← Retour

X... Roman impromptu

16px
100%

TRISTAN BERNARD

XXVIII
REVENONS AU CAPITAINE

Quand le capitaine entra au mess avec Annibal, il aperçut tout d’abord Vercingétorix, qui, appuyé au comptoir, caressait ses longues moustaches de sous-officier rengagé, et la Pucelle d’Orléans, très engraissée, étageant sur des soucoupes de petits tas de morceaux de sucre.

L’endroit était paisible et ressemblait à un vieux café de province, avec ses tables de marbre, ses boiseries un peu sales et ses lambris dédorés.

Bayard, assis à une banquette, était en train de tancer son ordonnance, un serviteur loyal pourtant. La Trémoille s’assoupissait devant une absinthe. Turenne s’endormait sur un canon.

— Vous êtes bien ici, dit le capitaine poliment.

— Vous n’êtes pas difficile, répondit le rude Annibal. Ce qu’on se fait des cheveux ! C’est rien que de le dire. Et ce que l’administration est rapia, ce qu’on vise à l’économie ! Il faut regarder tout ça de près, mon cher. Ils ont meublé nos chambres avec de vieux meubles engloutis dans des tremblements de terre.

Ils s’approchèrent d’une table où un homme mûr, d’une belle taille et d’un profil régulier, tendit la main, d’un geste lassé, à Annibal.

— Jules César, dit Annibal. Le capitaine Napau. Bonaparte n’est pas encore arrivé ?

— Il était là tout à l’heure, dit Jules César. Où est-il maintenant ? Ce n’est pas difficile à dire. Il est dans les environs du kiosque à journaux. Où est Bonaparte ? Est-ce que ça se demande ? Il attend les journaux du matin. Et, quand il aura fini les journaux du matin, il ira attendre ceux du soir. Et, si, par malheur, il y a encore quelque chose sur lui, il en sera puant, comme à son ordinaire. Je le vois qui s’amène de son air négligent : « Avez-vous lu le compte rendu de la pièce des Bouffes-du-Nord, Napoléon à Boulogne ? Ce n’est pas mal. » Ou bien, il nous dit, détaché : « Il vient encore de paraître un livre sur moâ. Je ne sais pas ce qu’ils ont. C’est le huitième depuis six semaines. » Napoléon et les femmes ! Napoléon et les lettres ! Napoléon et les moules à gaufres ! Qu’est-ce qu’il vient nous embêter avec ça ? On s’en fout.

— C’était un bien grand homme de guerre, hasarda timidement le capitaine.

— Mais oui ! mais oui ! dit Jules César. C’est entendu. Annibal, ici présent, est aussi un grand homme de guerre, et il n’en fait pas plus de rouspète pour ça.

— Et Jules César ? dit Annibal. César, ce n’est pas parce que vous êtes là, mais il faut vous rendre ce qui est à vous. Votre conquête de la Gaule, ça n’a l’air de rien. Mais c’était quelque chose de pommé, et pas commode avec ça.

— Et je n’avais pas de canons, pas de fusils, dit César.

« Les Gaulois n’en avaient pas non plus », pensa le capitaine.

— Ce qu’on est injuste chez vous ! dit César. C’est-à-dire que c’en est dégoûtant. Toute la gloire à l’un, v’lan ! et rien aux autres. Ce n’est pas que j’y tienne, par Jupiter ! Si vous saviez ce que ça m’est équilatéral qu’on prononce mon nom gros comme ça ou petit comme ça, ou même qu’on ne le prononce pas du tout ! Mais ça m’embête, à la fin, de voir exalter des gens sans qu’on sache ni comment ni pourquoi, tandis que d’autres qui le mériteraient tout autant, pour ne pas dire plus, sont oubliés presque complètement. Tenez, ce Vercingétorix, qui est là-bas, eh bien, on a parlé de lui pendant un temps ; puis, maintenant, plus rien. Eh bien, je vous l’affirme, moi qui l’ai connu, celui-là, c’était un lapin !

— Vous l’avez battu, dit le capitaine.

— Je l’ai battu, sans doute, dit César. Mais ça n’empêche pas que c’était un lapin. Il n’y a jamais eu de déshonneur à être battu par moi.

Il se leva.

— Vous êtes là pour un moment, n’est-ce pas ? Je vous retrouverai tout à l’heure. Je m’en vais faire un petit tour jusque par là-bas.

Il prit son épée au porte-manteau, se ceignit d’un ceinturon de cuir jaune et sortit en cambrant les reins.

— Quel conquérant admirable que ce César ! dit le capitaine à Annibal.

— Oui, oui, dit Annibal. On aime à dire ça, et ça se répétera peut-être encore. Je veux bien, moi. Je ne vous dirai pas qu’à regarder les choses de près l’impression reste la même. Il a battu des barbares avec de bonnes troupes romaines. J’en ai connu d’autres qui ont battu des Romains avec des soldats barbares. C’est une nuance. Enfin, ce qu’on ne peut pas lui refuser, c’est d’être bêcheur, jaloux et, conséquemment, salaud pour les camarades. Ce que j’en dis n’est fichtre pas pour défendre Napoléon. Celui-là, on ne l’éreintera jamais assez.

Le capitaine se disait intérieurement : « C’est pourtant vrai, je suis avec Annibal, j’ai parlé à Jules César et je vais voir Napoléon. » Il s’étonnait de n’en avoir pas plus de joie. Il n’osait souffler mot, hasardait, de temps en temps, pour dire quelque chose, une assertion évidente, qui entraînerait, à coup sûr, l’approbation de son noble interlocuteur. Il disait : « Le temps est un peu couvert », ou bien : « Vous avez dû être bien content le jour où vous avez gagné la bataille de Cannes. »

Ce qui l’intriguait surtout, c’étaient les délices de Capoue, où Annibal avait commis la faute de s’endormir avec toute son armée. Mais il n’en put tirer sur ce sujet aucun éclaircissement. A chacune de ses questions, Annibal clignait de l’œil, souriait mystérieusement, la bouche fermée, et lâchait un mince filet de fumée, avec l’air d’un homme qui ne veut rien dire, tout en sachant bien long sur les différentes formes de la rigolade.

Peu à peu, aux allusions qu’il fit à ces vagues plaisirs soldatesques, le capitaine était repris par la hantise de son désir inassouvi. Son orgueil de se trouver avec tous ces grands hommes se blasait. Et, malgré lui, il pensait au grand 7, où Bigorneau et Gaspard le Book lui apparaissaient dans des boudoirs somptueux, abandonnés à des joies orientales.

— Je vous demande pardon, dit-il à Annibal. J’ai des amis qui m’attendent près d’ici. Le temps de leur dire deux mots, et je suis à vous.

— Allez, allez, dit Annibal. Nous avons tout notre temps pour causer. Nous avons l’éternité.

Et il monta au premier étage pour faire un billard.

Mais, à la porte, le capitaine se heurta à Jules César, qui ramenait Bonaparte. Les deux conquérants retinrent Napau, qui dut prendre un vermouth avec eux.

— Vous n’allez pas vous sauver comme ça, dit César. On dirait que vous fuyez Annibal. Ce n’est pas un mauvais garçon, ajouta-t-il. Mais fallait-il que nos généraux romains fussent nuls à l’époque pour se laisser flanquer des tripotées par un idiot pareil ! Je n’ai jamais compris le succès qu’on a fait à ce pauvre imbécile.

Le capitaine réussit enfin à prendre congé. Il arriva sur la place, en vue du septième ciel. Juste à ce moment, Gaspard et Bigorneau en sortaient.

— Ah ! mon cher, s’écria Gaspard, on ne vous dit que ça. C’est rupin, il n’y a pas à dire.

— Je vais en juger par moi-même, dit le capitaine avec allégresse.

Mais, au moment où il allait franchir le seuil, un garçon en tablier l’arrêta :

— Vous ne pouvez pas entrer là, s’écria-t-il.

— Et pourquoi ça donc ? demanda le capitaine.

— Il y a eu du tapage dernièrement, et la maison, sans distinction de grade, est consignée à la troupe.

Chargement de la publicité...