X... Roman impromptu
GEORGE AURIOL
VI
DANS LEQUEL LE CAPITAINE ÔTE SA REDINGOTE
Quand le capitaine reprit ses sens, l’étrange vieillard s’éloignait, en fredonnant une chanson anglo-française :
Lorsque le petit point noir qu’il ne tarda pas à devenir se fut confondu avec les brumes vespérales, le capitaine alluma un demi-londrès et poursuivit sa route dans la direction de la place Blanche.
Il était environ minuit et demi, et, — ne craignons pas de le dire, — le ciel était clair comme une lame de sabre.
Quelques bicyclistes attardés passaient, aussi rapides que des sylphes, égrenant le long des trottoirs leurs petits grelottements stupides.
Le capitaine atteignit sans encombres le no 101 du boulevard de Clichy, et, comme il levait les yeux par le plus grand des hasards, ou peut-être même pour vérifier si la petite étoile persistait à « twinkler » ainsi qu’elle y avait été si galamment invitée, il vit de la lumière aux fenêtres du premier étage.
— Tiens ! pensa-t-il, les Bigorneau ne sont pas encore couchés.
A ce premier étage du 101 demeuraient, en effet, Tancrède Bigorneau, son ami, notaire de la Compagnie des tramways N.-N.-O., — et son épouse.
Le capitaine pensa simplement : « Tiens ! les Bigorneau ne sont pas encore couchés », — et rien d’autre.
C’était un de ces hommes tout ronds qui constatent sans approfondir.
Il eût pu, évidemment, déduire de cela que, sans doute, les Bigorneau étaient allés se divertir aux Gaietés de l’Escadron, ou qu’ils avaient dîné en ville, ou que Mme Bigorneau brodait quelque pantoufle, tandis que Bigorneau achevait un travail pressé.
Mais aucune supposition de ce genre ne lui vint, et il se borna à murmurer :
— Tiens ! les Bigorneau ne sont pas encore couchés !
Si quelqu’un l’avait croisé en ce moment, ce quelqu’un, à moins d’être sourd, eût pu l’entendre murmurer les paroles en question ; — mais, personne n’étant passé, nul ne les entendit.
En ce cas, direz-vous, comment savez-vous qu’il les prononça ?
Ceci est notre affaire. Nous l’avons su d’une façon ou d’une autre…
Nous autres, romanciers naturalistes, nous avons à notre disposition des procédés spéciaux qui nous permettent de nous procurer sans difficulté les renseignements les plus volatils.
Mais ce n’est pas le moment de parler de cela.
Tout ce que nous pouvons vous confier (à la condition, toutefois, que vous n’en disiez rien à personne), c’est que, ces paroles proférées, le capitaine allait mettre le cap sur le Moulin-Rouge, dont les pourpres tournoyantes semblaient le fasciner, lorsque, soudain, une des fenêtres du premier étage s’ouvrit.
Une dame en peignoir mauve parut sur le balcon, et :
— Psitt ! fit-elle.
Elle fit « psitt » une seconde fois, et le capitaine, après un instant d’hésitation, constata que ce « psitt » s’adressait bien à lui — car il était le seul personnage vivant actuellement en scène sur l’Extérieur.
— Eh bien ? souffla-t-il.
— Il est parti, répondit la dame mauve, il a pris le train de onze heures quarante-sept. Tu peux monter…
Le capitaine ne se le fit pas répéter deux fois, et, cependant que, l’index de la main gauche sur la bouche, la dame en mauve refermait silencieusement la fenêtre, il sonna.
Il doubla la loge du concierge en poussant un grognement vague et grimpa.
La porte de l’appartement s’ouvrit, et, dès qu’il fut dans le vestibule, deux bras parfumés et nus entourèrent son cou d’un vivant cache-nez.
L’ascension rapide qu’il venait d’accomplir ayant provoqué chez lui une légère quinte, la dame murmura :
— Si vous toussez, prenez mes lèvres vermeilles !
Il les prit.
Mais, presque aussitôt, il fut sevré de leur ambroisie. L’enivrant cache-nez se dénoua, et la dame demanda :
— Tu as donc fait couper ta barbe, mon chéri ?
N’ayant obtenu aucune réponse, elle entraîna son hôte dans la chambre à coucher, et, lorsqu’à la lueur de la petite lampe nickelée elle aperçut les traits martials de celui qu’elle avait appelé « son chéri », elle devint pâle comme la nappe sur laquelle nous écrivons ces lignes.
— Vous ici, capitaine ? s’écria-t-elle.
— Moi-z-ici, fit-il, moi-z-ici.
Puis, ayant relégué son chapeau sur la cheminée, tranquillement il ôta sa redingote.
— Que faites-vous ? demanda Mme Bigorneau.
— Je retire ma redingote.
— Pourquoi ?
— Parce que, si je ne la retirais pas, il me serait absolument impossible d’enlever ensuite mon gilet.
— Vous avez donc l’intention d’ôter votre gilet ?
— Mon gilet et le reste, déclara-t-il.
— Dans quel but ?
— Dans l’unique but de ne pas prendre un repos que j’ai cependant bien gagné.
Ceci dit, il se débarrassa de son gilet, déposa sa montre sur une console et joncha le sol de sa cravate ; puis, ayant pris place sur le canapé où Mme Bigorneau s’était assise :
— Un beau temps ! fit-il.
Elle ne répondit rien.
Il reprit :
— Alors ce bon Bigornel nous a quittés. Encore une partie de pêche, sans doute… Il a pris le train de 11 heures 47. Bonne affaire. Excellente idée. S’il fait ce temps-là demain, Bigorneau prendra beaucoup de poisson.
Comme elle ne répondait toujours rien, il leva les yeux au plafond et répéta :
— Quel beau temps !
Mme Bigorneau parut alors émerger de la profonde stupeur dans laquelle elle s’était laissé choir.
— Capitaine, dit-elle, vous devriez vous en aller… votre conduite n’est pas celle d’un galant homme.
— Comment ? fit-il, je passais tranquillement sur la voie publique… Vous m’avez appelé. Vous m’avez dit : « Bigorneau est parti. Viens ! » Je suis venu. J’ai pensé que la solitude vous effrayait, que vous ne pouviez supporter l’idée d’être seule dans cet appartement, à la merci des voleurs et des assassins, que le craquement des meubles vous épouvantait… J’ai eu pitié de vous, et, en dépit de mes nombreux rendez-vous d’affaires, je suis monté. N’est-ce pas le fait d’un galant homme ?
— Vous arrangez les choses à votre façon, dit-elle.
— Et à la façon de Barbari, mon ami et mon maître, rétorqua-t-il, en lui entourant la taille de son bras.
Il continua :
— Si ma présence vous ennuie, pourquoi diable m’avez-vous hélé ?
— Votre présence ne m’ennuie pas absolument ; mais je dois vous dire la vérité. Ce n’était pas vous que j’appelais. La forme de votre chapeau m’a trompée : je vous ai pris pour un autre, et cet autre est mon amant. Vous me l’avez fait rater : il a dû passer quelques minutes après vous, et, ne me voyant pas, il sera rentré chez lui… Voilà pourquoi je suis si furieuse.
— Il n’avait qu’à être exact, répondit le capitaine, et, puisqu’il n’est pas venu, je le remplacerai. Je crois, du reste, qu’il est préférable que vous trompiez Bigorneau avec un vieil ami comme moi… En tout cas, il est absolument nécessaire que vous le trompiez. Si vous ne le trompiez pas, il ne prendrait rien, et vous seriez le dindon de la farce, puisque vous adorez la friture…
Elle sourit et se leva. Ses cheveux blonds en profitèrent pour se répandre en nappes dorées sur ses épaules, tandis que son peignoir, trouvant l’occasion unique pour un tel exercice, se mettait à bâiller éperdument.
— Vous êtes la plus gracieuse créature que je connaisse, dit le capitaine, et vous paraissez douée du plus délicieux caractère qu’on puisse souhaiter. Je vous adore…
— Vous m’adorez ? Elle est bonne !… Mais vous ne songiez même pas à moi il y a un quart d’heure…
— C’est exact. Il y a cinq minutes, mon âme était vide de vous — et, maintenant, votre image est à jamais installée sur la cimaise de mon cœur.
— S’il en est ainsi, dit-elle, je renonce à vous expulser.
Elle toussa légèrement et poursuivit :
— Ma physionomie vous plaît, et mon caractère vous semble bon. Mais, en vérité, que dites-vous des jambes que voici ?
Elle retroussa son peignoir jusqu’au genou et découvrit une paire de mollets dignes de notre Académie nationale de musique :
— Que dites-vous de ça, capitaine ?
— C’est exquis.
— Le Créateur, en effet, n’a pas oublié de me garnir les tibias, fit Élise Bigorneau.
Puis, sur une nouvelle manœuvre de jupes — prenons un ris, prenons-en deux ! — elle ajouta :
— Mais il n’a rien négligé non plus pour l’agrément de mes fémurs.
— Jamais fémurs ne furent plus divinement adornés, répondit le capitaine, et je ne crains pas de leur décerner hautement ici le titre de cuisses.
— Mes jambes vous agréent, continua la charmante jeune dame, et mon visage ne vous est point antipathique ; mais si vous voulez vous donner la peine de promener une main distraite sur mon corsage, ici, au-dessus du cœur, j’ose espérer que vous serez également satisfait.
Elle lui prit la main et la glissa dans l’échancrure du peignoir…
Au contact de cette chair fraîche et souève, le capitaine devint rouge comme une grenade.
— Élise, rugit-il, soyez à moi ! Il faut que vous soyez à moi sur-le-champ.
Elle se dégagea :
— Je suis à vous dans une minute, dit-elle simplement.
Et elle disparut dans le cabinet de toilette.