X... Roman impromptu
X…
PIERRE VEBER
I
UNE SITUATION QUI N’A PAS DE NOM
Le monsieur, d’un certain âge, que deux sergents de ville tenaient aux biceps, n’eut pas l’air surpris lorsqu’on le présenta au commissaire.
— Voilà, dit le brigadier, un gaillard que nous avons pincé en train de jeter des pierres dans les fenêtres de Mme veuve Coignet, 53, avenue Montaigne. C’est un anarchiste de la pire espèce.
Le monsieur semblait occupé ailleurs, considérait le local, comme s’il avait l’intention d’y établir une industrie quelconque. Assurément, « il en avait vu bien d’autres » et ne gaspillait pas l’émotion.
Le commissaire lui demanda :
— Vos nom et prénoms ?
— Je n’en ai pas, répondit le monsieur.
— Comment vous appelez-vous ?
— Je ne m’appelle pas.
— Allons donc ! Vous refusez de dire qui vous êtes ?
— Je ne suis pas.
— Vous voulez plaisanter avec la justice, mon garçon ; vous faites le mariolle, hein ? Ça vous passera, joli jeune homme…
— Monsieur, je ne plaisante pas. Je n’ai pas de nom parce que je suis mort, il y a dix ans, dans la catastrophe du Squale.
Le commissaire, soudain, changea d’attitude ; il pensa : « J’ai affaire à un pauvre fol », et il s’empressa d’adopter le ton d’exquise courtoisie que les magistrats réservent aux seuls déments :
— Ah ! oui, je vois qui vous êtes… l’Empereur du Maroc, n’est-ce pas ? et vous venez d’hériter de 600 millions ? Que Votre Majesté daigne m’excuser… ces messieurs vont La reconduire en voiture.
— Monsieur, vous vous méprenez : je ne suis pas fou. Je vous affirme que je suis bien mort, et j’ajoute que c’est ce qui me tue. Vous avez peut-être entendu parler de ce naufragé du Squale qui revint en France dix ans après le sinistre ?…
— Oui. On n’a jamais élucidé cette affaire-là ; c’est tout récent, n’est-ce pas ?
— Tout récent ; le naufragé en question, c’est moi. Parmi les noms des passagers qui avaient péri dans la catastrophe, on mit le mien. Voilà pourquoi je n’ai plus de nom.
— Comment avez-vous fait pour vivre dix ans sans état civil ?
— J’étais dans un pays où l’on ne s’inquiète pas de contrôler l’identité des gens, et puis cela m’amusait un peu de faire peau neuve ; aussi n’ai-je pas réclamé, lorsque j’ai appris que l’on me croyait mort. J’étais bien là où je me trouvais et je n’avais aucune hâte de rentrer en France. J’ai passé dix bonnes années là-bas, à New-York, sous le nom de Hicks.
— Alors, vous vous nommez Hicks ?
— Non plus. Car, au bout de dix ans, j’ai voulu reprendre mon véritable nom ; trop tard, il y avait prescription. Or, j’avais avoué que Hicks n’était pas mon patronyme ; il n’y avait plus moyen de le reprendre. A cette heure, je suis dans une situation plus triste que celle du bâtard, qui, lui, a au moins un prénom.
— Tout ça ne m’explique pas pourquoi vous jetez des pierres dans les carreaux. Finissons-en : je suis pressé d’aller me coucher.
— Croyez-vous que je sois ici pour mon plaisir ? D’ailleurs je jetais des pierres dans mes carreaux.
— Pourquoi ?
— Parce que ma femme ne voulait pas m’ouvrir, c’est clair.
— Ah ! ah ! vous êtes marié…? Et pourquoi votre femme ne voulait-elle pas vous ouvrir ?
— Mais parce que je suis mort depuis dix ans ! Quand j’ai vu qu’à New-York on refusait de me reconnaître, j’ai pensé : « Je vais retourner à Paris, où j’ai laissé ma femme. Elle me reconnaîtra, elle. » J’arrive ici ; je m’informe de Mme veuve Coignet…
— Je comprends : vous avez trouvé votre femme remariée… C’est très curieux !
— Vous trouvez ?
— Et vous réclamez votre femme qui ne veut plus de vous ?
— Vous n’y êtes pas du tout. Vous devez penser que j’ai, maintenant, un grand détachement des choses humaines. Avec mon état civil, une partie de moi est morte ; il m’est impossible désormais de m’irriter ou de me réjouir. Comprenez-vous ? je me survis, et la mélancolie indifférente qui est ma nuance d’âme ne se teinte d’aucun courroux. Je pensais donc que ma femme n’avait pas dû rester fidèle à mon souvenir durant dix ans. J’aurais accepté qu’elle se fût remariée.
— Si elle ne s’est pas remariée, de quoi vous plaignez-vous ? Faites-vous connaître.
— C’est ce que j’ai fait ; j’ai trouvé ma femme avec un amant. Le nom de mes ancêtres m’est d’autant plus précieux qu’il ne m’appartient plus. Ma veuve le traîne dans la boue ; tout le quartier sait qu’elle vit maritalement avec un capitaine d’artillerie. J’ai exigé qu’elle régularisât ; elle ne veut pas ; elle refuse même de me recevoir.
— Introduisez une demande en rétablissement d’état civil ; et quand vous aurez été reconnu, vous demanderez le divorce.
— Vous n’ignorez pas qu’on ne meurt qu’une fois. J’ai réclamé, imploré, quémandé, postulé, je n’ai rien obtenu. On s’est borné à interroger ma veuve ; elle a toujours nié que je fusse son mari. Elle a raison, après tout ; ma fortune était suffisante pour deux ; elle ne suffirait pas pour un ménage à trois. Aussi bien, il paraît que j’ai beaucoup changé ; personne ne m’a trouvé ressemblant. Je ne vous trompais donc pas quand je vous disais que j’étais mort depuis dix ans et que je n’avais plus de nom.
— Que comptez-vous faire ?
— Je suis en dehors des lois, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous. Je n’ai plus droit à la Justice et je n’attends rien que de moi-même.
— Ici, nous ne sommes pas d’accord. Promettez-moi de vous tenir tranquille ; à cette seule condition je vous rendrai la liberté.
— Je ne promets rien. Car vous n’avez pas réfléchi à ceci : on ne m’arrête pas. Pour m’arrêter, il faudrait mille formalités pour lesquelles il est nécessaire que je possède un nom. Je suis un fantôme. Voyez-vous Polonius arrêtant Hamlet père pour tapage nocturne ? Non, n’est-ce pas ? Je vous mets au défi de rédiger ne fût-ce qu’un procès-verbal contre moi. Ma situation comporte mille ennuis ; elle me prive des plus élémentaires avantages sociaux, mais elle me dispense des servitudes y-afférentes.
Le commissaire parut vivement intéressé par ce raisonnement ; il calcula la quantité de travail supplémentaire qui lui incomberait s’il retenait ce prévenu anonyme, et il se résolut à l’indulgence :
— Vous pouvez vous retirer ; mais n’y revenez plus.
— Laissez aller monsieur.
Le monsieur quitta le commissariat. Un instant, sous le porche, il contempla le ciel, comme s’il en allait choir une solution filante. Puis il s’en fut, du pas d’un homme que rien n’inquiète, à l’avenir.
Il se rendit au 53 de l’avenue Montaigne, où, à cette heure tardive, sa femme et l’amant d’icelle devaient être sans défiance. Il ne savait pas ce qu’il allait leur dire, mais il comptait sur le hasard, l’inépuisable hasard, qui fournit les contenances et les mots qui vont avec. Il verrait ; l’important était d’arriver à une transaction.
Il sonna : sa femme vint lui ouvrir. Il entra vivement :
— Ne vous effrayez pas, c’est encore moi. Mais je n’ai pas de mauvaises intentions.
— Vous savez qu’Il est là.
— Ma chère veuve, je viens vous ennuyer pour la dernière fois. Je désire lui parler, et vous assisterez à notre entretien.
— Qui dois-je annoncer ?
— Mais… Ah ! oui, c’est vrai… je n’y pensais plus. Annoncez M. X… tout court.
La femme sortit. X… resta dans l’antichambre, inspecta le local. Sur la cheminée, son portrait souriait dans un cadre orné d’un crêpe ; devant, une fleur artificielle faisait semblant de se faner dans un vase de porcelaine.
Rien n’était changé, et cela n’avait rien de surprenant, car il est certain que rien ne change et que « tout est bien toujours la même chose », selon le mot de l’écrivain allemand. Il prit la fleur et la mit à sa boutonnière.
La porte du salon s’ouvrit :
— Si vous voulez vous donner la peine d’entrer ?
L’autre était là. Le capitaine était un homme entre deux âges, mais non entre deux maîtresses ; petit, replet…
Après tout, vais-je m’attarder à décrire un personnage dont la vie ne tient qu’à un fil, qui peut être tué d’un moment à l’autre par le caprice de mes collaborateurs ?
Il se leva, indiqua un siège. X… parla en ces termes :
— J’ai annoncé à madame que je n’avais aucune mauvaise intention ; je réitère cette annonce pour que vous laissiez en repos le revolver autour duquel, imprudemment, votre dextre se joue dans la poche de votre veston. Aussi bien, n’êtes-vous pas responsable de ce qui arrive. Je me présente les mains pleines de conciliation. Vous savez qui je suis.
— Mais… je n’ai pas l’honneur…
— Si, vous avez l’honneur. Entre nous, vous pouvez avouer que vous savez qui je suis. Sans reproches, je vous ferai observer que vous occupez ici ma place ; mes biens sont les vôtres, ma femme vous appartient. Je ne réclame rien de tout cela, Dieu merci. Je ne suis pas assez égoïste pour vous dégoûter de ma succession. Par contre, j’exige absolument que vous régularisiez.
— Régulariser ? Quel intérêt cela a-t-il pour vous ?
— Amour-propre d’outre-tombe… J’ai toujours eu le goût des positions nettes ; je ne veux pas que l’on dise que ma veuve fait la noce. Je vous avertis qu’en cas de refus de votre part, je suis prêt aux représailles.
— Lesquelles ?
— Ce serait trop long à vous expliquer. Vous soupçonnez que je suis prêt à vous infliger mille supplices chinois. Aussi, je vous conseille de vous soumettre.
— Il y a néanmoins un obstacle au mariage que vous voulez m’imposer… Je suis déjà marié.
— Ah ! bah !
— Oui. Ma femme est partie en bombe, il y a une dizaine d’années, avec un ami à moi. Depuis, ils n’ont plus donné signe de vie. Cependant, en me mariant, je m’expose à être bigame ; m’y obligerez-vous ?
X… médita ; il reprit :
— Pourquoi pas ? On ne pourra prouver votre bigamie qu’en démontrant l’existence de votre première femme ; or celle-ci a tout intérêt à ne pas se présenter, et, de son côté, peut-être a-t-elle régularisé. N’éprouvez-vous pas quelque joie à mettre au monde de petites monstruosités légales ?
Le capitaine répondit :