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X... Roman impromptu

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PIERRE VEBER

XVII
UNE SOIRÉE CHEZ LES BUTHENBLANT

Le dîner fut très animé. Le vidame portait non seulement tous ses ordres, mais quelques croix qu’il avait empruntées à des amis.

A sa droite, il avait Mme Bigorneau. Corsage à peine échancré : Élise aimait mieux réserver des surprises à celui de ses voisins de table qu’elle appellerait à des entrevues plus intimes. Elle portait simplement des palmes académiques en diamant.

A gauche du vidame, Marthe elle-même. Comment se trouvait-elle là ? On va peut-être crier à l’invraisemblance.

Et puis après ? Est-ce que la vie est vraisemblable ? Est-ce que la Princesse de Bagdad est vraisemblable ? Est-il vraisemblable qu’un simple ouvrier tanneur parvienne aux plus hautes dignités ? Et, si j’avais le temps, je vous raconterais des traits de mon existence qui sont à peine croyables…

Marthe s’était liée sur la pelouse de Longchamp avec les petites Buthenblant ; elle leur avait offert une place dans le fiacre qui la ramenait, et, comme une politesse en vaut une autre, les jeunes filles l’avaient invitée à dîner. X…, prévenu par dépêche, était venu la rejoindre ; ils se trouvaient donc dans la place. Vous voyez comme c’est rudimentaire.

En face du vidame, sa fille aînée, Odette, et sa fille cadette, Odyle, toutes deux très décolletées, comme il sied à deux filles honnêtes et qui n’ont rien à cacher dans le présent, sinon dans le passé. D’ailleurs, ce procédé est de simple probité envers les célibataires à marier.

Maubeck, assis entre elles, semblait très gêné ; il s’efforçait de ne pas avoir l’air de regarder ce qui ne le regardait pas, et, en outre, un réflexe de naturelle curiosité le poussait à considérer ses voisines ; la peur de paraître mal élevé gâtait tout son plaisir. Enfin, il aperçut que Marthe, devant lui, était aussi fort galamment dévêtue ; alors il trouva où fixer ses yeux, par-delà le prétexte d’un compotier et sans blesser la bienséance.

Plus loin, X… causait avec Odyle, et la conversation, assez indifférente au-dessus de la table, était plus animée au-dessous : X… faisait, comme on dit, un pied de cour. Près d’Odette, le notaire Bigorneau se multipliait en petits soins ; il affirmait à la jeune fille qu’il pourrait être son père, afin de risquer certaines privautés, et, dès qu’elles avaient été acceptées sans récriminations, il lui affirmait, soudain rajeuni, qu’il pouvait être encore son cousin.

Pour remplissage, il y avait un certain nombre d’invités qui se bornaient à jeter quelques brindilles d’onomatopées dans le feu de la conversation ; ils mangeaient peu, comprenant que leur rôle effacé ne leur accordait pas le droit de puiser plus d’une cuillerée dans chaque plat. Ces convives sans importance se connaissaient, se parlaient à mi-voix et se confiaient des soupçons outrageants sur la moralité des invités nouveau-venus et mieux partagés.

Enfin, Marthe comprenait qu’elle se trouvait dans le vrai monde.

Au début du dîner, le vidame, s’adressant à Bigorneau, lui dit :

— Mon cher notaire, j’ai eu la délicate attention d’inviter le capitaine Napau, votre ami.

Aussitôt, trois figures se décomposèrent : celle de X…, furieux de retrouver partout son remplaçant ; celle de Bigorneau, qui redoutait qu’une indiscrétion ne révélât au capitaine la mort de son oncle, le vieux de la Ware ; enfin, celle d’Élise, encore mal remise de sa dernière alerte. Pour Marthe, passive et résignée, elle acceptait d’avance sans bénéfice d’inventaire tous les événements possibles.

Mais les figures se rassérénèrent quand le vidame ajouta :

— Napau ne viendra qu’assez tard dans la soirée : il est retenu dans une autre maison.

Bigorneau aiguilla aussitôt l’entretien dans une autre voie :

— Monsieur Hicks, que pensez-vous des mines d’or ?

— Mais j’estime…

— Vous êtes dans le vrai, reprit aussitôt le vidame, et, à l’appui de votre thèse, je citerai un fait curieux dont je fus témoin.

Il entama une histoire de placer qu’il continua durant deux plats. C’était sa coutume : sachant combien il est fatigant de parler tout haut pendant que l’on dîne, et désireux d’éviter toute contrainte à ses hôtes, il avait soin — l’exquis maître de maison ! — de placer ainsi quatre ou cinq longues anecdotes, pendant lesquelles il était permis aux convives de réfléchir, ou de se nourrir, ou de flirter ou de calculer leurs dépenses, ou de ne rien faire. Ou bien, il créait des discussions entre les rares amateurs de ce genre de sport. Les jeunes filles continuèrent à s’égayer avec leurs voisins, et Maubeck ne cessa de regarder Marthe dans le blanc des yeux et dans le blanc de la peau.

Au dessert, les dames restèrent : le vidame voulait épargner aux maris l’ennui de raconter plus tard à leurs femmes les polissonneries que l’on se croit obligé de dire entre hommes. Ah ! cet homme-là savait recevoir.

On plaça au milieu de la table un narghileh muni d’autant de tuyaux qu’il y avait de convives ; on l’alluma, et les liqueurs passèrent de main en main. Lors, le vidame prit la parole :

— Notre ami Maubeck vient d’hériter de quatorze millions, légués par son père, le vieux M. de la Ware…

— Hugh ! interrompit une voix gutturale.

Tout le monde se retourna ; mais pouvait-on penser que ce bruit émanât du maître-d’hôtel de couleur foncée qui servait à table ? Des regards soupçonneux et farceurs s’égarèrent sur un vieux parent pauvre, sourd-muet de naissance.

— Notre ami Bigorneau s’emploie à mettre notre hôte en possession de son bien. Je propose de boire au repos du digne M. de la Ware et à la santé de nos amis.

— Hugh ! fit encore la voix.

On regarda le sourd-muet, avec blâme cette fois. Seuls X… et Marthe avaient reconnu l’exclamation nationale du Mohican : l’Aiguille était là, sous le frac du maître-d’hôtel.

— Toutes ces dames au salon, dit gaiement le vidame, en offrant son bras à Marthe.

On se leva. Mais l’Aiguille retint Bigorneau par la basque de son habit et lui souffla dans l’oreille :

— Visage blême, langue dorée, esprit pervers. Le cleb est sur la piste ; l’homme sur lequel les rayons du couchant ont déteint veut vous dire quelque chose.

— Où donc, que j’y coure ? murmura le notaire, effaré.

— Ici. Restez.

Pendant qu’ils s’entretiennent, suivons les autres.

Le salon du vidame était spécialement disposé pour le flirt : le prévoyant Buthenblant, soucieux avant tout de conserver un bon renom de gaieté à sa maison, avait divisé la grande pièce en un certain nombre de petits box à l’aide de grands paravents de bambou laqué vert pâle, ornés de mousselines à grandes fleurs.

Chacun de ces box formait donc un petit flirtoir, meublé d’un divan bas pour deux personnes, de coussins et tabourets, tablettes et veilleuse à l’électricité : aux murs, de gracieuses compositions d’Auriol. Là, les couples pouvaient s’isoler et comploter. D’heure en heure, un esclave frappait contre les paravents, apportait à boire et se retirait discrètement. Auprès de la cheminée, un espace libre était réservé pour ceux qui souhaitaient se réunir.

Les invités, chacun avec sa chacune, avaient pris place entre les paravents ; le vidame avait soin de caser son monde, et, apercevant X… tout seul, il fit signe à Odette de l’aller rejoindre dans la stalle qu’il s’était choisie.

Odette accourut toute en mousseline rose et sourires, et s’assit aux côtés d’X…

— Vous cherchez quelque chose, mademoiselle ? dit-il assez gauchement.

— Oui : vous. Je vous ai trouvé, je suis contente.

— Et… à quoi puis-je vous être bon ?

— Mais à flirter, parbleu !

— Je ne sais pas : j’arrive de ma province.

— Oh ! je ne tarderai pas à vous apprendre. Pour commencer, prenez ma main droite et serrez-la doucement entre vos mains.

— Oui… Et puis ?

— Approchez-vous petit à petit jusqu’à me frôler… Mieux encore : soyons comme en un wagon complet.

— Soit… Et puis ?

— Penchez-vous sur moi tout à fait, et essayez de découvrir derrière le cristallin de mes yeux les pensées complexes qui n’y sont pas.

— Voilà… Et puis ?

— Oh ! que vous êtes emprunté ! Mais posez-moi une foule de questions saugrenues et grossières ; amenez-moi à vous décrire mon âme, puis mon corps ; tâchez de savoir si je suis instruite de choses que je dois ignorer et laissez-moi comprendre le double sens des ingénieuses porcheries que la digestion vous inspirera ; arrivons ensemble à de telles confidences et de tels rapports que nous nous dégoûtions mutuellement et que vous ne me désiriez même plus pour maîtresse.

— Est-ce flirter ?… Vous exigez…

— Si, si. J’en ai vu bien d’autres. Si vous vous dérobez, je croirai que vous me dédaignez. Mais n’oubliez pas que quelqu’un agit de même, à la même heure, avec votre femme.

— Vous êtes charmante, reprit X…, enthousiasmé ; vous êtes un miracle de grâce ingénue.

— Allez-y. Il n’y a pas de danger : je ne mords pas. Parlons du baiser et de l’union des âmes, tandis que nos mains voisinent. C’est l’heure délicieuse où l’on retourne aux états préhistoriques. Voyez : je vous tends mon cœur, mon âme, mes lèvres, mon corps, enfin tout, sauf ce qui serait le complément obligé du don de moi-même ; mais c’est si peu de chose, en vérité, que je le réserve à mon futur mari. »

Ainsi, les hôtes du vidame passaient agréablement le temps ; les invités sans importance, ceux qui n’avaient pas le droit au flirt, pratiquaient des trous imperceptibles dans les paravents afin de suivre les évolutions des couples voisins, et, à ce jeu, chacun trouvait son compte.

Cependant, Maubeck s’était assis près de Marthe, et, avec l’aisance d’un habitué, il l’avait attirée contre sa mâle poitrine.

— Chère madame, dit-il, ne pensez-vous pas qu’il serait bon d’éviter les préliminaires et d’entrer en matière sans délai ?

Marthe, toujours étonnée et faible, acquiesça.

— Donc, appelez-moi Jean-Louis tout court. Je ne reviendrai pas sur ce que mes yeux vous ont dit durant tout le repas…

— Ils parlaient éloquemment !

— N’est-ce pas ? Vous avez donc compris leur langage ?…

— Oui ; mais… dites-moi… pas ici ?

A cet aveu naïf, Maubeck ne se sentit pas de joie. Soudain, il songea : « Diable ! je n’ai pas de garçonnière élégante ; ma chambre est orde et puante ; je ne saurais mener cette femme du monde dans un hôtel garni ; il me faut à toute force un intérieur capitonné… Oh ! que je suis sot ! Pourquoi chercher si loin ? A cette heure, la domesticité dîne, les maîtres de la maison et les invités sont retenus ici. J’ai l’hôtel des Buthenblant à ma disposition et n’hésite que sur le choix des chambres.

Il dit à Marthe :

— Chère madame, vous plairait-il de visiter avec moi l’étage supérieur ? Filons sans attirer l’attention.

Ils quittèrent le salon ; Maubeck conduisit Marthe à travers les couloirs jusqu’à la chambre du vidame, et alors…

Alors, ô portraits de famille, ancêtres figés dans les cadres, nobles aïeux engoncés dans la fraise, vous vîtes ceux qui la cueillaient à votre barbe, et vous ne descendîtes pas ! Maubeck profana la couche du vidame.

Marthe, résignée, n’eut pas un mouvement de révolte ; uniquement préoccupée de guetter les bruits du dehors et les pas des intrus qui pouvaient survenir à l’improviste, elle se soumettait, indifférente, à cette nouvelle fantaisie de la destinée. Aussi bien, puisqu’elle avait fait le bonheur de tant de contemporains, pourquoi se fût-elle refusée à Maubeck, sinon par caprice ?

Au moment où ils se ressaisissaient l’un et l’autre et se préparaient à redescendre au salon, un bruit formidable retentit à l’étage au-dessous.

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