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X... Roman impromptu

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JULES RENARD

XVIII
LE DUEL

— Cocher, vous vous arrêterez à la prochaine pissotière.

Le cocher n’y manqua point. Maubeck descendit le premier du fiacre, fit descendre l’Aiguille et, comme un domestique stylé, tint la portière ouverte.

Bientôt l’Aiguille remonta, et Maubeck dit encore au cocher :

— Vous vous arrêterez à la prochaine pissotière.

Le cocher pensa ce qu’il voulut, mais il garda ses réflexions pour lui. Chacun ses besoins. On le prenait à l’heure. Plus on l’arrêterait, moins on le fatiguerait.

— Mon cher Mohican, dit Maubeck à l’Aiguille, nous ne nous arrêterons jamais assez.

— Pourtant, dit l’Aiguille, une fois suffit.

— Laissez-moi vous soigner, dit Maubeck. Je vous ai promis et je me suis promis que vous sortiriez sain et sauf de ce duel, et j’en réponds si vous m’obéissez à la lettre. D’abord, urinez, urinez. Un coup d’épée dans une vessie pleine peut être mortel, et ce n’est rien quand on a pris ses précautions. Allons, descendez une dernière fois : je serai tranquille.

— J’aurais préféré étrangler le notaire, dit le Mohican.

— Et le manger après, sauvage incorrigible ! dit Maubeck. Il était temps de vous l’arracher.

— Pourquoi ne voulait-il pas me rendre mes millions ?

— Comme ça, tout de suite, en pièces de dix sous ? Tu t’imagines qu’un notaire va en soirée avec quatorze millions dans sa poche et que, sur un signe du premier Peau-Rouge venu, il doit les lui compter.

— Les aura-t-il là-bas ?

— Là-bas, il aura une épée pointue, phéniquée et passée au feu, et il essaiera de te crever le ventre. Et c’est très gentil de sa part. Il avait le droit de te faire arrêter, mener au poste et condamner, pour coups et blessures, à six mois de prison. Il aime mieux se battre. Ce goût m’étonne chez un notaire. Il doit être rudement fort à l’épée. Je te conseille de bien te tenir. As-tu pris une leçon hier ?

— L’escrime m’ennuie, dit le Mohican bref.

— Tous les mêmes, ces duellistes ! dit Maubeck. Ceux qui manient une épée comme un parasol sont les plus enragés. Celui-ci saute à la gorge du notaire ; j’accours, je lui épargne un assassinat, je lui arrange un duel et lui donne l’adresse d’un maître d’armes pour qu’il figure décemment sur le terrain ; il ne bouge pas, il s’en moque, il attend les bras croisés, et moi, simple témoin, je me tourmente à sa place, je prends deux leçons par jour au lieu d’une, et je relis mon code d’homme d’honneur, et je m’entraîne, et je suis prêt, tandis que tu ne songes même pas à écrire ton testament. Il faut que je prépare ce petit papier où tu n’oublies point tes amis et que je te prie de le signer et de le dater. Cocher ! arrêtez-nous devant un café.

....... .......... ...

Maubeck, le journaliste, raisonnait sensément. La succession de la Ware attirait par trop d’amateurs. L’heure était venue d’en supprimer quelques-uns. Après la querelle, il avait dit au notaire suffoqué : « L’occasion est bonne : ce Mohican ne sait tirer que l’arbalète. Vous êtes un sournois pilier de salle d’armes : délivrez-nous du Mohican. » Et il disait au Mohican : « Vous en avez une veine ! Le notaire embrouillait si habilement vos affaires qu’il vous fallait plaider. Le procès durait dix années. Puisqu’il commet la sottise de se battre, d’un seul coup infaillible que je vous montrerai, renvoyez ce notaire à ses aïeux. »

« Et si, comme je l’espère, pensait Maubeck, le notaire véreux et le Mohican légitime s’embrochent l’un l’autre, le soir même je me présente à l’étude avec ce papier en règle, je donne cent sous au clerc et je râfle l’héritage. C’est propre, et d’une suffisante logique. »

....... .......... ...

Ils arrivèrent les premiers au rendez-vous, suivis d’un second fiacre où se trouvaient le médecin et l’autre témoin. Le médecin portait sa boîte ; le témoin, une paire d’épées. L’endroit choisi était une vieille salle de bal de la banlieue, où seuls les duellistes s’obstinaient à danser encore et que le propriétaire mettait gracieusement à la disposition de ces messieurs, au prix de cinquante francs la séance.

Maubeck prenait déjà l’air narquois d’un homme correct qu’on va faire poser, quand Bigorneau et ses témoins parurent. Dès qu’il les vit, Maubeck éleva son chapeau vers le ciel, puis l’abaissa lentement, ainsi qu’un haltère, et le Mohican crut qu’il allait le poser sur le sol et le ramasser ensuite avec ses dents.

Tous ces messieurs l’imitèrent, solennels, excepté le dédaigneux Mohican.

— Salue donc, lui souffla Maubeck : le duel, c’est l’art de saluer.

— Je veux lui sucer le sang, dit l’Aiguille.

— Tâche d’être convenable, dit le journaliste, et ne me trouble pas dans mes délicates fonctions de directeur de combat.

De la pointe du pied, il mesura la distance sur le plancher, et, comme ça ne marquait pas, il recommençait gravement. Il jeta deux fois une pièce en l’air. Elle retomba sur pile ou sur face, comme il lui plut. Personne ne vérifia, et Maubeck dit, imperturbable :

— A nous les épées, à vous la place, messieurs.

Les médecins ouvrirent leurs boîtes, allumèrent une lampe et, à la manière des aiguiseurs de couteaux, promenèrent les épées au-dessus de la flamme. Très intéressé, l’Aiguille suivait de si près ces préparatifs de guerre qu’à chaque instant Maubeck devait l’écarter.

Bigorneau marchait de long en large, les mains derrière le dos, et feignait de regarder, pendus au mur, des cadres que les crottes de mouches enveloppaient comme d’une légère dentelle à petits pois.

— Déshabille-toi dans un coin, dit Maubeck à l’Aiguille.

Et il surveilla lui-même la toilette de Bigorneau. Le notaire, qui portait d’habitude un lorgnon, avait acheté, pour la circonstance, sur l’avis du plus compétent de ses témoins, des lunettes bleues à travers lesquelles il voyait noir. Elles étaient énormes comme celles des casseurs de cailloux. Selon le témoin expérimenté, elles devaient protéger les yeux et effrayer l’ennemi.

Comme, dans leur altercation suivie de voies de fait, l’Aiguille lui avait griffé, mordu peut-être le visage, Bigorneau s’était collé au front, aux pommettes et au nez, des carrés de taffetas gommé. Ils complétaient son aspect terrible, et un observateur étranger, même attentif, aurait malaisément deviné lequel, du notaire ou de l’Aiguille, pouvait se dire le véritable Mohican.

Cependant, Maubeck tâtait Bigorneau et frappait sur sa poitrine pour voir si elle ne sonnait pas la cuirasse traîtresse.

— Otez vos bretelles, lui dit-il.

— Mais mon pantalon va tomber, dit le notaire.

— L’usage de la main gauche n’est pas interdit pour retenir son pantalon, répliqua Maubeck.

Comme il palpait plus bas, il fronça les sourcils :

— Qu’est-ce que je sens là ? Un bandage ? Un bandage pare un coup d’épée : enlevez, dit-il sèchement.

— Jamais, dit Bigorneau. Tout croulerait. J’aurais l’air de me battre ventre à terre.

On délibéra longuement. Les médecins, consultés, se consultèrent, et un témoin spirituel dit à Maubeck :

— Personne n’empêche votre ami de mettre une ceinture de chasteté.

Ce n’eût pas été du luxe, car l’Aiguille attendait la fin de cette discussion dans son coin, tout nu.

Maubeck lui avait dit : « Déshabille-toi. » Il venait d’obéir.

Avec une égale docilité, il remit sa culotte.

— Du calme, lui dit Maubeck. Garde-toi d’attaquer et de te fendre. Pare et riposte. Si tu bêtifies, si tu te précipites comme un fou, si tu me déshonores, je ne te revois de ma vie.

Puis il rapprocha les deux adversaires. Il offrit à chacun une épée, saisit les pointes, non sans péril, car celle du Mohican faillit l’éborgner, et, les joignant sur sa propre poitrine :

— Allez, messieurs, dit-il, et faites en gens d’honneur.

Aucun n’alla.

Le Mohican se retint parce que c’était la consigne formelle, et le notaire, par tempérament.

A la première reprise, les épées ne se touchèrent pas. Le Mohican, debout sur ses jambes, tenait son épée comme on tient une règle pour s’assurer qu’elle est droite, et le notaire, baissé, qui semblait perdre son derrière, tournait mécaniquement la sienne comme pour percer un tonneau de vin ou remuer une vague salade.

— Halte ! dit le témoin chargé de compter les deux minutes de reprise.

Maubeck emmena l’Aiguille d’un côté et, les dents serrées, lui cria, d’une voix de gorge :

— Bravo ! tu tiens ton homme. Il n’en peut déjà plus.

En effet, de l’autre côté, le notaire se livrait comme un poulain à ses témoins, qui lui couvraient les épaules, l’asseyaient et lui faisaient avaler un verre de rhum.

A la deuxième reprise, il y eut un léger choc d’épées. Le Mohican ne s’en émut pas et resta immobile.

Quant au notaire, après avoir d’abord tâtonné comme un aveugle de son bâton, il semblait vouloir tricoter maintenant, et on entendait parfois le son des crochets.

— Halte ! dit l’homme à la montre.

— Parfait, dit Maubeck au Mohican. Tu le tiens toujours, et je donnerais cher pour être à ta place. Marche pourtant un petit peu.

A la troisième reprise, il parut évident que, seule, la chute du plafond pouvait occasionner mort d’homme. Car, si le Mohican marchait à petits pas, comme c’était prescrit, le notaire reculait d’autant, et la zone de sécurité ne diminuait point. De nouveau, on se reposa. Les témoins du notaire lui épongèrent le front, et il suça une pastille et quelques grains de raisin.

Et Maubeck répétait à l’Aiguille :

— Ça va de mieux en mieux. Patience : il ne reculera pas jusqu’à demain.

Mais, à la quatrième reprise, Bigorneau prouva qu’il était capable de faire à reculons le tour du monde. Il ne tremblait plus. Au début, il redoutait une catastrophe. A présent, il reculait presque rassuré et préoccupé seulement de retarder la légendaire piqûre. Déjà les témoins commençaient de sourire et d’échanger leurs impressions.

— Ça se passera bien, disait l’un. Nous terminerons au premier sang.

— Oui, disait Maubeck, quoique mon client m’inquiète : il bout.

— M. Bigorneau nous a juré d’être sage, dit un autre. Pourvu qu’il ne s’énerve pas ! C’est une bonne idée que nous avons eue d’interdire les corps-à-corps.

Et les médecins se disaient, d’un ton poli :

— Serrez votre trousse, mon cher confrère : la mienne suffira.

Ils sifflotaient, chantonnaient et se proposaient une partie de savate pour tuer au moins le temps.

A la cinquième reprise, tous eurent une grosse peur. La lutte s’avivait. Le poignet du Mohican semblait sérieusement menacé. Témoins et médecins se penchèrent, au risque de se faire crever les yeux. Ils visaient pour Bigorneau. Du doigt, ils lui auraient indiqué la bonne place, celle qu’une égratignure intéresserait entre toutes. Acharné, Bigorneau lardait, lardait, dessus, dessous, à côté, dans le vide, et le flegmatique Mohican, la main gauche levée, son inutile lame horizontale, ne s’y opposait pas. Maubeck cria : « Halte ! » trois fois, vainement, pressa le poignet, pinça la peau. Il n’y avait rien. L’assistance poussa un soupir de satisfaction désolée.

A la sixième reprise, quelqu’un parla de commander de la bière pour tous et un bouquet pour le glorieux vainqueur, qu’on ne pouvait manquer de connaître prochainement.

Mais à la septième reprise, le Mohican parla.

— Assez ! dit-il. Vous n’êtes que des chiens !

Il bondit vers Bigorneau, le débarrassa de son épée, et, brandissant les deux, une dans chaque main, il se mit à courir par la salle de bal, avec des hurlements farouches, cavalier seul, sur un cheval imaginaire.

— La bête s’échappe du Parisien, cria Maubeck ; elle va nous massacrer. Sauve qui peut.

Mais tous étaient déjà dehors.

Maubeck eut la présence d’esprit d’enfermer à clef le Mohican dans la salle de bal, où, prisonnier forcené, il put rugir à son aise et transpercer de coups d’épée furieux la redingote de Bigorneau.

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