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X... Roman impromptu

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TRISTAN BERNARD

XIV
MESDEMOISELLES DE BUTHENBLANT

Bien qu’il errât à l’aventure, ainsi qu’un chien perdu, dans les rues de Paris, et qu’il passât pour tout à fait loufoque en certains milieux, le vidame de Buthenblant appartenait à la société la plus aristocratique. Il possédait de vastes héritages dans le Berri, et toutes ses extravagances ne l’empêchaient pas de gérer sa fortune avec le soin le plus méticuleux. On pouvait lui tirer ses cheveux blancs, lui donner des soufflets et l’accabler d’injures ; mais il était radicalement impossible de le taper de cent sous.

L’origine de la fortune des Buthenblant remonte à Françoise-Artémie-Marie de Buthenblant, qui fut remarquée par Henri IV, et à Fabien-Jean-Anicet de Buthenblant, qui fut distingué par Henri III.

Resté seul, après la disparition de sa femme, avec deux petites filles de dix à onze ans, Louis-Enogat-Norbert de Buthenblant fut d’abord assez embarrassé, car il n’avait pas d’idées arrêtées sur l’éducation des demoiselles. Il finit par essayer de deux systèmes différents. Tandis que son aînée, Odette, menait la vie la plus libre, sortant le soir à sa guise, ayant la clef de la maison et celle de la bibliothèque, où s’entassaient pêle-mêle des traités de médecine et les ouvrages les plus licencieux, Odyle, la cadette, claquemurée en un couvent, réduite aux romans d’André Theuriet et de Mme Gréville, ne voyait jamais sa sœur et ne sortait qu’accompagnée d’une austère gouvernante.

Le résultat de ces éducations aussi diverses ne se fit pas attendre. Presque en même temps, vers leur seizième année, Odette et Odyle accouchèrent de deux petits garçons.

Ce double incident acheva d’éclairer le vidame ! Les deux séducteurs, après avoir pris des renseignements sur la fortune des Buthenblant, se présentèrent successivement chez l’heureux grand-père, dans l’intention avouée de réparer. Le vidame les reconduisit jusqu’à la porte avec son fouet de chasse.

Puis il dit à ses filles :

— Vous avez souffert. Vous voyez ce qu’il en coûte de s’amuser imprudemment. Soyez désormais libres toutes deux et n’attachez pas aux rapprochements sexuels une importance tragique qu’il n’est plus de mode de leur accorder. Vous êtes jeunes, vous êtes jolies, vous avez maintenant de l’expérience. Faites bien attention seulement. Ma fortune n’est pas inépuisable. Un moment d’oubli se paie par de longs mois de nourrice.

La blonde Odette et la blonde Odyle ne se le firent pas dire deux fois. Elles étaient bien jolies toutes les deux. Le visage d’Odette était doux et candide, car elle avait toujours vécu librement, acceptant la vie comme elle s’offrait sans chercher à savoir trop de choses. Le visage d’Odyle, sous la dure contrainte du couvent, avait pris un air charmant d’obstination têtue. Ses yeux gris étaient moins à fleur de vie que ceux d’Odette : ils paraissaient plus renfermés sous ses sourcils défiants, et son petit menton revêche semblait bien décidé au combat.

Leur maternité précoce leur avait élargi les hanches, et l’œil s’éjouissait au contour de leur corsage loyal, que leurs jeunes formes suffisaient à remplir.

Peu à peu, le vieux Buthenblant les laissa de plus en plus libres, car sa manie prenait une tournure assez grave. (On a beau dire : il ne jouit pas de toutes ses facultés, l’homme, si vénérable soit-il, qui se refuse à manger de la viande de conserve sous prétexte que ce sont encore

Les restes refroidis du funèbre repas

que jadis Atrée offrit à Thyeste.)

Pour être issues d’une lignée d’ancêtres particulièrement vicieux, Odette et Odyle avaient dans l’âme une curiosité toujours en éveil, un besoin éperdu de variété dans la vie. Elles s’amusaient aux plaisirs spéciaux de leur monde, mais elles en souhaitaient d’autres encore.

Leur grande joie était de s’en aller toutes seules aux courses, sur la pelouse, où elles jouaient chacune cinquante sous au pari mutuel. Elles s’étaient acheté pour ces expéditions des chapeaux à 9 francs 90, des vestes trop courtes en drap marron, bordées d’une ganse noire. Elles montaient dans les tapissières et, bonnes filles, laissaient les genoux voisins fraterniser — non sans intentions borgiesques — avec les leurs.

Ce jeudi d’avril, il y avait des courses au bois de Boulogne. Odette et Odyle, coiffées en chien fou, avaient quitté leur hôtel de l’avenue Kléber et attendaient sur le trottoir de l’avenue Victor-Hugo ces longues voitures (Clichy-Pigalle-Anvers !) qui vont du boulevard Rochechouart aux tribunes de Longchamp.

Plusieurs de ces voitures passèrent, au trot de leurs cinq chevaux, bondées de voyageurs, insolentes comme tous les omnibus complets. Enfin, dans une tapissière en forme de char-à-bancs découvert, des places vacantes se devinèrent de loin, au cri de racolage que poussait le conducteur : « Les cô-ourses ! v’là pour les coûrses ! »

Odette et Odyle, se hissant sur les difficiles marche-pied, s’installèrent dans un des compartiments, où restaient encore deux places libres. Puis, au grand contentement des voyageurs, la voiture étant au complet, le conducteur poussa un joyeux : « Allez ! roulez ! » L’attelage, enlevé d’un coup de fouet, poursuivit sa route à toute allure. Et un chapeau haut de forme déclara d’un air satisfait qu’on arriverait « pour la première ».

Les deux jeunes filles examinèrent leurs voisins. Le plus absorbant, le plus autoritaire était un gros homme à moustache rousse, qui se déclara le plus intime ami du jockey Dodge. Il y a ainsi dans chaque voiture de courses le plus intime ami, le dépositaire unique des secrets du jockey en renom.

Auprès de l’ami de Dodge, écoutant ses paroles avec docilité, un jeune homme de dix-huit ans, mal vêtu et mal nourri, ouvrait une bouche de brochet affamé entre deux joues pâles qui s’effilochaient en poils blonds. Et, à côté, un vieil homme tendait une face rasée et meurtrie où la Destinée semblait s’être fait les poings.

Sur l’autre banquette, où était assise Odyle, les deux sœurs remarquèrent un personnage assez bizarre, à la figure exotique, aux pommettes saillantes, au teint marron clair. Il avait pour voisins un monsieur à favoris et une dame jeune encore, dont les cheveux étaient teints en blond.

— Saint-Fidèle, hasarda le jeune brochet affamé, a fait dimanche dernier une bien belle course, n’est-ce pas ?

— Oui, acquiesça avec condescendance l’ami de Dodge, oui, la bête est bonne. Mais ils ont meilleur que ça dans la maison.

— Ah ! dit le brochet.

— Ils ont un poulain qu’ils n’ont pas encore sorti, affirma l’ami de Dodge, et qu’ils ne sortiront, ajouta-t-il d’un ton mystérieux, que lorsque le moment sera venu. Ce poulain-là rend douze livres à Saint-Fidèle et le bat les mains dans ses poches.

— Et que pensez-vous de Filipo-Lippi ? risqua encore le brochet.

— J’ai touché ça, dit l’ami de Dodge. J’avais le tuyau depuis quinze jours.

A ce moment, le vieil homme meurtri sortit de sa torpeur et dit d’un ton sentencieux :

— Faut djoë li tchivol di missi Djékminn… Bônn… Bônn tchivol.

— Entends-tu ? dit Odette à Odyle, il faut jouer le cheval de M. Jacquemin.

— Est-ce que nous rentrerons dîner chez nous ? demanda Odette.

— Mais oui, dit Odyle, puisque Bigorneau vient à la maison.

A ce nom de Bigorneau, l’homme au visage exotique, le monsieur à favoris et la dame aux cheveux teints tournèrent brusquement la tête à droite, du côté d’Odyle, comme trois disques aiguillés simultanément dans la direction de la voie libre.

— Je ne t’ai pas dit, continua Odyle, que Bigorneau était venu après déjeuner, pendant que tu t’habillais. Il nous amènera ce soir Maubeck, le journaliste. Figure-toi que Maubeck a hérité de quatorze millions d’un parent à lui, un vieil Indien d’Amérique, un nommé Delaware.

Ce nom fut le signal d’une nouvelle manœuvre d’aiguillage. La dame aux cheveux teints se tourna vivement vers l’homme roux, qui regarda l’homme aux favoris.

Puis le Mohican se pencha vers X… et vers Marthe :

— Bonne idée que j’ai eue de vous emmener aux courses. Il s’agit maintenant de ne pas perdre de vue ces deux petites garces-là.

Comment « ces deux petites garces-là » ?… Comment, les demoiselles de Buthenblant se laissaient prendre le genou dans des tapissières de courses ?… Comment, elles avaient eu chacune un enfant ?…

Mais pas du tout ! Il n’y a pas un mot de vrai dans tout ça, et je déplore que Tristan Bernard se soit laissé entraîner à ce point par la fougue de son imagination. Certes, nul plus que moi au monde ne rend justice à l’originalité de l’auteur des Pieds nickelés ; je confesse qu’il a l’étoffe non seulement d’un écrivain, mais encore d’un psychologue ; j’admire sa raillerie discrète, son observation plaisante, la finesse toujours heureuse de sa répartie. Mais de là à lui reconnaître le droit d’immoler la Vérité sur les autels de la pure Fantaisie et de dire « ces petites garces-là » en parlant des demoiselles de Buthenblant, il y a un écart.

« Ces deux petites garces-là !… Ces deux petites garces-là !… »

Enfin, voyons, ai-je raison ? Je prends la peine de chercher des figures, je les porte dans mon cerveau un laps de temps plus ou moins long, je me soumets, en ma sincérité d’artiste, aux lenteurs laborieuses de la gestation, et, quand, enfin, j’ai réussi à mettre à peu près sur leurs pieds deux jeunes filles au cœur plus candide que ne l’est le lys lui-même, à la pureté plus immaculée que ne l’est la robe de l’hermine, un monsieur vient et dit : « Ces deux petites garces-là. » Non ! Ah ! non ! C’est aller trop loin, et je supplie le lecteur de tenir pour non avenu, du moins en ce qui concerne certains détails, le récit qui a précédé celui-ci. Il est exact sur plus d’un point (je me fais même un devoir de reconnaître que l’origine de la fortune des Buthenblant y est relatée en lignes à la fois succinctes et marquées au sceau même de l’authenticité) ; mais, quant au reste, pas un mot de vrai !

Entendons-nous une fois pour toutes.

Les demoiselles de Buthenblant constituent les deux types d’ingénues indispensables à tout roman qui se respecte. Illuminer de leur jeunesse, de leur grâce et de leur sourire les sombres pages de ce livre, telle est la tâche qui leur incombe. Évidemment, têtes un peu folles, cervelles d’oiseaux — d’oiseaux qu’elles sont, puisqu’elles sont femmes, vierges et jeunes — elles apportent dans leur manière d’être une simplicité instinctive, une ignorance de la complication, faites, c’est possible, pour donner le change, égarer sur de fausses pistes l’appréciation des personnes habituées à ne voir des choses que les mensongères apparences. Mais, quoi ? qui dit ingénuité, dit le droit, pour tout ingénu, d’aller devant soi sans regarder à ses pieds et de parler comme les moutons bêlent. Je me rappelle mon obstination, étant enfant, à chantonner devant ma grand’mère, sur de petits motifs mélodiques improvisés tout exprès, des inscriptions lues par moi au passage sur le plâtre pustuleux d’un mur et d’où il résultait qu’un tel était un ci ou un l’autre. Je faisais acte d’ingénuité, rien de plus, et mon aïeule, en me traitant chaque fois de petit effronté et de cochon, témoignait de son manque absolu de clairvoyance.

De même, les petites Buthenblant font acte d’ingénuité en se lançant réciproquement à la figure des épithètes dont le sens précis échappe à leur innocence.

N’est-il pas manifeste que l’outrance même d’un tel langage révèle la pureté sans bornes des deux enfants, qui ne redoutent point d’en profaner leurs jeunes lèvres ? Cela est clair comme le jour, et il faudrait être à la fois le dernier des insensés et le plus incurable des aveugles pour ne point demeurer ébloui devant des évidences qui crèvent les yeux.

Ceci dit, et les choses ramenées à leurs justes proportions, je reprends au point où l’a laissé mon honorable prédécesseur le récit des malheurs de X…

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