X... Roman impromptu
JULES RENARD
II
LA RÉPONSE DU CAPITAINE ET LA RÉPLIQUE DE X…
— Monsieur, vous m’ennuyez avec votre histoire. Elle est à dormir debout, sur un pied. Vous vous dites : « Voilà une bonne bête de capitaine, un capitaine de Courteline : je peux le faire poser. » Et vous me faites poser. Dans quel but ? Je ne sais pas ; pour gagner un pari, sans doute, une somme infime, soixante-quinze francs peut-être, ou quelque dîner. Et vous inventez cette catastrophe de la Gascogne.
— Du Squale, reprit doucement X…
— Tant pis pour vous. Avec la Gascogne, vous m’intéressiez. C’est un bateau superbe, admirablement monté, le type modèle de notre marine. Pleurons la Gascogne tant que vous voudrez, mais je me moque du Squale ou de sa carcasse au fond des eaux, s’il en reste. Passons. On vous croit mort. D’abord, ça vous va pendant dix ans. Puis ça ne vous va plus. M’expliquerez-vous cette lubie ? Quand on est mort, c’est pour tout le temps !
— Oui ; mais quand on n’est pas mort ?
— Quand on n’est pas mort, on le dit le soir même, le lendemain, huit jours après, au plus tard. On télégraphie à sa famille désolée. On rassure ses parents affligés, ses amis inquiets. Vous, malin, vous vous distinguez. Il vous faut de l’original, des coups de théâtre préparés de loin, un retour à effet, une situation embrouillée, du mauvais feuilleton de sous-off, et ça vous amuse de réclamer un nom que vous ne vous rappelez même plus, au bout de dix années. Pourquoi dix ?
— Parce qu’il y a prescription.
— C’est une erreur, monsieur. Déjà vous barbotez. Apprenez qu’il n’y a pas de prescription amissive des noms. La propriété du nom est inaliénable. Donnez-vous donc la peine de feuilleter votre Larousse… ici, toujours à droite. Je me suis interdit de le changer de place, par déférence pour son poids. Quel meuble ! Vous y lirez une demi-colonne de renseignements désastreux pour votre cause. Ça vous ennuie, hein ! mon naufragé ?
— Du tout, répliqua X…, qui reprenait sa bonne humeur en lisant le Larousse. Mais, si j’ai droit à mon nom, il me faut au moins rétablir mon état civil, et, pour cela, il faut prouver mon identité.
— Et moi, dégourdi ! ne suis-je pas là pour un coup ? s’écria le capitaine. Citez-moi devant le tribunal. Pensez-vous que j’aie peur ? Me croyez-vous capable d’un faux témoignage ? Est-ce que j’ignore votre nom ? Est-ce que j’ignore que vous vous appelez…
— Taisez-vous, fit X… vivement : vous allez tout gâter.
— Bon ! bon ! dit le capitaine. Gardez votre incognito, si vous y tenez. J’aime autant ne plus vous connaître. J’ai horreur des nouvelles relations. Mais alors, que venez-vous f… ici ? Reprendre votre femme ? Aline ! Aline ! écoute un peu.
— Tiens, vous l’appelez Aline ? Moi je l’appelais Marthe.
— Moi, dit le capitaine, je l’appelle Aline : C’est plus court et ça efface le passé. Aline, regarde le monsieur, regarde-le bien, et dis si tu l’aimes mieux que moi.
— Oh ! mon ami !… fit Aline.
— Ne comprends-tu pas ? dit le capitaine. Je te demande si tu préfères coucher avec le monsieur qu’avec moi.
Aline ne sut que rougir et se retirer.
— Vous voyez, dit à X… le capitaine, quelle impression vous lui produisez. Elle vous tourne le dos. Ayez donc l’amabilité de m’en faire autant.
— Monsieur, expliqua X… qui se raffermissait, je vous le répète, je ne réclame ni ma femme, ni mon Larousse, ni le reste. Vous êtes l’amant de Marthe…
— Aline, Aline, rectifia le capitaine.
— Mettons Marthe-Aline, dit X… Je vous prie de l’épouser, c’est-à-dire de régulariser, pour mon honneur.
— Encore ? s’écria le capitaine. Nous n’avançons pas, nous piétinons : nous n’en sortirons jamais. Il me prie de régulariser pour son honneur. Il a des mots charmants. Dites donc, jeune homme qui parlez si haut de régulariser, êtes-vous en règle avec votre service militaire ? Quand vous vous prélassiez là-bas, à New-York, qui faisait vos premiers vingt-huit jours, vos seconds vingt-huit jours, et vos treize jours ?
— Oh ! répondit X… avec suffisance, il y a prescription.
— Décidément, c’est une rage. Sachez, pékin retour d’Amérique, que le sous-lieutenant n’a qu’un galon, que le lieutenant en a déjà deux, mais que, seul, le capitaine en a trois. Et sachez qu’un capitaine ne reçoit de personne des leçons de code militaire, et sachez qu’il n’y a prescription pour les déserteurs, en temps de paix, qu’au bout de trente années, et que sur un signe de moi, on peut vous coffrer.
— Vous ne ferez pas ce signe, dit X… En vous sommant d’épouser ma femme pour mon honneur, je m’adresse non au capitaine, mais à l’homme d’honneur. Restez donc assis.
— Vous connaissez mon faible, dit le capitaine, qui se levait avec cette solennité qu’ont perfectionnée en France les hymnes russes. Je pense, comme vous, qu’un homme ne saurait vivre sans honneur. Voici mon revolver. Je me retire dans la chambre à côté. Dépêchez-vous.
— Vous voulez que je me brûle la cervelle ?
— Je ne tiens pas aux mots, dit le capitaine. Je veux que chacun fasse son devoir.
— Vous oubliez notre unique statut, dit froidement X… Je regrette qu’il me soit impossible de me suicider. Ça terminerait tout, et mon Dieu ! j’en ai presque assez. Mais, ajouta-t-il avec un cruel sourire qu’il avait appris des cannibales forains de New-York, s’il m’est défendu de me supprimer moi-même, rien ne m’empêche de vous tuer. Je n’ai qu’à tourner contre vous cette arme que, si imprudemment, vous m’avez prêtée.
— Rendez-moi vite ça, dit le capitaine. Je plaisantais : elle n’est pas chargée.
— Nous verrons bien, dit X… Je vous autorise à commander le feu. Du courage, comme à la frontière. Croisez les bras. Tenez-vous ferme, le buste droit, la tête haute, l’œil sur le petit trou noir.
— Je me rends, dit le capitaine : j’épouserai.
— Pardon, mon capitaine, je change de fantaisie. Ma première était stupide. Oui, quelle drôle d’idée de vous forcer à épouser ma femme ! La belle vengeance ! A peine si je vous mettais dans l’embarras. Je consolidais plutôt votre bonheur, et je ne songeais pas au mien. Bref, je raisonnais comme un serin. Maintenant, mon capitaine, c’est moi qui répouse. Depuis que nous bavardons, des souvenirs m’attendrissent. Il fait bon ici. Il fait chaud, doux. C’est propre, gentil, intime. Vous n’avez rien changé, et pourtant cela me paraît mieux qu’autrefois. Effet d’absence. Ma femme même me replaît. Il me semble qu’elle a gardé ses qualités de jadis, sous mon règne, et que vous lui en avez ajouté quelques-unes dont je profiterai. Quand je pense que j’allais vous laisser ce nid et son oiseau, vous y installer définitivement, maritalement, et partir, sans regret, ma sotte vanité satisfaite… de quoi ? je vous le demande !… Imbécile ! imbécile ! Deux fois imbécile : une pour moi, l’autre pour vous. Marthe ! Marthe ! écoute, écoute ici.
— Que désirent ces messieurs ? dit Marthe circonspecte.
— Voici monsieur, qui est ton amant, dit X…, et voici ton mari, qui a un revolver. Si tu consens à revivre avec moi, je tue ton amant, et, si tu préfères vivre avec lui, je te tue. Choisis.
— Aline ! s’écria le capitaine.
— Marthe ! implora X…
— Je me rappelle Marthe, dit la veuve confuse.
— Vous l’entendez, mon capitaine. Elle se met du côté où le revolver ne part pas, du côté du manche. Vous l’impressionnez moins qu’une arme à feu, ce qui ne saurait vous humilier. Bombez la poitrine.
— C’est un assassinat, dit le capitaine.
— Conformément à la loi du flagrant délit, dit X…
— C’est une lâcheté, dit le capitaine.
— Vous insultez le jury qui m’acquittera, dit X…
— Vous refusez de vous battre ?
— J’aime mieux vous abattre.
— Je vous défie de prendre une de ces deux épées accrochées au mur.
— Elles ne sont pas à moi, dit X…, jamais je ne touche une épée. Je me souviens seulement d’avoir brandi une lance dans une pantomime, sur le pont du Squale. Attention ! voulez-vous compter, mon capitaine ?
— Je ne suis pas prêt et je vous propose de m’en aller, dit le capitaine.
— Assez loin pour que je n’entende plus parler de vous ? demanda X…
— Oui, là, foi d’officier.
— Ramassez votre casquette et filez, dit X…
— J’ai l’air d’un régisseur qui remet ses clefs, dit le capitaine. J’espère avoir administré loyalement vos biens. J’abandonne même quelques petits acquêts à la communauté. Tout autre que moi, peut-être, se jugerait sévèrement, et je croirais manquer de crânerie gauloise, s’il n’était ridicule de se laisser tuer pour une femme qu’on a vu vieillir de dix ans et qui vous lâche.
— Je vous prie de l’excuser à cause du revolver, dit X… La chair à canon est faible.
— Je n’insiste plus, dit le capitaine. Il me reste à vous souhaiter, mon cher monsieur Co…
— Chut ! Je me nomme X…
— Mes compliments. C’est un joli nom de savant inconnu. Où me conseillez-vous d’aller, maintenant ?
— A New-York. Je vous donnerai des lettres.
— Je déteste le porc salé.
— Allez passer une revue de détail.
— Je suis en retraite.
— Allez vous faire cirer, allez au théâtre, allez au claque, allez vous coucher, allez à Kiel, allez avec nos peintres à Berlin, allez au diable ; mais, je vous en prie, comme je tiens toujours votre pistolet par le bon bout, si vous ne voulez pas que ça recommence et que ça finisse mal, allez-vous-en !