X... Roman impromptu
GEORGE AURIOL
XI
OÙ LE LECTEUR FAIT LA CONNAISSANCE DE M. MAUBECK
DANS DES CIRCONSTANCES ASSEZ SINGULIÈRES
Rue Saint-Vincent.
Il pouvait être minuit ou minuit moins le quart.
La lune était rare. Le noir régnait sur la ville. Des silhouettes fantasques se dessinaient dans les angles des bâtisses. Par-dessus le mur du cimetière, des bouts de tombe se découpaient, grises sur le ciel noir.
Un promeneur attardé qui passait par là s’arrêta devant un réverbère éteint, et, s’adressant à une personne absente, il cria :
— Oui, monsieur, je suis Maubeck, le journaliste !… et il y a gros à parier que bien des gens ne pourraient pas en dire autant ! Maubeck, le journaliste, c’est moi, monsieur, et personne ne me persuadera le contraire. Voici ma carte, la carte qui me donne accès à la Bibliothèque nationale ! Maubeck (Jean-Louis-Gaspar), journaliste — courtier en observations pour le bureau des Longitudes.
Ayant énoncé cette singulière qualité, l’individu qui prétendait avec tant d’énergie s’appeler Maubeck parut céder à un instant d’indécision. Ne sachant s’il devait continuer sa route ou se laisser choir sur le sol, il hésitait.
Pourtant, après quelques vacillations assez périlleuses, il se remit en marche.
Il avait à peine fait dix pas lorsque, de nouveau, il s’arrêta.
— Je suis gris ? vociféra-t-il. Moi ? je suis gris ? C’est trop fort ! Apprenez donc à qui vous parlez ! Je suis Maubeck, monsieur, Maubeck le journaliste ! Voulez-vous voir ma carte ? Ah ! je sais bien qu’on en veut à Maubeck ! On a même été jusqu’à prétendre qu’il était mort !… Oui, oui, je le sais : on m’a tout raconté ! Mais Maubeck se moque du qu’en-dira-t-on : Maubeck poursuivra son œuvre en dépit des envieux. Maubeck ne craint rien ! Maubeck est un brave, et, s’il y a quelqu’un derrière ce mur, Maubeck le défie ! Oui, monsieur ! Allons, sortez, émergez, montrez-vous ! Combien êtes-vous derrière cette muraille ? Je ne me cache pas, moi ! Je ne suis pas masqué ! Voici ma carte !…
Comme il achevait ces mots, M. Maubeck heurta violemment du crâne une petite porte verte qu’il n’avait vraisemblablement pas remarquée :
— Tiens ! murmura-t-il, c’est bizarre ! Je croyais demeurer plus loin que cela !
Il sortit une clef de sa poche, et, après avoir longtemps tourmenté la serrure, il entra, paraissant avoir oublié tout ce qu’il venait de dire.
Une chandelle brûlait sur la cheminée.
Maubeck ayant constaté que sa pipe en merisier reposait dans le seau à charbon, bien que ce ne fût pas son domicile attitré, il s’en empara, l’alluma et se jeta dans un fauteuil.
— Ah ! ah ! fit-il, en développant un gros nuage de fumée, c’est drôle ! Le mobilier de Maubeck danse la ronde ce soir ! infiniment drôle ! Chaque fois que Maubeck boit du genièvre, le mobilier de Maubeck se met à danser ! Comment trouvez-vous le bouillon ?… Ah ! ah ! ah ! c’est très amusant !
Et, fredonnant un petit air pour accompagner la valse imaginaire de ses meubles, il se mit à ricaner doucement.
Durant quelques minutes, il s’abandonna à la rêverie.
Puis, tout à coup, sa figure se rembrunit. Il rejeta sa pipe dans le seau, se leva, fit deux ou trois fois le tour du salon, tira son portefeuille, examina sa carte, se frappa le front et, finalement, ayant plongé précipitamment sa main dans la poche de son gilet, il se mit à compter.
— Un sou, trois sous, douze sous, cinquante centimes, deux francs ; un sou, deux sous, six sous, un franc… Quatre francs cinquante !… Quatre francs cinquante !… répéta-t-il, soucieux, quatre francs et cinquante centimes !… Diable ! l’argent devient rare !
M. Maubeck n’avait pas achevé de formuler cette attristante réflexion lorsqu’une voix goguenarde cria derrière lui :
— Menteur !
— Quoi ? Qu’y a-t-il ? Voulez-vous ma carte ?
— Je dis que Maubeck est un menteur, répéta l’ironique voix, Maubeck est gris. Je sais bien que Maubeck est gris comme trente-six grives — et il faudrait être bien malin pour m’enlever cette conviction de la tête. Mais je dis aussi que Maubeck est un menteur, ce qui est plus grave !
— Qui ose dire cela ?
— Moi ! répondit la voix, en faisant entendre un bruit de monnaies secouées. Moi ! M. Tirelire, ici présent sur la cheminée ! J’affirme que M. Maubeck est gris, mortellement gris et que M. Maubeck est un menteur ! Et, de plus, j’ajoute cela : Si Maubeck bouge, je souffle la chandelle, et Maubeck se casse le nez !
La stupéfaction de l’éminent courtier en observations fut telle qu’il ne trouva rien à répondre.
Timidement, il dirigea son regard vers la cheminée et aperçut son interlocuteur.
C’était un petit bonhomme en terre cuite, vert du haut en bas, ventru comme une pomme et qui pouvait avoir vingt-cinq centimètres de hauteur. Le sommet de son tricorne était fendu d’un large trou.
Après quelques minutes de silence, M. Tirelire fit de nouveau sonner les pièces de monnaie qui paraissaient habiter son ventre, puis, s’adressant à des personnages fictifs, ou peut-être même aux différentes pièces du fringant mobilier de M. Maubeck, il reprit la parole :
« — M. Maubeck est comme les autres ! cria-t-il. M. Maubeck est un niais. Je n’ose dire que M. Maubeck est un imbécile ; mais, s’il est quelqu’un ici qui prétende m’empêcher de proclamer que M. Maubeck est un superbe niais, qu’il vienne ! Je l’attends !
« M. Maubeck croit aux bruits qui courent et aux nouvelles qu’on lance. Il croit à la fin du monde. Il se figure que l’agriculture manque de bras, que les affaires ne vont pas, que le commerce agonise et que l’argent devient rare !! A qui comparer M. Maubeck, si ce n’est au plus piteux des jocrisses ? Vraiment la naïveté de M. Maubeck est inouïe ! »
Ici, le petit homme eut un accès de toux métallique. Après s’être bruyamment mouché, il reprit :
« — Remarquez bien que M. Maubeck est journaliste : il est donc impardonnable ! Ah ! ah ! ah ! la bonne farce ! L’agriculture manque de bras ! M. Maubeck va sans doute nous apprendre aussi que les capitalistes ne dépensent plus rien ! S’il était passé sur le quai Conti, il ne parlerait pas avec autant de légèreté, sans doute !
« M. Maubeck se figure qu’il n’y a plus d’argent, qu’on va frapper des écus en bois des îles et que, dans dix ans, les collectionneurs rechercheront la dernière pièce de cent sous comme un objet de la plus haute rareté ! Dans dix ans ? Que dis-je ? Dans trois ans, dans six mois, demain peut-être, demain, M. Maubeck paiera son boulanger avec des coquillages et son propriétaire avec de vagues verroteries !… Peuple ! admire la naïveté de M. Maubeck !
« Évidemment, quelque vertigineux que puisse être le jobardisme de M. Maubeck, évidemment M. Maubeck ne parlerait pas comme il parle si jamais il était passé par la rue Guénégaud et par le quai Conti !
« Foule ! tu lapiderais cet homme si, connaissant la merveilleuse organisation de la Monnaie, il persistait à tenir un pareil langage !
« … Mais cet homme ne connaît pas la Monnaie. Il ne soupçonne pas l’existence de cet édifice incomparable ! Jamais ses pauvres yeux de crabe, atteints d’une incurable myopie, n’ont considéré les dix mille employés qui grouillent dans cet admirable temple ! Jamais ! Jamais ! Ce vil colporteur d’observations météorologiques, ignore le « langage de l’argent », et jamais il n’a entendu parler de la « mise en circulation ! »
« Il se figure, le pauvre hère, qu’on laisse moisir les lingots d’or au fond des caves, — et que, là, parmi les champignons sordides et les louches détritus, ils s’effritent peu à peu sous la mandibule avide des cloportes !
« Académie ! tes palmes pour l’illustre Maubeck, qui vient de découvrir la mite du ludovic d’or, le charançon de la thune et le ver blanc des fafiots !
« Triste sire ! Pauvre bougre ! Méprisable nullité !
« Les dix mille employés, il ne les a jamais vus, ce pauvre individu, ce misérable quidam, ce quelconque et négligeable zéro ! Il ne les a pas vus, levés dès l’aube, répandant l’or et l’argent parmi le peuple, inondant la ville de leurs richesses !
« Sombre et fangeux bernard-l’ermite, tu n’es donc jamais sorti de ta coquille ? Tu ne sais donc pas que, selon leur grade, ces employés reçoivent, chaque matin, un million, 500.000 fr., 100.000 fr., 50.000 fr., 10.000 fr., 1.000 fr. ou 50 fr. qu’ils doivent dépenser, distribuer avant le coucher du soleil !…
« Distribuer est bien, mais il s’agit de distribuer intelligemment. Pour distribuer, il faut des renseignements et des notes, il faut du flair, de l’œil, du tact — il faut du génie !
« Le commis qui distribue 50 francs, comme celui qui distribue 50 millions, doit émietter la somme qu’on lui confie en cinquante ou cent achats habilement combinés et rapporter avec lui toutes les factures acquittées, ainsi que les marchandises achetées lorsque la chose est praticable ! Sans quoi, notre jeune homme, ayant acquis un diamant d’un million ou une montre de cinq louis, aurait terminé sa journée à dix heures du matin et s’en irait dissiper dans les estaminets et brasseries les quatre francs cinquante qu’il gagne !
« O honte ! M. Maubeck n’est pas informé de ces choses ! Le clair flambeau de la Vérité n’a jamais éclairé les corridors visqueux de son obscur intellect ! Il ignore que l’employé rentrant au bureau avec un reliquat serait impitoyablement révoqué, ce reliquat fût-il de cinquante centimes.
« Maubeck, le journaliste, le courtier, l’agent d’affaires, l’entomologiste ! Maubeck ne voit pas les flots d’or jetés chaque jour sur le pavé de Paris ! Au lieu de dire : « L’argent est mal distribué, l’incurie règne à la Monnaie, il conviendrait de renverser le chef des Argentiers de la R. F. et de renouveler le personnel de la Banque… »
« Au lieu de proposer des distributions d’argent au coin des rues avec le concours de MM. les donneurs de prospectus, M. Maubeck s’écrie : « L’argent devient rare ! »
« Erreur ! Erreur ! Erreur !!!… Oblitération ! Folie ! Gâtisme ! Fange dans l’œil ! L’argent n’est pas rare ! Jamais l’argent ne deviendra rare ! Il est mal distribué, mal réparti, et voilà tout !
« Ceci est mon dernier mot ! Je n’ai plus rien à dire. Et pourtant si, encore un cri. Je demande la parole :
« Que le diable emporte M. Maubeck ! »
Ayant ainsi parlé, le petit homme vert, secouant de nouveau ses précieux intestins, souffla coléreusement la chandelle.
Et l’on n’entendit plus dans la chambre silencieuse que les ronflements sourds de M. Maubeck, endormi.