X... Roman impromptu
GEORGES COURTELINE
X
APPARITION DE DEUX INGÉNUES
Huit jours après les événements que nous venons de rapporter, par une splendide après-midi d’hiver, le capitaine fumait un cigare rue Drouot, en méditant sur l’inconstance des femmes et l’inanité des biens de ce monde. Or, comme il tournait le boulevard, il tomba sur un groupe compact de cinquante à soixante personnes, au sein duquel s’agitait et gesticulait une silhouette aperçue de dos, aux cheveux plus blancs que la neige, que coiffait un chapeau de feutre vaste comme le Champ de Mars.
En face de ce personnage, un inconnu aux larges épaules d’hercule rougeoyait d’exaspération et répétait sans se lasser, d’une voix qui voulait être calme et n’y réussissait qu’à demi :
— Je vais péter comme une chaudière ! Je vais péter comme une chaudière !
Le capitaine était d’un naturel curieux.
Il s’approcha ; par-dessus la houle des têtes, qu’il dominait de sa haute taille, il jeta un avide coup d’œil.
— Allez-vous me ficher la paix ? criait l’homme aux épaules d’hercule. Je vais péter comme une chaudière, je vous dis !…
Mais :
— Tu es le plus infâme des hommes ! répondit la silhouette vue de dos.
— Je vais péter !…
— Le plus lâche et le plus vil de tous !
— Je vais péter !!
— M’obligeras-tu à consommer publiquement ta honte et ton déshonneur ? Dois-je te jeter, devant tous, à la face l’épithète — l’horrible épithète — que le succube, jusqu’à ce jour, a seul osé disputer au vampire ?
— Je vais péter !!!
— Ah ! c’est ainsi ? Eh, bien, moi, je vais tout dire, vociféra l’homme aux cheveux de neige. Tu as profané les mânes éplorées de l’infortuné Étéocle ! Ose dire que ce n’est pas vrai !
A ces mots :
— C’en est trop ! Je pète ! cria l’hercule, les yeux flambants d’un sauvage désir de vengeance.
Il dit, et, d’un geste énergique, il ramena en arrière de lui sa main, plus large qu’une casquette.
Ce fut un éclair : rien de plus.
Comme si elle se fût heurtée, de son envers, à l’élasticité d’une bande de billard, la main rebroussa chemin brusquement : elle redescendit le courant avec la prestesse gracieuse d’une périssoire lancée à toute force de rames…
Le vieillard, frappé au visage, rendit un son métallique.
La foule, indignée, n’eut qu’un cri :
— Oh !…
Puis :
(s’écrièrent les assistants avec un touchant unisson)
Et nul doute que ces paroles eussent été suivies d’un effet immédiat si le vieillard, opposant de ses bras écartés une digue à la vindicte publique, ne se fût écrié :
— Arrêtez !… Cet homme n’est pas celui que je cherche !
La foule devint pâle de surprise.
— Allons ! poursuivit le vieillard d’une voix sourde où se plaignait un immense découragement, ce sera pour une autre fois !… Monsieur, ajouta-t-il, je vous prie d’oublier les propos inconsidérés que je me suis permis tout à l’heure. C’est à un autre qu’ils s’adressaient.
Du coup :
— Eh ! parbleu ! se dit le capitaine, je savais bien que cette voix ne m’était pas inconnue !… C’est le vidame de Buthenblant !
C’était le vidame en effet, et, avec lui, ses deux demoiselles : Odette et Odyle, deux anges de pureté et de grâce, de qui les yeux étaient quatre bleuets et les bouches deux petits pots de fraises. Semblablement habillées, elles portaient, l’une et l’autre, la même toque de loutre hérissée d’une plume de pintade, la même jupe à carreaux blancs et noirs, le même mantelet mastic agrémenté par la fantaisie du couturier de petits losanges de frangipane.
L’incident clos et la foule dissipée :
— Eh bien, tu es content, papa ? ironisa la plus jeune des deux. Tu t’es encore fait f… une gifle !
— Tais-toi, enfant, dit le vieillard avec une lente gravité. Tu ne sais pas ce que tu dis.
— Ça, par exemple, c’est tapé ! déclara aussitôt la seconde jeune fille. Et puis, d’abord, si tu voulais bien être polie avec l’auteur de nos jours ? « Tu t’es fait f… une gifle ; tu t’es fait f… une gifle ! » En voilà une façon de parler !
L’autre se dressa sur ses ergots.
— Pardon. Ce sont des ordres ? dit-elle.
— Parfaitement.
— Oui ? Eh bien, ma chère, tu peux te les mettre quelque part.
— Je peux me les mettre quelque part ?
— Sans l’ombre d’un doute.
— Répète-le.
— Je le répète.
— Odette, mon trésor, fit Odyle, je vais aller te cueillir les puces.
— Odyle, mon cœur, dit Odette, je vais aller te peser le foie de veau.
Odette blêmit ; Odyle s’empourpra d’un lever d’aube.
— Chameau ! cria celle-ci.
— Volaille ! hurla celle-là.
— Rosse !
— Gueuse !
— Saleté !
— Pourriture !
Le parapluie brandi par le vide des espaces, les deux vierges allaient s’élancer l’une sur l’autre, quand :
— Mesdemoiselles de Buthenblant, peut-être ? questionna le capitaine, qui s’était avancé le chapeau à la main.
Le vidame eut un tressaillement de surprise.
— Ah ! c’est vous, capitaine, fit-il. Enchanté de vous retrouver. Mes filles, en effet !
Le capitaine sourit.
— Elles sont charmantes, déclara-t-il.
Mais il n’en put dire plus long.
— Oh ! c’te poire ! Oh ! c’te poire ! s’exclamaient d’une seule voix les demoiselles de Buthenblant. Non, pige-moi la gueule du monsieur !… C’est ce blair, surtout ! c’est ce blair ! Ah ! non ! mince de bobéchon ! A-t-i une tête !… A-t-i une tête !…
Rouge de confusion :
— Je n’ai pas la prétention d’être un Adonis, fit le capitaine avec une certaine sécheresse. Je me borne à être de ceux dont on ne dit rien.
Le vidame prit la parole :
— Excusez ces enfants, dit-il. Ces pauvres petites n’ont jamais connu leur mère ; elles ont été élevées par moi, en sorte que leur éducation manque de ce je ne sais quoi qui ne s’acquiert que de la main des femmes.
— Quoi ? s’écria le capitaine, qui sentit ses yeux se tremper de larmes, si jeunes et déjà orphelines !
Le vidame hocha la tête.
— Non, prononça-t-il d’une voix sourde.
— Comment ? non !… Mais, alors…
— Ah ! c’est une sombre histoire ! murmura le vieillard, pensif.
Le capitaine s’exclama :
— Une histoire ! Contez-moi ça, vidame, je vous prie.
— Ce serait avec plaisir, dit le vidame de Buthenblant, si l’heure qu’il est et le lieu où nous nous trouvons ne m’interdisaient de le faire.
— Ah ?
— Oui… le récit de mes malheurs — les plus cruels, les plus effroyables, peut-être, qu’un homme ait jamais soufferts, — ne peut se faire que de minuit à deux heures du matin dans certains quartiers de Paris.
Puis, comme le capitaine ne dissimulait pas sa profonde stupéfaction :
— Qu’est-ce que vous faites lundi soir ? reprit-il.
— Mais… rien.
— En ce cas, dit le vidame, trouvez-vous vendredi à une heure et demie du matin au coin de la rue Germain-Pilon et du passage Piemontesi.
— J’y serai.
— C’est bien. Votre main !
— La voici.
— Elle tremble.
— Je vous ai déjà dit, vidame, que la peur m’était inconnue.
— Regardez-moi dans les yeux.
— Je vous regarde.
— Capitaine, vous pâlissez !
— Je ne pâlis jamais, vidame !
Le vidame épongea son front, baigné de sueur.
— Quel homme ! murmura-t-il.
Et, à haute voix :
— Adieu !
— Adieu !
— A bientôt !
— A bientôt… Mesdemoiselles…
Le capitaine s’inclina jusqu’à terre.
Quand il se redressa :
— Ciel ! s’écria-t-il.
Il était seul !… LE VIDAME ET LES DEUX JEUNES FILLES AVAIENT DISPARU !…
Quelle que fût sa force d’âme, le capitaine ne put résister à l’inattendu d’un tel coup. Il passa sa main sur ses yeux et s’évanouit pour la seconde fois.