X... Roman impromptu
GEORGES COURTELINE
XXVI
OÙ LE VIDAME DE BUTHENBLANT RACONTE SA
TRAGIQUE HISTOIRE
On se rappelle qu’au même instant où le capitaine s’apprêtait à pénétrer dans le cabaret de la rue Germain-Pilon le vidame de Buthenblant avait bondi comme un chacal, en s’écriant :
— Ventre du Christ !!!
Je reprends le récit au point où j’avais dû le laisser, faute de place.
Surpris (on l’eût été à moins), le capitaine ouvrait la bouche pour solliciter des éclaircissements, quand le vidame, l’entraînant de force au dehors :
— Vite, s’exclama-t-il. Vite donc !… Arrivez, ou nous sommes perdus !
Le capitaine fit volte-face, puis, sur les talons du vieillard, qui répétait sans se lasser : « Mais arrivez donc, malheureux… Je vous dis qu’il y va de nos deux existences ! » il s’élança par les ténèbres empuanties du passage Piemontesi. Au même instant, répercuté par les échos, un coup de revolver retentit, puis un second, puis un troisième.
— Que vous disais-je ? murmura le vidame. Une seconde plus tôt, c’était fait de nous !
— C’est vrai ! déclara le capitaine. Vidame, je vous dois la vie.
A présent, ils dévalaient par la pente raide et mal pavée du passage de l’Élysée-des-Beaux-Arts, débouchaient de là sur la place Pigalle, où le jardin d’hiver de l’Abbaye de Thélème flambait derrière ses vitraux avec des airs de grosse théière. Au détour de la rue Frochot, une silhouette qui se dressa devant eux à l’improviste les fit sursauter d’épouvante ; mais, aussitôt, ils se calmèrent, ayant reconnu, à la clarté d’un bec de gaz planté au bord du trottoir, le visage de Paul Delmet, le sympathique auteur des Stances à Manon, lequel regagnait ses pénates tout en composant dans sa tête une mélodie sur ces vers délicieux du poète Jacques Madeleine :
Le capitaine lui jeta un rapide coup de chapeau.
— Plouplou va bien ? questionna-t-il.
Il n’attendit point la réponse, et, tandis que Delmet, que l’étonnement immobilisait sur place, songeait, en ajustant sur la courbe de son nez son lorgnon, qui tirait des plans pour aller voir si le pavé était toujours à la même place : « Ah ! ça, mais c’est le capitaine !… Qu’est-ce qu’il a à courir comme ça ? » lui, cavalait aux côtés du vidame, dans la direction de la rue Breda. Le compositeur, suffoqué, vit se perdre dans l’éloignement les dos baignés de lune des deux hommes.
Ceux-ci, au reste, semblaient ne plus devoir s’arrêter. Leurs pas précipités sonnaient dans le silence. De la place Saint-Georges, qu’ils franchirent d’un bond, ils s’élancèrent dans la rue Notre-Dame-de-Lorette, qu’ils parcoururent pareils à deux balles de Lebel, traversèrent ainsi que deux flèches le carrefour des Écrasés, gagnèrent la rue Drouot, puis la rue Richelieu. Le capitaine suait à grosses gouttes ; le vidame claquait des dents, en proie à une indicible terreur. Devant eux s’allongeait le trottoir, interminable. De temps en temps, une rue, franchie d’une enjambée, leur laissait dans l’œil la vision, entr’aperçue comme en un cauchemar, d’une enfilade de réverbères prolongés jusqu’à l’infini. La place du Théâtre-Français, qu’ils gobèrent d’une bouchée, dormait d’un sommeil sans rêves ; à travers un voile de brouillard, ils distinguèrent la Comédie, aux hautes fenêtres rectangulaires écarquillant sur le vide du dehors la fixité inquiétante particulière aux yeux d’aveugle. Ce fut ensuite le Carrousel, qui les noya d’un bain d’éblouissante clarté ; le pont Royal, hérissé de becs de gaz sur chacun de ses deux parapets ; le quai d’Orsay, enfin, bordé, dans l’éloignement, d’une masse opaque trouée çà et là d’ajours blêmes sur lesquels des paquets de feuillages découpaient de mouvants fantômes : les ruines de la Cour des Comptes.
A droite, la Seine coulait sans bruit, sous le moiré argenté d’un reflet de lune.
A l’angle de la rue Bellechasse, le capitaine eut la fâcheuse idée de vouloir lancer un coup de pied dans un vieux chapeau haut de forme qui traînait sur la chaussée dans l’attente du crochet final. Malheureusement, un pavé était caché dessous. L’infortuné se retourna les doigts de pied du côté que ce n’était pas vrai et s’abattit sur la figure, en jurant tous les noms de Dieu de la création. Mais, comme le vidame s’effarait, criait : « Arrivez donc, mille diables !… Les assassins sont sur nos traces… », il se redressa du mieux qu’il put, montrant une face craquelée, où perlait le sang en frêles gouttelettes. Sur le plastron de sa chemise, révélé dans l’écartement de son gilet, du crottin recueilli au vol mettait de délicates pendeloques.
Un instant immobilisés, ils repartirent de plus belle, les oreilles toujours hantées du bruit des coups de feu de tout à l’heure. De la rue Bellechasse, qui ne fut rien à leur galop extravagant, ils tombèrent dans la rue Vaneau, atteignirent les envers paisibles du Bon Marché, connurent tour à tour le calme provincial de la rue Notre-Dame-des-Champs, le vide élargi de la rue de Rennes, les abords inquiétants de la gare Montparnasse, dont le cadran éclairé marquait trois heures du matin.
A la fin, ils échouèrent en un immense chantier, où des cubes de granit carraient leurs masses immobiles, étayées de scies gigantesques.
— Halte !… murmura le vidame.
Ils s’arrêtèrent. Un bain de silence les enveloppait, troublé seulement, là-bas, tout là-bas, des meuglements navrants d’une vache emprisonnée dans un wagon de bestiaux. De lointaines locomotives se jetaient des appels continus.
— Asseyons-nous, dit le vidame, dont le visage s’était lentement rasséréné. Ils ne nous trouveront pas ici.
Il dit et, ayant tiré des poches de sa redingote un mouchoir rouge, brodé au coin d’une petite couronne de vidame, il l’étendit à même le sol et posa ses fesses dessus.
Le capitaine en fit autant de son côté.
Il y eut un instant de silence.
— Vous avez désiré, exposa le vidame, connaître l’histoire de ma vie. Je vais vous la conter brièvement. Je vous préviens que c’est tragique.
— Tant mieux ! répondit le capitaine, qui avait entendu « très chic » et qui se frottait d’avance les mains à l’idée de bien rigoler.
« — Celle, poursuivit le vidame, que Dieu plaça sur mon chemin par une belle matinée de printemps de l’année 1837, et qui devait devenir ma compagne, était, certes, l’égale des déesses par la grâce et par la beauté. Reine par le charme, elle l’était aussi par l’esprit, et sa vue me frappa de ce coup de foudre qui est l’indice des grandes et incurables passions. Au cours d’une entrevue que je sollicitai d’elle et qu’elle daigna m’accorder, je lui fis l’aveu sans ambages de la flamme qui me dévorait ; elle m’avoua — jour d’ivresse ! — y répondre !… Six semaines plus tard, je conduisais à l’autel, rouge de pudeur sous ses longs voiles blancs, la plus suave, la plus adorable, la plus exquise des fiancées !…
« A une nuit de noces dont la douceur a laissé comme un goût de miel aux lèvres de mon souvenir… »
— Ah ! bravo !… Très bien !… Très joli !… interrompit le capitaine, transporté d’admiration.
Le vidame, modeste, continua :
« — … succédèrent onze ans de vie calme, d’une joie pure et sans mélange. Et, chaque soir, agenouillé, en chemise, en les poils d’ours de la descente de lit, je remerciais le Seigneur Dieu de m’avoir comblé de ses grâces ; j’élevais vers sa toute-puissance mon cœur débordant de gratitude !
« Hélas !… que ne me puis-je épargner l’affreuse douleur d’aller plus loin ?…
« Une nuit que j’étais revenu à l’improviste d’un petit voyage en province, mon étonnement fut extrême d’apercevoir un rais de lumière sous la porte de la chambre à coucher conjugale. Il était minuit et demi. Quel pouvait être ce mystère ?… D’une main qu’enfiévrait l’inquiétude, je fis jouer le bouton de la porte… Un cri !… « Ciel ! mon mari !… » Soufflée à la hâte, la lampe posée sur la table de nuit s’éteignit comme un éclair. Je fus envahi de ténèbres, noyé dans une obscurité de tombeau, au sein de laquelle brinqueballait un méli-mélo de chaises culbutées, renversées les unes sur les autres, cependant que la voix éperdue d’un quidam hurlait : « Nom de Dieu de nom de Dieu ! où ai-je fourré mes bottines ? » L’abominable vérité venait de m’apparaître tout entière !… « Misérable ! hurlai-je, misérable !… Tu ne périras que de ma main ! » A la même minute : « Te tairas-tu ? » s’exclama la voix anonyme. « Tu ne périras… » répétais-je. Je n’en pus dire davantage. Une gifle venait de s’abattre sur ma joue, une gifle phénoménale, dont la violence m’étourdit… Je tombai sur le sol et perdis connaissance…
« Quand je revins à moi, j’étais seul. L’aube pointait, en pâleurs rosées, par les ajours des persiennes closes… »
Un mien ami, qui vient me voir, et auquel je lis ce feuilleton, m’apprend que le capitaine a péri, ces jours-ci, victime d’une explosion de gaz. Mes nombreuses occupations ne me permettent pas de lire X…, si bien que je n’étais pas au courant de cette fin prématurée. Arguant de l’ignorance où j’étais d’un accident que rien ne donnait à prévoir, je présente mes excuses aux lecteurs du Gil Blas pour la liberté que j’ai prise de rendre la vie à un mort et les prie de m’accorder toute leur indulgence.