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X... Roman impromptu

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JULES RENARD

XIII
MARTHE ET LE MOHICAN

— Comment, c’est déjà vous ? dit Marthe.

— « Déjà ! » Quel mot cruel ! dit le Mohican.

— Vous n’avez pas de chance. Mon mari vient de sortir. Il m’embarrassait. Ma bonne est malade, et je suis obligée de préparer le déjeuner moi-même.

— Et vous dites que je n’ai pas de chance ! murmura le Mohican.

— Asseyez-vous là, dit Marthe. Mon mari ne peut tarder. Feuilletez la Revue blanche. Je retourne à la cuisine.

— Je vais avec vous, dit l’Aiguille.

— Pourquoi faire, monsieur l’Aiguille ? Je n’ai pas besoin de vous.

— Pour que nous brûlions ensemble quelques plats.

— Vous avez une drôle de figure.

— Marthe, il faut que je vous parle.

— C’est sérieux. Vous m’inquiétez. Le temps d’ôter mon tablier, et je suis à vous.

— Gardez votre tablier, Marthe ! gardez vos bras nus, ce teint animé et cette légère sueur qui perle à votre front.

— Expliquez-vous vite. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Marthe, je veux savoir de vous, de vous seule, comment les Parisiennes, les vraies, celles de votre monde, accomplissent le doux crime d’amour.

— Enlevez donc votre paletot, dit Marthe, alléchée, vous auriez trop chaud. Je ne comprends pas très bien.

— Toute la nuit dernière, j’ai lu ce livre, dit l’Aiguille, qui jeta sur une table l’Amour moderne. Et ce qui s’y passe diffère tellement de ce qui se passe dans nos wigwam que je soupçonne vos auteurs de badiner. Je veux des preuves. Et à qui les demander sinon à la femme de mon meilleur ami ?

— Je vous remercie de la préférence, dit Marthe.

— Et d’abord, dit l’Aiguille, ne remarquez-vous rien de neuf en moi, aucune transformation ?

— Si : on dirait que votre costume vous va mieux et que vous êtes peigné, lavé, presque propre.

— Et ne vous semble-t-il point que je parle plus simplement ?

— Oui, dit Marthe, et je vous félicite. Entre nous, votre langage métaphorique manquait de clarté, et ça tenait une place !

— L’Indien est souple, dit l’Aiguille, sa langue plus docile que le mastic.

— Voilà que vous recommencez, dit Marthe.

— Pardonnez-moi ce revenez-y, madame. Je compte que vous achèverez de me former le goût, et, quand j’aurai lu l’œuvre entière de votre romancier à la mode, je m’exprimerai comme le ruisseau coule. Déjà je subis l’influence de ce milieu. A peine entré, j’ai des idées mélancoliques. Je parie que nous sommes ici dans votre souffroir.

— Mon souffroir ?

— Oui, c’est-à-dire la pièce où, d’ordinaire, vous sentez une amertume infinie noyer votre cœur.

— J’ai toujours été heureuse en amour, dit Marthe avec fierté.

— C’est donc votre aimoir ?

— C’est le bureau de mon mari, dit Marthe. Je n’aime que dans ma chambre à coucher.

— Quoi ? s’écria le Mohican déçu, vous n’avez aucune pièce qui vous soit privée et dont le nom se termine en oir ?

— J’ai ma baignoire, dit Marthe, les yeux baissés.

— Montrez-moi donc, dit l’Aiguille, comment vous vaquez aux soins de votre toilette : que vos pieds veinés de bleu jouent librement dans des mules garnies de duvet de cygne ; mettez à vos jambes des bas d’une soie aussi fine que votre peau ; lacez votre corset signé par une grande faiseuse, et que la houpette de poudre coure sur vos épaules nues, tandis que vos cheveux se tordront devant cette glace.

— Vous êtes un enfant, l’Aiguille. Suis-je femme à donner une leçon de coiffure quand mon rôti est sur le feu ?

— J’ai tort, dit l’Aiguille. Je procède sans ordre. Je débute par la fin. Excusez et permettez-moi de vous attirer dans ce coin. Comme vos poignets sont minces !

— C’est pour que le bracelet qu’on m’offre soit toujours assez grand, dit Marthe.

— Comme cette tête repose sur votre nuque !

— N’importe quelle tête en ferait autant, dit Marthe.

— Oh ! les fines dents blanches !

— C’est pour mieux souper, Mohican !

— Vos yeux brillent d’un vif éclat.

— C’est le reflet de mon fourneau, dit Marthe.

— Je ne peux comparer votre bouche qu’à une fleur.

— Une fleur artificielle, mon gracieux homme des bois, car il y a longtemps qu’elle dure, et je ne vous cacherai pas que plus d’un homme promena dessus, sans la faner, les chenilles de ses lèvres.

— Il se dégage de vous un attrait indéfinissable, dit l’Aiguille.

— Ne vous cassez point la tête pour le définir, dit Marthe. Je suis comme ça. Prenez-moi ou laissez-moi.

A ces mots, prononcés par la jeune femme d’une voix résignée, l’Aiguille se rapprocha d’elle de quelques « séants ». Il oubliait le livre de l’Amour moderne sur la table, son enquête littéraire, le reste des questions à poser. Et Marthe oubliait sa cuisine. Les façons de ce grand sauvage la charmaient, et elle ne trouvait pas commune sa peau de souliers de bains de mer. Cependant elle feignit de se lever.

— Je serais horriblement vexée, fit-elle, si vous disiez plus tard qu’on mange mal chez nous.

Mais l’Aiguille la retint :

— Il faut que je vous avoue encore une de mes curiosités, dit-il. Qu’appelle-t-on une chaise longue ? Il doit y en avoir une ici ; où est-elle ? Je vous supplie, Marthe, de me l’enseigner.

— Si mon mari surgissait… dit Marthe.

— Par exemple ! Je lui conseillerais de se plaindre, dit le Mohican. Ce serait d’une rare ingratitude. J’espère qu’il se souvient de mon hospitalité.

— Je dresse une oreille piquée par la mouche de l’indiscrétion, dit Marthe. Aurait-il offensé madame l’Aiguille ?

— Peu s’en est fallu, dit le Mohican. Mais j’étais là.

— Le misérable ! dit Marthe. Vous les avez surpris ?

— Le plus surpris, ce fut moi, dit l’Aiguille, quand une de mes femmes…

— Vous êtes polygame ? Vous avez plusieurs femmes ?

— Ne m’en parlez pas… J’en suis dégoûté… Lorsque l’une d’elles, dis-je, se jeta à mes pieds, s’arrachant les cheveux, criant vengeance !

— Mon mari l’avait séduite, violée peut-être.

— Mais non : dédaignée ! Il lui résistait, elle voulait l’assassiner. J’appelai votre mari et, sévèrement : « X…, lui dis-je, disculpe-toi : cette femme prétend que tu l’insultes. — Frère, me répondit X…, je n’en peux plus. Je demande grâce. — Point de grâce ! les femmes sont créées afin qu’on couche avec. Pourquoi froisses-tu la pudeur de celle-ci ? Elle n’est ni la plus vieille, ni la plus laide, ni la moins avide de plaisir. — Frère, elle est la cinquante-troisième. En vérité, tes femmes, lasses de jaune, aiment trop le blanc. Si tu ne les enfermes, elles me tueront. — Préfères-tu mourir au poteau de guerre ? » lui dis-je.

Cette menace, dont je me servais à chaque instant comme d’une scie, produisit son effet. Plein d’une nouvelle ardeur, il se précipita…

— Assez ! pacha burlesque, dit Marthe. Ton sérail a mis mon pauvre mari dans un bel état !

— Vous pensez si je vais me gêner à mon tour, dit l’Aiguille.

— Et vous me croyez capable de me prêter à ce libre échange ? dit Marthe.

— Une femme contre trois ou quatre cents, c’est flatteur, dit l’Aiguille. Montrez-vous digne d’une pareille lutte.

— Je la refuse, dit Marthe.

— Bien, bien, bien, répliqua l’Aiguille. Je le dirai à votre mari, et vous serez grondée. Je le connais ; il me doit sa femme : il me la prêtera.

— Sa femme et sa bonne, dit Marthe.

— Je ne me ferai pas prier par la bonne non plus, dit le Mohican.

La deuxième moitié de ce singulier dialogue avait jeté un chaud entre Marthe et l’Aiguille. Ils s’écartaient de l’Amour moderne et de ses formules compliquées. Il n’y avait plus en présence un homme des bois et une femme du monde. Il y avait deux ennemis réconciliables, qui, les diverses étapes de la conversation franchies, se trouvaient dans l’extrême nécessité de faire les bêtes ou d’avoir l’air bébêtes.

Avec une habileté qu’apprécia même notre Mohican inexpérimenté, Marthe saisit le livre sur la table, se cacha comme derrière un éventail et, minaudière :

— Désirez-vous quelque autre explication ? lui dit-elle.

D’un coup de pouce sec, le Mohican fit tomber le livre par terre.

— Notez, dit Marthe, que nous n’avons rien ici de ce qu’il faudrait selon ce livre. Je regrette de ne vous offrir qu’un vilain cadre. Nous sommes à notre aise, Dieu merci, mais nous ne sommes pas riches, riches. Les bibelots coûtent trop cher pour que j’en déniche à profusion. A d’autres les vitrines de japonaiseries ! Si vous espériez des boîtes de laques, des saxes, des cartels Louis XIV, détrompez-vous. L’abat-jour de ma lampe est de papier, non de dentelle. Ce tapis, qui devrait être une peau d’ours, c’est une carpette. Jamais je ne trempe dans un encrier à fermoir d’argent un porte-plume d’écaille et d’or. Un tableau de genre ferait sans doute mieux votre affaire que ces vieilles photographies de famille, auxquelles je tiens. Je me moque des demi-teintes. Le soleil, nullement tamisé par des étoffes harmonieuses, s’étale comme chez lui sur notre papier à vingt sous le rouleau. Quant à moi, ô beau guerrier de cuivre, je ne suis ni élégante, ni raffinée, ni tourbillon. Une foule de nuances m’échappent. On traverserait à pied sec mon âme peu profonde. Ne cherche pas le sens de l’imperceptible sourire qui effleure ma bouche. Je souris parce que je veux être gentille, voilà tout. Je ne me replie point sur moi-même : je me développe vers mes amis. Aucune plaie inguérissable ne saigne dans mon cœur. Je suis une bonne petite femme sincère, qui laisse des traces dans le sable, qui pèse sur la chaise où elle s’assied, qui sait son poids et son âge, bref une femme nature et catholique.

Grisée par ses paroles, Marthe voulut tendre franchement ses deux mains au Mohican. Elle s’aperçut qu’il les serrait jusqu’au coude et qu’il remontait en pressant, et que ses pommettes se coloraient d’un rouge noir comme deux œufs de Pâques villageois.

— Qu’avez-vous ? lui dit-elle, câline.

— Le sang de mes aïeux court, affolé, dans mes veines, dit l’Aiguille. Mes narines flairent des odeurs suaves ; mes tempes…

— Ferme ton phonographe anthologique, dit Marthe, qui lui colla sur le mufle une de ses mains dégagée. Tu souffres et tu ne peux pas déjeuner avec ça. Mon mari va peut-être rentrer dans cinq minutes ; mais, en cinq minutes une femme comme moi fait bien des choses avec un homme comme toi, viens.

— Où, où, où ? hennit le Mohican.

— Faute de souffroir, d’aimoir et de reposoir, dans mon peignoir, cher adoré tout doré, lui dit Marthe.

Le mélange des races s’opéra. La femme de X… et le dernier des Mohicans montèrent au ciel. Mais l’homme était plus prompt. Il était déjà tombé du sommet que Marthe se trouvait encore au milieu de l’échelle.

Bien que meurtri de sa chute et désenchanté, il continuait à sourire complaisamment et, par politesse, laissait encore allumé, passé l’extinction des feux de son âme, le feu de ses regards. Une petite odeur de transpiration, qui l’avait enfiévré tout à l’heure chez sa maîtresse, l’impressionna maintenant désagréablement. Marthe, gisant à ses côtés, lui parut énorme, encombrante, échouée sur une grève d’où la mer de ses désirs venait de se retirer.

Il lui tapotait la joue d’une main distraite et persistait à répéter mécaniquement : « Je t’aime, je t’aime », comme un coucou dit : « Coucou ! coucou ! »

Soudain, la porte s’ouvrit, et X… livide, apparut dans l’embrasure.

Il tenait à la main un revolver, et s’écria, d’une voix entrecoupée :

— C’est… c’est indigne… c’est… c’est odieux… L’Aiguille !… Toi ! Un vieil ami… toi que j’aimais… Ah ! c’est mal !… D’ailleurs, je vais te tuer comme un chien ! Quant à la misérable, hurla-t-il avec fureur, je la chasse… entendez-vous ? je la chasse !

Puis il ajouta, d’un ton calme :

— Voilà ce qu’aurait dit un mari d’il y a vingt ans. Mais, aujourd’hui, les idées sont bien changées. Le vent est à l’indulgence conjugale, et le cocuage se soigne par le mépris. Entre nous, mon vieux l’Aiguille, c’est à la vie, à la mort… Oui, expliqua-t-il, qu’est-ce qui peut gâter une vieille amitié ? C’est qu’un des amis fasse la blague de séduire la femme de l’autre. Tu as séduit ma femme et je sens que ma sympathie pour toi n’est altérée en rien. Il y a de fortes chances pour que rien ne vienne la gâter désormais… Garde-toi cependant, ajouta-t-il, de choisir, à table, dans le plat de poulet, le morceau que je préfère ou de prendre mon dernier cigare quand les bureaux de tabac sont fermés.

Marthe s’était retirée discrètement pour aller préparer l’omelette et mettre le beefsteak sur le feu.

— Et voilà, dit placidement X…, comme ces cas embarrassants se résolvent, en l’an de grâce 1895, entre hommes civilisés. Jusqu’en 1915 sans doute, le revolver conjugal sera un instrument démodé. Le chiffre de la mortalité restera le même, tout en changeant de rubrique, car les maladies secrètes se propageront avec plus de facilité. Puis, en 1915 ou en 1920, quelqu’un fouillant dans les lieux communs hors d’usage pour y trouver un paradoxe, sortira cette vérité repeinte à neuf qu’il est bon d’avoir une femme à soi tout seul et qu’il faut donner carrière à son libre instinct de possession. Alors on retournera chez les armuriers.

— Je dois avoir l’air un peu bête ? fit observer l’amant.

— C’est bien ton tour, dit le mari. Ce qui me gêne désormais, c’est que, si tu deviens riche, la crainte de passer à tes yeux pour un sale monsieur m’empêchera d’accepter tes libéralités.

— Allons, allons, dit l’Aiguille, nous ne sommes pas des gens comme les autres.

— C’est ce que, comme tous les camarades, je finirai sans doute par me dire, dit X…

Et le Mohican sentit que, dans sa chasse à l’héritage, il avait désormais un allié solide.

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