, mon bijou, mon caillou — mon chien, mon bien — mon chat, mon rat, mon fla — tu seras ma femme en un mot, chère petite Odyle, chère, chère petite fiancée…

Il s’accouda sur le traversin, alluma une cigarette et reprit :

— Comme on s’est bien aimé depuis hier, hein ?… Tout de même, c’est bien mieux de ne se marier qu’après la nuit des noces… Qu’en penses-tu ?

— Bien sûr ! fit-elle, bien sûr que c’est mieux ! Comme ça, on se connaît, on n’a pas l’air de deux gaufres, et, au moins, on ne rougit pas lorsque arrive le terrible moment de la comparution devant monsieur le maire…

— Dans quatre heures, poursuivit Maubeck, dans quatre heures, tu auras cessé d’appartenir au noble clan des Buthenblant : tu seras une de la Ware. Dans quatre heures, tu seras ma squaw, ma petite squaw chérie, le soleil de ma prairie, la joie de mon wigwam — et, si quelqu’un te regarde de trop près, j’aurai le droit de le scalper !

— Oui, répondit Odyle, c’est pourtant vrai. Dans quatre heures, je serai ta squaw, dans trois heures même, ta squaw bien-aimée, ta petite Étoile-du-Matin pour la vie… Dis donc…

— Quoi ?

— Quand il fera beau, on ira se promener au Bois sur nos mustangs, hein ? Ça sera très drôle.

— Tout ce que ma squaw voudra, on le fera, répondit le publiciste.

Un court silence succéda à ces paroles. Tandis que Maubeck achevait son cigarillo, Odyle se peignait.

Et, soudain, Maubeck appela :

— Chérie !

— Quoi ? fit-elle.

— Plus que deux heures et demie. Deux petites heures et demie. Au bout de ce temps, tu ne seras plus ma fiancée.

— Oui, fit-elle : l’aiguille tourne.

— L’aiguille tourne et le soleil monte, répondit Maubeck.

Et, comme elle passait près de lui, il la saisit par son jupon, qui craqua, et l’attira entre ses bras.

— Plus que deux heures vingt-cinq, murmura-t-il. Dans deux heures vingt-cinq, tu auras cessé d’être une Buthenblant. Profite du temps qui te reste. Sois encore une fois, et rien qu’une petite fois, ma fiancée !

— Tu n’y penses pas ! gémit-elle. Mais nous ne serons jamais prêts !…

— Si, si ! répliqua-t-il, nous serons prêts tout de même. Je veux encore ton petit corps pâle avant que tu ne deviennes une peau-rouge…

Derechef, elle voulut parler ; mais force lui fut de résorber ses paroles, car il avait glissé sur l’huis entr’ouvert de ses lèvres la targette ardente du baiser.

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