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X... Roman impromptu

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JULES RENARD

VIII
X… CHEZ LES INDIENS

Si nous revenions à X…, ce « gros mouton », comme l’appelle Marthe ? Il me semble qu’il fait un peu tapisserie. Ayant ouvert le bal, il mérite la corvée de le mener jusqu’au bout et n’a droit qu’aux sorties indispensables et pressantes. C’est le héros de notre roman. N’y pensons jamais, soit ; mais parlons-en toujours un peu. Qu’il tienne de la place ; qu’au premier signe il réponde : « Présent ! » et, chaque fois qu’il voudra se sauver, donnons un vif croc dans les jambes croisées de son X…

Je le retrouve encore abattu par cet exercice qui est l’unique manière de répondre à l’indiscrète question du Mercure de France :

« Toute politique mise de côté, êtes-vous partisan de relations intellectuelles et sociales plus suivies entre la France et l’Allemagne et quels seraient, selon vous, les meilleurs moyens pour y parvenir ? »

Collé de la sorte au pied du mur frontière, un honnête homme ne discute pas. Il attire sur son cœur sa noble et docile épouse. Il l’étreint de ses bras patriotiques, et tous deux, lèvres serrées, tâchent de faire un enfant, c’est-à-dire un soldat de plus.

Ainsi les petites revues savent, quand il le faut, rendre service aux grands pays.

— Tu m’aimes donc toujours ? demanda Marthe, avec cet étirement des bras et des jambes particulier aux poulpes mal écrasés.

— Tu me laissas boire à ma soif au ruisseau du plaisir, dit X…, et il me plaît d’en écouter le murmure qui s’éloigne.

— Tiens ! c’est mignon, ça, fit Marthe. On dirait de l’indien.

— Tu réveilles en moi de doux souvenirs.

— Aurais-tu vu des Indiens ? demanda Marthe, palpitante.

— Je commence, se contenta de répondre X… Après neuf ans de séjour, New-York me devint inhabitable. On n’y parlait que de Paul Bourget. On ne pouvait plus faire une course sans craindre de passer sous son objectif. Comme celui de Damoclès, le scalpel du psychologue menaçait la ville. Je résolus de fuir ce littérateur plus répandu qu’un lac, d’aller voir des hommes qui scalpent pour de bon : je partis à la recherche du dernier des Mohicans.

— Il est mort en 1757, fit Marthe.

— Tu ne parles que du dernier, reprit X… Moi, je parle du dernier irrévocablement, comme sur les affiches. Qu’on se le dise. N’exige point, ma chère petite Marthe retrouvée, que je te raconte les détails d’un voyage long et monotone comme un volume de Pierre Loti, et qu’il te suffise de savoir que j’arrivai enfin au bord d’une rivière où j’aperçus…

Voici déjà que je t’intéresse : tu frissonnes, et, si tu étais mère, tu jetterais un regard d’anxiété au berceau de ton enfant, pour t’assurer qu’il y dort près de toi, tranquille… J’aperçus, dis-je, sur l’autre bord de la rivière, un être partiellement vêtu. Debout, immobile, il semblait faire sécher au soleil la teinture d’iode qui n’était que la couleur naturelle de sa peau.

«  — Qui va là ? demandai-je étourdiment, comme le locataire d’un septième étage qu’on dérange.

«  — Ça ne te regarde pas ! » telle fut la réponse que je devinai, car l’Indien se dispensa de dire un mot ou de faire un geste, et il me parut d’un calme d’où je n’espérai le tirer que s’il y consentait, et non par ma propre force ni par celle de deux bœufs attelés au même joug. D’ailleurs je réfléchis que j’avais mal posé la question et que c’était moi qui « allais là », tandis que lui restait sur place. Il avait donc le droit d’interroger. Comme il n’en usait pas, je résolus de lui faire des avances pacifiques, et je levai un doigt vers le ciel.

— Qu’est-ce que ça voulait dire ? demanda Marthe.

— Ça voulait dire : Je suis seul. Ne crains point que j’aie derrière moi une armée nombreuse comme les feuilles de la forêt, car, si j’avais cette armée, j’ouvrirais et je fermerais mes dix doigts le plus rapidement possible, sans m’arrêter.

— Et que dit l’Indien ?… demanda Marthe.

— Je crois qu’au fond ça lui était égal. Aucun de ses muscles ne broncha… ou alors, ils bronchèrent tous avec un tel ensemble qu’on ne pouvait distinguer le jeu de l’un du jeu des autres. Je crus devoir changer adroitement le sujet de la conversation : je tirai de ma poche une pièce de cent sous, « l’honneur moderne », dit Marcadet, et je la fis briller au soleil comme une petite lune maligne. Aussitôt, l’Indien sauta dans un canot, le détacha de la rive, vint à moi et me tendit galamment la main pour m’y faire entrer. Je m’installai et lui dis, en langue universelle :

«  — Comment t’appelles-tu, fils de la Nature ?

«  — L’Aiguille ; c’est, dit-il, le nom de guerre que me donne ma tribu à cause de mon adresse à l’arc. Mais un nom en vaut un autre : dis le tien.

«  — X…, répondis-je ; c’est le nom que je mérite par la perfection avec laquelle j’imite le sifflement des reptiles.

«  — Que me veux-tu ? La terre du visage pâle manque-t-elle de gibier au point qu’il braconne sur la terre des autres ?

«  — En effet, dis-je, le gibier de mon pays devient rare. Tu parcourrais nos plaines sans y trouver une trace de buffle ou d’éléphant, et les couvées de perdrix ont mal réussi cette année. Mais l’odeur du gibier n’est pas ce qui m’attire.

«  — Ton wigwam manque-t-il de femmes ? dit l’Aiguille. As-tu faim de la chair des nôtres ?

«  — Non, l’Aiguille, je peux attendre : j’ai pris mes précautions avant de partir.

«  — Que désires-tu donc ? Parle avec celle des deux pointes de ta langue fourchue qui dit la vérité.

«  — Je désire l’adresse du dernier des Mohicans.

«  — Le daim est léger mais faible ; le cerf est agile mais fort.

«  — Je ne dis pas le contraire, l’Aiguille.

«  — C’est moi le cerf, et toi, le daim.

«  — D’accord, mon cher l’Aiguille, et je prie humblement le cerf de donner au daim l’adresse du dernier des Mohicans.

«  — As-tu des yeux pour ne pas voir ? dit l’Aiguille ; les araignées ont-elles tissé leur toile sur tes prunelles ? Le dernier des Mohicans, c’est moi !

«  — On dit ça, répliquai-je, ironique.

«  — As-tu mal aux cheveux ? Faut-il que je t’en débarrasse ? s’écria l’Aiguille, irrité.

«  — Il me semblait avoir lu le récit de sa mort.

«  — Les visages de farine lisent des livres, répliqua l’Aiguille. Les mensonges du cœur ne leur suffisent plus : ils apprennent les mensonges écrits par les étrangers. Mais le Peau-Rouge lit la terre, le ciel et l’eau.

«  — Tu oublies le feu, grande Aiguille.

«  — La veille d’une bataille, continua l’Aiguille sans relever l’impertinence, un chef brave craint-il de faire des politesses à sa femme, et, le chef mort, sa femme peut-elle garder indéfiniment pour elle le fruit confié ? Non : le fruit crève l’écorce. Et le fruit, c’est moi. J’ai dit.

«  — Bien dit. Puisque c’est toi le dernier des Mohicans, je te conjure de me mener dans ton village et de me présenter à ta famille. Je paierai ce qu’il faudra.

«  — Les visages poudrés ont des traîtres, dit l’Aiguille.

«  — Pardon, ils n’en avaient qu’un : Dreyfus, et justice est faite, répondis-je avec une fierté mêlée de honte. D’ailleurs, tu peux me fouiller. »

L’Aiguille ne se le fit pas répéter.

Il me prit mon tabac à manger, mon canif, ma montre et un certain objet dont, tu le sais, Marthe, je ne me sépare jamais et qui jouera dans cette histoire, sinon le principal rôle, du moins le premier des secondaires.

— Quel objet ? dit Marthe. Je me perds en conjectures.

— Patience, répliqua X…, heureux de l’effet produit. Mon unique souci est de piquer ta curiosité. Suspens-toi à mes lèvres par les tiennes et, de peur de me décrocher la mâchoire, appuie sur mes genoux le plus possible du poids de ton corps.

— Ote ton porte-monnaie, dit Marthe. Tu en étais où l’Aiguille…

— Enveloppe mes dépouilles dans un mouchoir et les dépose au fond du canot. Puis il saisit les avirons et me dit : « Suis-moi. »

La recommandation était superflue, car, si une chose en suit une autre, c’est l’arrière d’un canot dès que l’avant s’ébranle.

«  — De la prudence, fis-je, hein ? l’Aiguille !

«  — Es-tu donc, dit-il, une pierre qui va au fond de l’eau ?

«  — Je ne sais nager que dans la joie, l’Aiguille, et, si ta coque chavire, je ne resterai pas une minute de plus à la surface.

«  — Les caïmans t’empêcheront de couler, grand X…, à moins que tu ne sois un oiseau pour déployer tes ailes. »

Cette phrase ambiguë me choqua, et j’allais me croire traité de voleur, lorsque nous entendîmes le mugissement d’une cataracte.

— Vous étiez perdus ! s’écria Marthe, les doigts joints.

— Comment, ma pauvre femme, peux-tu dire une pareille bêtise, puisque me voilà ? répliqua X…, dont les mains avaient disparu. Je poussai, d’ailleurs, le même cri que toi.

Mais l’Aiguille me dit avec mépris :

«  — Mon frère a-t-il l’habitude de se désaltérer aux gourdes pleines de feu ? »

— Je ne comprends plus, dit Marthe.

— Cela signifiait : « Mon frère boit-il trop d’eau-de-vie ? S’enivre-t-il de liqueurs fortes ? Et veut-il que d’un coup de tomahawk, je fasse rentrer dans sa tête ses esprits qui déménagent au moindre danger ? »

A ces mots, l’Aiguille rama vers la rive. Il me débarqua, se débarqua lui-même, prit le canot, le chargea sans façon sur mes épaules, et, tandis qu’il écartait les hautes herbes, je portais le frêle esquif, et, d’un pas rassuré, nous côtoyâmes la rivière. Ainsi nous pûmes éviter la cataracte, et nous aurions, avec une égale aisance, remonté n’importe quel courant.

Comme je le complimentais de cette manière d’écluser, l’Aiguille me dit :

«  — Figure-de-Craie, il est plus facile de voir courir un chat sauvage que de le prendre.

«  — Je m’en doutais, l’Aiguille, bien que le rapport m’échappe.

«  — Oiseau babillard, ce qu’on ne peut faire par la force, il faut le faire par la ruse.

«  — Évidemment, dis-je, mais à quoi cela nous avance-t-il ? »

En effet, nous n’avancions plus. Les herbes devenaient inextricables. Elles se multipliaient en grandissant. Déjà, elles nous dépassaient de la tête, et l’Aiguille même, justifiât-il son nom à la lettre, n’y pénétrait pas.

«  — As-tu une allumette ? » me demanda l’Indien.

....... .......... ...

— Bon, fit Marthe, boudeuse, quelqu’un sonne !

— Qu’il entre, dit X… Je finirai mon histoire une autre fois. Souviens-toi, chère Zibeline, que je m’arrête juste au moment où l’Aiguille et moi nous allions, sans pitié, pour nous frayer un chemin, mettre le feu à une forêt tout entière.

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