X... Roman impromptu
PIERRE VEBER
XII
MAUBECK HÉRITE
Avant rêvé cela, Maubeck se réveilla.
Le réveil prenait beaucoup de temps à Maubeck. Ses paupières ne lui permettaient d’émettre qu’un tout petit regard d’abord ; puis elles se fermaient. Quelques minutes après, Maubeck arrivait à les soulever et glissait un second regard, plus grand ; mais, vite jalouses du soleil, elles retombaient sur les prunelles. Enfin, Maubeck, violemment, se dressait sur son séant, parvenait à écarquiller les yeux, et renaissait à la vie réelle ; alors, selon son expression, « il faisait le point », c’est-à-dire qu’il établissait avec précision l’endroit où il se trouvait.
Les réveils étaient pour Maubeck une source perpétuelle de surprises. Jamais, au grand jamais, à l’instar du Sultan, il ne s’était endormi deux fois de suite au même endroit ; non qu’il craignît d’être assassiné, mais la Destinée se plaisait à ballotter cet homme. Cinq nuits par an, il couchait dans son lit, dont deux nuits au moins tout habillé ; les autres nuits, il couchait sur la descente de lit, ou sur le paillasson de la porte, ou sous la table de travail, ou dans le corridor, ou au poste, ou sur un banc de boulevard, ou dans le lit d’une personne d’un sexe opposé au sien.
Cette fois, il s’était endormi devant la cheminée, la tête dans le foyer refroidi. Il dit, sentencieusement :
« Je me suis couvert la tête de cendres, j’ai revêtu le dur cilice, et j’ai pleuré Jérusalem. »
Puis il ajouta :
« Il me semble que j’ai la gueule de bois. Tout porte à croire que j’ai bu hier… Qu’ai-je accompli ?… Été porter la température probable, selon mon habitude, dans les journaux ; inspecté mes pluviomètres… noté la dépression barométrique à la tour Eiffel… Dîné chez le vidame de Buthenblant. » (Ici les souvenirs s’obnubilent.)
Maubeck-le-Journaliste s’interrompit pour aveindre le nez hébraïque d’un siphon, but une moitié dudit, et reprit :
« Bon dîner… jeunes filles avenantes, élevées à l’américaine… L’aînée, un beau contralto, a traité sa sœur de petite morue… Causerie animée. Je crois qu’au dessert, après les alcools, j’ai demandé au vidame la main d’une de ses filles, celle qu’il voudrait… Je ne m’en dédis pas ; mais j’avais déjà bu.
« Qu’ai-je accompli après ? »
Il remâcha le goût amer que laissent à la bouche du sage les voluptés humaines et les liqueurs fortes.
« J’ai rendu visite à Pinson, au Pousset, à Jonas, au Mallet, à Lapoire, au Rat, à Jules Simon, à l’abbaye de Thélème ; là, j’ai dû encore boire. »
Il se leva. Un nimbe lumineux entourait pour lui les contours des objets. Il alla tremper sa tête dans un seau d’eau, y resta le temps que mettent les pêcheurs de Ceylan à cueillir la perle au fond des mers ; près d’étouffer, il émergea, prit du souffle et se retrempa ; à la quatrième reprise, les idées circulaient de nouveau. Maubeck se peigna, mit du linge, brossa ses habits et présenta à la glace un gentilhomme pas trop ravagé, assez correct : trente ans à peine, un nez un peu gros, une bonne figure noire barbue, des yeux bleu-turquoise et des cheveux châtains frisés… un ensemble qui n’eût pas déparé l’intérieur des Buthenblant.
« Au travail ! établissons la température pour demain. » Il tira un jeu de zanzibar, agita les dés, les lança sur le tapis vert de la table et compta les points et, prenant sa plume, écrivit : « 5 + 3 + 7 = 15. Température moyenne ; orages dans le Nord ; temps probable : 8 + 2 + 2 + 4 = 16. Pluie mêlée de vent ; nuages, éclaircie vers midi, etc. » Il fut interrompu par le concierge, qui lui tendit une lettre.
Maubeck en examina la suscription et s’écria : « Qu’est-ce que cette chère vieille canaille de Bigorneau peut bien me vouloir ? M’inviter à dîner ? Je refuserai : je n’ai pas pardonné à Élise la nuit blanche qu’elle me fit passer devant sa fenêtre, tandis que son mari pêchait à la ligne. Elle manqua de parole après m’avoir donné rendez-vous ! On ne fait pas ces choses-là à Maubeck-le-Journaliste. Je n’irai chez Bigorneau que quand Élise se sera excusée. » Il décacheta la lettre : « Tiens, ce n’est pas signé ! Est-ce que le notaire Bigorneau cultiverait la lettre anonyme ?
« Mon cher ami,
« Pourquoi ne vous voit-on plus ? Faut-il que j’aille vous relancer chez vous ? J’ai besoin de vous parler, au plus tôt, pour une affaire importante qui vous concerne. Passez un de ces matins, rue de Douai. »
Maubeck, très intrigué, regarda la hauteur du soleil sur l’horizon : « Midi moins vingt ; j’ai le temps de prendre Bigorneau à son étude, avant le déjeuner. »
Il sauta sur sa canne, ses gants, sa boussole de poche, se coiffa de son chapeau et descendit.
Rue de Douai, à l’étude de Me Bigorneau, le maître-clerc, à l’aide d’une cisaille, découpait des ombres chinoises dans une vieille boîte d’Albert ; deux autres clercs jouaient à qui cracherait le plus haut contre le mur, et le saute-ruisseau guillotinait des mouches avec un vieux coupe-cigares ; cela sentait l’étude modèle, solide et bien achalandée. Maubeck demanda :
— Me Bigorneau, s’il vous plaît.
— Il est en Chine, répondit finement le clerc.
— Il est dans le sieau : il trempe.
— Il est au Panthéon, à prier le bon Dieu pour que tu ne sois pas si… sot, surenchérit un autre clerc.
— Puis-je lui parler ? continua Maubeck sans s’émouvoir.
— Il est en main.
— Un coup de pied quelque part vous ferait-il plaisir ? interrogea Maubeck, en ouvrant la porte de la barrière qui séparait les clercs de l’éventuel public.
Le maître clerc comprit soudain que les plus courtes plaisanteries sont les meilleures. Il se leva aussitôt et demanda :
— Qui dois-je annoncer ?
— M. Maubeck, journaliste.
Bigorneau l’accueillit avec une joie d’épagneul, lui serra la dextre dans sa main droite, tandis que la gauche la tapotait à petits coups affectueux. M. Bigorneau avait cette honnête et franche et souriante figure qui est l’apanage des canailles d’affaires ; il semblait un vieux magistrat de roman, défroqué et bonasse.
Échange de compliments, enquête sanitaire réciproque. Bigorneau s’installa dans un fauteuil, approcha une règle de ses yeux, l’examina avec soin, tandis qu’il disait d’un ton de voix naturel :
— Vous vous êtes demandé ce que je désirais de vous, Maubeck ? Je désire faire votre fortune, simplement.
Maubeck eut le tranquille faciès de l’individu qui ne coupe pas dans les ponts. Bigorneau attendit qu’on le remerciât ; Maubeck ne bougea pas. Le notaire poursuivit :
— Vous nous inspirez beaucoup d’amitié, à moi et à ma femme. Élise trouve que vous nous négligez ; moi, je veille sur vous et je vous ai trouvé une affaire splendide : vous n’avez qu’à vous baisser pour ramasser. Avouez, mon gaillard, que vous grillez de curiosité, hé ?
— En effet, même que ça sent le roussi…
— Voici l’affaire. Il y a quelques mois mourait dans une petite localité près Paris un mien client, M. de la Warre ; cet ancien peau-rouge s’était enrichi dans le commerce des cheveux. Oui, il avait apporté d’Amérique tous les scalps de la tribu des Mohicans, dont il était l’Avant-Dernier ; ce millier de chevelures lui avait formé un fonds de boutique, il s’était établi marchand de cheveux en gros. Le commerce ayant prospéré, M. de la Warre se retira des affaires avec plus de quatorze millions de fortune. Il me confia la gestion de cette somme.
— Elle était en bonnes mains !
— N’est-ce pas ? dit Bigorneau sans vouloir discerner l’intention ironique de cette interruption… Plus un testament, rédigé naguère dans son pays natal, testament que je devrais ouvrir après sa mort. Le vieux de la Warre n’avait pu se faire à l’existence européenne : il couchait tantôt ici, tantôt là, en vrai nomade.
— Je connais ça…
— Il mourut à l’hôtel de Sénégambie, à Levallois-Perret. Prévenu par dépêche, j’ouvris alors le testament. M. de la Warre léguait tous ses biens, en valeurs nominatives :
1o A un nommé Coignet, qu’il avait connu là-bas, chez les peaux-rouges. Ce Coignet est mort dans la catastrophe du Squale, bien avant le décès de notre client. »
Jusqu’ici, Me Bigorneau n’avait pas menti ; mais, soudain, il se mit à altérer la vérité d’une prodigieuse façon :
— Restaient les deux autres légataires. Je les ai vainement cherchés. J’ai envoyé télégrammes sur télégrammes au premier, un Mohican nommé l’Aiguille ; il doit être défunt également ; j’ai écrit pour avoir son certificat de décès ; je l’aurai dans quelques jours. Le dernier légataire est un militaire gâteux et retraité dans une maison d’asile. »
Me Bigorneau ne disait pas que ce militaire n’était autre que son bon ami le capitaine Léon Napau, neveu par alliance du vieux de la Ware ; qu’il avait soigneusement intercepté toute lettre pouvant le prévenir du décès de son oncle. Quelle sale canaille que ce Bigorneau ! il me dégoûte, et j’ai presque envie de le tuer.
Il reprit :
— En somme, l’héritier de cette splendide fortune est ce vieux gâteux, qui ne tardera pas à mourir, et c’est encore à l’État que l’argent reviendra. Ça ne vous fait pas mal au cœur, Maubeck ?
— Si, très mal. L’État est mon ennemi intime. Mais en quoi tant cela me concerne-t-il ?
— Si vous en voulez à l’État, moi je ne lui en veux pas moins ; il m’a trop souvent mis à contribution pour que je ne lui rende pas la pareille. Il ne faut pas, entendez-vous, il ne faut pas que cet héritage tombe en déshérence, quand il y a tant de pauvres bougres qui crèvent la faim.
— A qui le dites-vous !
— Donc, j’ai songé à cette combinaison : vous êtes fils naturel, hein ?
— Je n’ai jamais connu ma mère ! chantonna Maubeck, et il ajouta :
— Je n’ai jamais connu mon père non plus.
— Vous êtes né en Amérique, je crois ?…
— Oui, mais je ne sais où, dans un territoire contesté.
— Eh bien, grâce à des moyens très simples, je fais de vous le fils de M. de la Ware ; vous présentez vos titres : le testament est nul, comme antérieur à votre naissance, et, d’après la coutume des Mohicans, vous entrez en possession de l’héritage paternel… dont vous me donnez la moitié.
— Toujours selon la coutume des Mohicans ?
— Enfin, cela vous va-t-il ? Je vous donne un père et une fortune ! Ça ne fait de tort à personne.
Assurément, Maubeck n’était pas une canaille ; mais c’était ce que les moralistes classificateurs nomment une bonne gouape ; il avait beaucoup de bonté et aussi peu de sens moral qu’un bâton de chaise. Il entrevit la possibilité de s’enrichir, de devenir un homme du monde, d’avoir un laquais qui le reconduirait quand il serait poivre, et une voiture qui le ramènerait chez lui ; plus de courses dans les observatoires et dans les journaux ; des cigares à bague, des vêtements élégants, un crédit dans les brasseries, et qui sait ? Le vidame de Buthenblant lui accorderait peut-être une de ses filles, l’aînée, celle qui a un si beau contralto. Enfin, ce qui le décidait, c’est que « ça ne faisait de tort à personne ». Donc, il demanda :
— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’autres héritiers ?
— Je vous le jure sur mon honneur.
— Vous n’avez pas autre chose à jurer ? Enfin, ça me suffit. Eh bien ! je puis vous l’avouer en confidence, mon brave Bigorneau… je suis le fils de votre feu client, le vieux… comment donc ?
— De la Ware.
— C’est ça même. Donnez-moi mon héritage, et que ça ne traîne pas.