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X... Roman impromptu

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GEORGE AURIOL

XXI
LES NAUFRAGÉS DE LA RUE GERMAIN-PILON

Un client ayant demandé une bouteille de pale ale, le garçon commit l’extrême imprudence de ne pas répondre : « Boum ! » C’est ce qui le perdit.

Car, au même instant, ce mot, qu’en de telles circonstances les rites de la Limonade prescrivent formellement, ce mot « Boum ! » fut proféré par une voix de tonnerre — et, brusquement l’obscurité régna dans la salle.

Les plâtres, briques, moellons, torchis, stylobates, verres, petits verres, cuillers et soucoupes, — tasses, demi-tasses, bancs, petits bancs, banquettes, tabourets, pierres de sucre, cerises à l’eau-de-vie et autres accessoires se mirent à pleuvoir de toutes parts, tandis que les vitres, violemment arrachées de leurs alvéoles, s’éparpillaient sur le sol avec un fracas infernal.

Que s’était-il donc passé ?

Ceci :

Avec l’étourderie d’un jeune sanglier lancé à la poursuite d’un papillon, le garçon s’était précipité, muni d’une chandelle, dans le cabinet dit « de société », lequel n’avait pas été ouvert depuis trois jours. Or, un bec de gaz ayant été laissé, béant dans ce réduit, théâtre de tant d’idylles, une explosion s’était produite.

Et voilà ! Si cela ne vous suffit pas, vous êtes bougrement difficiles !

Certes, je ne prétends pas qu’une explosion soit le cataclysme le plus sensationnel et le plus rare qui puisse « égayer » les tranquilles affluents du boulevard extérieur ; mais ce qui me vexe, c’est de vous entendre murmurer avec « votre petit air » :

— Oh ! une explosion, rien que ça !

Eh bien, oui, une explosion — rien que ça !

Une simple explosion. Et c’est pourquoi le matériel du Café des Mecs, ordinairement si paisible, s’était mis à voltiger, tourbillonner et virevolter avec l’enthousiasme et la véhémence que nous avons mentionnés en amont de ce récit.

Et vous savez, quand le matériel d’un café, fût-il blanc et hanté par les plus calmes vieux petits rentiers du quartier, quand le matériel d’un café, dis-je, prend ainsi le mors aux dents, au risque de se convertir en miettes, il y a de fortes chances pour que les clients de l’estaminet soient endommagés eux aussi avant la fin de la valse.

Si je fais cette petite remarque en passant, c’est simplement pour vous faire sentir qu’une explosion n’est pas toujours un événement aussi négligeable qu’on veut bien le dire. Il y a explosion et explosion, voilà tout.

Mais revenons à nos décombres…

… Malgré leur perspicacité bien connue, les sergents de ville accourus en toute hâte se rendirent difficilement compte de l’étendue du désastre.

En dépit des lanternes dont ils avaient eu soin de se munir, les gardes de la place Dancourt ne virent tout d’abord qu’un épais nuage de plâtre, auquel succéda un autre nuage non moins compact et de plâtre également.

Au bout d’un petit temps, pourtant, ils entendirent un gémissement et ils en conclurent que tout le monde n’était pas mort.

Bientôt, le gémissement prit une forme plus précise — si tant est qu’un gémissement puisse affecter une forme quelconque — et devint un grognement.

Le grognement, à son tour, se dessina très nettement et se mua en juron.

Et, presque aussitôt, le juron fut suivi d’autres paroles :

— Sacrebleu ! dit la voix, et ma bouteille de pale-ale, garçon ?

Mais nul ne répondit. Et, bien qu’il ne fût plus alors qu’un informe paquet de loques sanguinolentes, le garçon tint à donner lui-même le signal de cet absolu mutisme.

Ce garçon était, de son vivant, le dernier des chenapans, souteneur à ses moments perdus ; mais, en somme, ce n’était pas un mauvais bougre, et personne ne trouvera mauvais, j’imagine, que je signale ici le tact et la retenue dont il fit preuve en cette occurrence.

Mais passons.

Lorsqu’enfin le plâtre se fut un peu dissipé, les sergots s’avancèrent sur le lieu du sinistre. Un épouvantable spectacle s’offrit alors à leurs yeux, arrondis par la stupeur.

Çà et là, parmi les débris de toute nature, des corps gisaient, lamentablement déchiquetés.

Sur les glaces brisées, au milieu des taches de sang, l’ironique Hasard était venu plaquer des débris de poissons rouges.

Le patron de l’établissement, prématurément décapité, contemplait, la tête dans le bassin où jadis il rinçait gaiement les verres, son tronc, son pauvre tronc mutilé, sur lequel avaient coulé les liqueurs et sirops de fantaisie.

Tout était ruine et deuil.

— Garçon ! et mon pale-ale ? répéta la voix déjà entendue.

Les sergots se dirigèrent vers l’endroit d’où partait le bruit, et, après mille recherches infructueuses, ils finirent par aveindre d’un tas de pardessus contre lequel ils avaient buté un personnage que vous reconnaîtriez tous sans hésiter si, usant de mon talent quasi holbeinien, il me plaisait de retracer ici son portrait.

Cet homme était Maubeck le journaliste.

Les sbires l’ayant mis sur ses pieds à grand’peine, Maubeck retomba presque aussitôt parmi les covertcoats, car il était (est-il besoin de le dire ?) aussi gris que possible — plus gris même que de coutume, attendu qu’il était abominablement souillé de poussière.

Malgré cela, il reconnut sans difficulté qu’il avait affaire aux gens de la police. Cela lui rendit un peu d’énergie, qu’il utilisa sans plus tarder.

— Quoi ? quoi ? gueula-t-il. Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? Ne me frappez pas, vous savez ! Vous n’avez pas le droit de me frapper. Je suis Maubeck le publiciste !

Au même instant, le tas de houppelandes s’anima de nouveau, tel un océan de théâtre agité par le vent des coulisses, et de ce flot laineux surgit un monsieur dont le moindre cheveu était presque aussi gros qu’un fil de fer et dont le visage n’était pas moins coloré qu’un jambon de Westphalie.

— Ah ! c’est toi, Maubeck ! fit le nouveau naufragé. Tu fais bien de le dire, mon garçon ! Ah ! c’est toi, Maubeck ! Ah ! fripouille ! Ah ! salaud ! Ah ! cochon ! Ah ! voleur ! Je ne suis vraiment pas fâché de te rencontrer, Maubeck ! Nous avons à causer ensemble, et, si ça ne te dérange pas, viande crue, je vais commencer la conversation à coups de soulier.

Mais, devant l’inertie du journaliste, qui le regardait en souriant et non sans baver quelque peu, la fureur de l’ultime Mohican (c’était lui, vous avez bien deviné), la fureur du Mohican tomba brusquement.

Ainsi tombe, sous les baisers brûlants du soleil de mai, l’enveloppe périmée de la chrysalide.

Et de ce cocon rejeté par l’Indien s’évada, sonore et jovial, le papillon de la soudaine bonne humeur.

— Ce vieux Maubeck ! cria-t-il, en lui tendant la main. Le voilà donc, ce vieux Maubeck ! ce cher et brave vieux Maubeck ! Hallo ! hallo ! Maubeck ! Comment ça va ? How are your head, old fellow ?

— Prendre un verre ? articula Maubeck.

— Sans doute ! répondit l’autre. Jamais je ne refuse de trinquer avec un vieux copain, tu sais bien. Ah ! ah ! ah ! ce vieux Maubeck !… Y a-t-il du temps qu’on s’est vu, hein ? Qui diable aurait cru qu’on se retrouverait ici ?

— Arçon ! pale-ale ! grogna Maubeck.

Le brigadier, qui avait écouté silencieusement cet étrange colloque, jugea que le moment était venu d’intervenir :

— Il n’y a bas de karzon ! fit-il avec dignité. C’est inudile de vaire du bodin izi. Tonnez-moi fos noms et brénoms, voilà ze que ce fous témande… fous foyez pien qu’il y a ein agzident !…

— Un accident ? dit Maubeck. Sur quelle ligne ? Tamponnement, oui ?

— Mais non. C’est un egplocion. Fous êdes donc bien zaoul pour ne pas voir que l’édablizement est témoli ?

Avec quelque difficulté, Maubeck se dressa sur son séant et ouvrit les yeux.

— Tiens ! en effet, murmura-t-il, effaré. Qu’est-ce qu’il y a ? Ç’a a donc changé de propriétaire ici ?

— Buisque ché fous tis, continua le brigadier, buisque ché fous tis que z’est une egplocion de kace… Eze-que fous foulez me vaire aller, fous, bar egzemble ?…

— Egplocion ! dit l’Aiguille. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est le gaz ! répondit Maubeck, c’est le gaz qui s’est montré trop expansif !

Là-dessus, il se releva péniblement et, saisissant le bras de l’Indien comme une bouée de sauvetage, il s’y accrocha avec frénésie.

— Trop expansif ! répéta-t-il. Se méfier des effusions de ce gaillard-là ! Trop expansif, le gaz ! Trop expansif !

Ce disant, il grimpa sur les gisants pardessus, lesquels se remirent aussitôt à grogner et à déferler furieusement.

Un macfarlane projeté aux cinq cents diables fut immédiatement suivi d’un cyclone de pèlerines, et X… apparut, frais comme l’œil.

— Il fait chaud ce soir, constata-t-il simplement.

Puis, laissant traîner un vague coup d’œil sur les environs, il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Z’est un egplocion, expliqua le brigadier, un egplocion de kase. Fous allez venir avec moi au boste…

— Pourquoi ? Nous n’avons pas fait explosion, nous…

— Za ne fait rien. Il faut tonner fos noms et brénoms.

— Une minute alors ! répondit X… Nous avons des amis et des parents là-dedans : il nous faut les reconnaître… Monsieur le brigadier, voulez-vous avoir la complaisance de bien vouloir nous éclairer, s’il vous plaît ?

Le brigadier, muni de son falot, suivit X… et l’Aiguille, qui se mirent en devoir d’inspecter

Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.

Ils constatèrent ainsi le décès de Marthe, de Bigorneau, du capitaine, de Gaspard le Book et d’une quantité de filles et seigneurs sans importance. Le vidame n’était qu’évanoui.

— Bigorneau est scalpé, fini, ratiboisé, souffla le Mohican. Bonne affaire !

Et, serrant convulsivement la main de X… :

— A nous les quatorze millions, murmura-t-il.

Puis se retournant vers le chef des agents, il annonça :

— Nous sommes à vos ordres.

— Par izi, fit le brigadier, en élevant sa lanterne à la hauteur de son œil.

Et ils se mirent en marche, remorquant Maubeck, que les plus tragiques événements ne parvenaient décidément pas à dégriser.

En passant devant le zinc, l’illustre journaliste s’arrêta un instant.

Après avoir contemplé le mastroquet étêté, il étendit la main d’un air fatal et bredouilla :

— La justice des hommes est satisfaite !

Puis, solennellement, il sortit.

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