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X... Roman impromptu

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TRISTAN BERNARD

III
COMME ON SE RETROUVE

La porte d’en bas se referma bruyamment. Le capitaine avait quitté la maison.

Marthe et son mari étaient restés de chaque côté de la cheminée, un peu pâles l’un et l’autre. Et, pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, occupés, malgré leur trouble, à un mutuel examen.

X… était stupéfait de l’heureux changement qui s’était opéré chez sa femme. La sèche petite brunette de jadis était maintenant une blonde grasse. (Bienfaits d’une vie paisible et d’une excellente eau de teinture.)

Lui, de son côté, n’avait pas considérablement vieilli. Son visage, un peu hâlé et sans moustache, s’encadrait de deux abondants favoris, dont l’un se trouvait être postiche (à la suite de quelle aventure ?)

X… et Marthe, après s’être examinés, ne trouvaient rien à se dire, et leur émotion ne s’apaisait pas. Il semblait que rien ne subsistât des événements de ces dix dernières années.

Pourtant la chaîne de leurs conversations quotidiennes ne s’était pas encore raccrochée. X… essayait en vain de parler, et Marthe ne trouvait mot. A la fin, le mari, avec un violent effort sur lui-même, fit un pas vers sa femme, et, d’une voix un peu altérée :

— Auriez-vous, lui dit-il, un peu de veau froid ?

C’était son mets de prédilection. Très souvent, jadis, en revenant d’un concert de cors de chasse, où il la menait trois fois la semaine, ils allaient grappiller à minuit dans les armoires de cuisine, râflant des œufs durs, un morceau de bouilli, l’aile de poulet froid mise de côté pour le déjeuner du lendemain.

Marthe, à la question de son mari, répondit de sa voix douce qu’il n’y avait pas de veau froid, mais qu’il devait rester du gigot et des aubergines. Puis elle s’échappa pour préparer un souper.

X…, resté seul, éprouva de nouveau cette impression pénible d’un recommencement après dix ans d’aventures inutiles. Son naufrage, avec toutes ses péripéties, lui semblait aussi insignifiant qu’un naufrage de gravure, et le capitaine de sa femme lui parut une fiction à trois galons d’or. Il piochait dans sa mémoire comme dans une terre de mort, n’en retirait que des souvenirs inertes, à qui il tâchait en vain de rendre la vie. Il s’évoqua dans son île déserte, se nourrissant de plantes diverses, et réduit, pour se friser les favoris, à chauffer au feu vacillant d’un bois résineux deux baguettes de cocotier. Un soir, dans les broussailles, acculé contre des rochers, il s’était trouvé tête à tête avec une hyène affamée, et tous deux s’étaient regardés, les yeux dans les yeux, pendant six mortels quarts d’heure. Après quoi, l’hyène affamée, qui ne voyait sans doute dans cette occupation qu’un moyen de tuer le temps, avait simplement quitté la place.

D’autre part, il retrouvait son fumoir de jadis avec les mêmes dispositions, les mêmes ornements. A peine le capitaine avait-il comblé quelques vides par des images de son choix : Joseph et Putiphar, Monsieur Thiers sur son lit de mort, Capture d’un jeune sanglier. Mais X… remarqua que, par une attention touchante, on avait laissé là ses diplômes encadrés, son diplôme de licencié ès-lettres et son certificat de maître nageur. Il ne vit point seulement que, par une autre attention touchante, sa femme avait gratté son nom sur ces parchemins pour le remplacer par celui d’un capitaine usurpateur.

X… avait fait le tour de la chambre et était revenu s’asseoir au coin du feu. Ici se plaça un épisode attendrissant.

Par l’entre-bâillement d’une porte se glissa un grand chien noir à longs poils. Ce chien, d’un bond joyeux, vint sauter tout autour de X…, qu’il lécha à la figure avec effusion, se livrant à force gambades et à force aboiements joyeux, s’arrêtant parfois les pattes droites et, la tête haute, se gargarisant d’un hurlement prolongé, destiné sans doute à informer tous les barbets du quartier qu’il y avait du nouveau ce soir-là.

X… s’extasia sur cette fidélité canine, que dix ans d’absence n’avaient pu entamer. A son tour, il combla le chien de caresses. « Martin ! la belle fille ! Oui, c’est elle ! Oui, c’était la petite Martin. Elle était contente de revoir son vieux maître ! Elle avait trouvé le temps long après son vieux maître ! Oui, le beau Martin. Holà ! Doucement. Holà ! Oui, le beau Martin ! »

A ce moment, Marthe rentrait, tenant un plateau chargé de victuailles.

— Tu sais, dit X… d’un ton qu’il s’efforçait en vain de rendre dégagé, tu sais, Martin m’a reconnu.

— C’est d’autant plus méritoire à lui, dit Marthe de sa voix douce, qu’il ne te connaît pas. C’est un nouveau Martin, qui n’a que cinq ans, et que j’ai acheté après la mort de l’autre. Mais n’est-ce pas qu’il lui ressemble ?

Ils s’attablèrent. La pendule sonna dix heures.

— Ça fait minuit moins le quart, dit X…, en levant le nez.

C’était bien ça. Il n’avait pas oublié le retard habituel de la pendule.

En causant avec sa femme, X…, la dévisageant, la retrouvait identique (malgré qu’elle fût plus grasse) et charmante du charme des choses recouvrées. Sous l’influence d’une demi-bouteille de champagne, d’un jeûne assez long et de la tiédeur du logis, sous la simple influence, que diable ! de sa naturelle virilité, il brûlait de continuer le cours de ses constatations. Pourtant, avant d’aller plus loin, il fuma une pipe. Et ce fut Marthe qui alla chercher au râtelier la pipe bien culottée du capitaine. Il la déclara excellente.

— Oui, dit Marthe, le capitaine la fumait bien souvent. Il fumait beaucoup, et même trop pour un homme si peu habitué à se laver les dents.

X… s’était levé, et, insensiblement, il avait attiré Marthe vers un assez large divan placé près de la bibliothèque. L’aventure eut un certain charme.

— Ah ! dit Marthe dans l’instant d’apaisement qui suivit cette première rencontre, je ne regrette pas le capitaine. Il était bon, affectueux, mais vraiment mal tenu de sa personne. De plus, il avait une vilaine maladie, et même je t’avoue que je ne suis pas tranquille.

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