← Retour

Deux années en Ukraine (1917-1919): avec une carte de l'Ukraine.

16px
100%

Le gouvernement du Hetman Skoropadsky

Ce coup d’Etat que la population de Kiev et même les chefs des partis politiques avaient été loin de soupçonner, intronise par un procédé arbitraire et tout artificiel un pouvoir qui ne répond en rien aux exigences démocratiques de l’époque et de ce fait ne trouve aucun appui dans le peuple. Il est évident pour tout le monde que le Hetman n’est qu’une créature des milieux réactionnaires allemands, car la personnalité de Skoropadsky a été jusqu’à cette époque tellement indécise et même inconnue, qu’aucun parti politique ukrainien, sans excepter les groupes modérés, ne croit possible de faire partie du Gouvernement formé par le Hetman. Tous les pourparlers conduits à cet effet par son entourage, avec les Chefs des partis ukrainiens, de même que tous les efforts tentés par M. P. Vassilenko, cadet russe, et par les représentants du haut commandement allemand, restent vains.

La Conférence du parti socialiste-fédéraliste, du 10 mai, prend une résolution toute spéciale, par laquelle elle interdit à ses membres d’assumer des postes dans le gouvernement du Hetman. Cette interdiction fut maintenue jusqu’à la fin d’octobre, au moment où la défaite allemande devenant certaine, et comprenant que sa politique courait à un krack si elle ne s’appuyait pas sur les milieux ukrainiens, le Hetman se mit à prodiguer des assurances qu’il l’orienterait désormais dans un sens purement national et qu’il aborderait sans retard les réformes démocratiques. Certains hommes politiques entrèrent alors dans le gouvernement du Hetman, mais à titre personnel et dans le seul but de prévenir un soulèvement populaire au moyen de réformes démocratiques urgentes et en premier lieu, de la réforme agraire.

Les nouveaux ministres ukrainiens virent, cependant, aussitôt, qu’ils n’avaient point de majorité dans le Cabinet et qu’à eux seuls, ils étaient impuissants à faire réaliser les réformes nécessaires. Le Congrès National Ukrainien dont ils réclamaient la convocation n’ayant pas été autorisé, ils quittèrent le gouvernement dans la nuit du 14 au 15 novembre. Depuis le coup d’Etat et l’avènement de l’Hetman, des représentants de milieux politiques ukrainiens n’ont donc participé au gouvernement que pendant une quinzaine de jours et encore n’y ont-ils formé qu’une minorité.

La responsabilité pour la politique intérieure et étrangère pratiquée par l’Hetman depuis le coup d’Etat du 29 avril jusqu’au jour de son renversement, ne peut donc être mise en aucune façon à la charge des partis politiques ou des milieux sociaux ukrainiens.

Le Cabinet formé le 2 mai par M. Vassilenko et présidé par M. Lizogoub, octobriste, est un cabinet tout à fait incolore au point de vue de la politique et de l’idée nationales.

M. Kolokoltzoff, qui occupe bientôt après le poste de ministre de l’Agriculture, est réactionnaire; les autres ministres appartiennent soit au parti cadet pan-russe, hostile à la régénération ukrainienne, ou bien ont un programme très rapproché de celui des cadets.

Le ministre des Finances, M. Rjepetski, cadet, reconnaît ouvertement dans son discours prononcé au Congrès des Cadets (Kievskaia Mysl du 11 mai), qu’il a pris une part personnelle à l’élection du Hetman, ainsi qu’aux tentatives «de rapprochement avec nos nouveaux alliés» (c’est-à-dire l’Allemagne et l’Autriche).

Le cadet Vassilenko s’exprime au même Congrès d’une manière encore plus catégorique: «Je me suis depuis longtemps déjà convaincu, déclare-t-il, que les circonstances historiques se sont formées de telle façon que nos intérêts économiques et commerciaux sont liés aux Puissances centrales et principalement à l’Allemagne... Notre histoire nous montre que nos intérêts nous liaient d’une manière plus vivante à l’Allemagne qu’à l’Angleterre. C’est surtout grâce à l’Angleterre que nous avons perdu la partie au Congrès de Berlin; c’est grâce aux diplomates anglais que nous avons perdu les Dardanelles et Constantinople. L’Allemagne et nous, nous sommes géographiquement voisins et nos intérêts respectifs sont liés les uns aux autres. Il en a été ainsi avant la guerre, il en est ainsi actuellement, il en sera ainsi, je crois encore, après la guerre.» (Kievskaia Mysl, no 72.)

Cette manière de voir des ministres cadets est sanctionnée ensuite par le leader du parti cadet, M. Milioukov. «Je m’oppose résolument à l’interdiction doctrinaire défendant aux membres du parti cadet d’établir des accords avec les Allemands ou de faire appel à leur concours en vue du rétablissement du pouvoir et de l’ordre et de l’organisation des affaires locales», écrit-il dans sa Déclaration au Comité Central (Kievskaia Mysl du 2 août, no 137).

Dès les premiers jours de son existence, le nouveau cabinet manifeste son activité par des arrestations d’hommes politiques ukrainiens, par le rétablissement de la censure, particulièrement sévère pour les journaux ukrainiens, etc. La «République du Peuple ukrainien» est débaptisée et nommée «Puissance d’Ukraine». Les gros agrariens et industriels se sentent désormais maîtres absolus de la situation. La réaction est partout, à tout moment. Aux postes et aux emplois officiels, on commence à remplacer les Ukrainiens par des dignitaires et des fonctionnaires de régime tsariste, venus par trains entiers de Petrograd et de Moscou.

Dans le même temps, cependant, l’Hetman et ses ministres affirment partout la nécessité de raffermir l’indépendance politique de l’Ukraine.

Au cours d’une conversation avec le Dr Leberer, correspondant du Berliner Tageblatt, le Hetman dit: «Je crois que bien des gens, en Allemagne, me considèrent comme réactionnaire et partisan résolu d’une fédération avec la Grande Russie. C’est inexact. Toute aussi erronée est l’intention que l’on me prête d’englober de nouveau l’Ukraine dans l’ancien Empire Russe». (Kievskaia Mysl du 10 mai).

«L’Ukraine doit être un pays indépendant», déclare à son tour M. Vassilenko dans son discours au Congrès du parti cadet (Kievskaia Mysl du 11 mai).

Les mêmes idées sont développées par M. Lizogoub dans le discours qu’il prononce à un banquet politique au cours duquel il déclare que son gouvernement espérait, avec l’aide de l’Allemagne et en communion avec la culture allemande, créer un Etat ukrainien indépendant (Kievskaia Mysl du 23 mai).

C’est encore d’une Ukraine «puissante» et indépendante que parle le Hetman dans sa lettre officielle au premier ministre M. Lizogoub (Kievskaia Mysl du 9 juillet).

Du jour où M. Igori Nistiakovski devient ministre de l’Intérieur, la réaction s’accroît encore davantage et se manifeste d’une façon plus ouverte et plus décisive. On arrête les gens et on les emprisonne sur une simple suspicion ou sur une dénonciation. Le nombre d’arrestations atteint plusieurs milliers.

C’est ce même Nistiakovski qui, à l’instigation des Allemands, prend des arrêtés d’expulsion contre quelques Français. Un jeune Ukrainien, ayant eu vent qu’une mesure semblable se tramait, en informe M. M. qui s’empresse d’en faire part à tous ceux que l’expulsion pouvait atteindre. Sans y ajouter une foi entière, chacun prend secrètement ses dispositions pour ne pas laisser sa famille dans le besoin et le reste de la colonie dans le désarroi et l’isolement. Aussi, quand les Allemands apportèrent l’ordre d’avoir à quitter l’Ukraine dans les quarante-huit heures, personne ne fut pris au dépourvu. D’ailleurs, la mesure n’atteignit pas tous ceux qu’elle avait d’abord menacés. Au nombre des expulsés furent les consuls de Grèce et d’Espagne.

Ces arrestations et expulsions n’empêchent pas d’ailleurs M. Nistiakovski d’affirmer que «l’Ukraine s’est engagée, avec le concours de l’Allemagne et de l’Autriche, dans la large voie d’une existence indépendante en tant qu’Etat» et que «le mouvement puissant des paysans a fait de nouveau surgir le drapeau historique de l’indépendance ukrainienne: l’institution de Hetman». (Kievskaia Mysl du 24 août, no 142).

Le même M. Nistiakovski ne reconnaît pour langue d’Etat, encore au commencement de septembre, que la langue ukrainienne exclusivement (Kievskaia Mysl, no 153). De son côté, le Hetman, au dîner offert par Von Kirbach, parle de l’armée ukrainienne à créer, comme de la base d’une puissance ukrainienne indépendante (Kievskaia Mysl, no 187).

De telles contradictions entre les déclarations publiques du Hetman et de ses ministres au sujet de l’indépendance ukrainienne et de l’idée nationale, d’un côté, et leurs actes, de l’autre, seront comprises aisément si l’on tient compte de la politique de duplicité adoptée par le Gouvernement allemand et ses agents vis-à-vis de l’Ukraine.

En assurant les Ukrainiens de leurs sympathies pour l’idée d’indépendance de l’Ukraine, les réactionnaires allemands pensent en réalité au rétablissement, avec le temps, d’une Russie réactionnaire unie et forte. A Kiev, les partis de droite et les monarchistes, avec, à leur tête, M. Pourichkévitch, s’agitent ouvertement dans ce sens. Il est hors de doute que les milieux réactionnaires allemands sont en contact avec eux et projettent des actions communes en vue de remplacer les Bolcheviks en Russie par un régime monarchiste réactionnaire.

Il semble que, vers la fin de son gouvernement, le Hetman se soit émancipé de l’influence des réactionnaires allemands. Mais c’est pour tomber sous celles des réactionnaires russes. La preuve la plus éclatante de ce fait est fournie par le retour au ministère de Nistiakovski, auteur d’un projet censitaire réactionnaire pour les élections municipales et provinciales, et le maintien au cabinet de Reinbot, connu pour les opinions réactionnaires qu’il avait exprimées, alors qu’il était fonctionnaire sous le régime tsariste à Petrograd.

Quant à la fermeté des opinions politiques du Hetman et de la plupart de ses ministres, elle est éloquemment certifiée par la note de dix de ces ministres, à la date du 17 octobre, ainsi que par sa dernière déclaration. Dans l’une comme dans l’autre, ces partisans convaincus de l’indépendance se déclarent des fédéralistes tout aussi convaincus. C’est que dans le Cabinet des «Indépendants» tout comme dans celui des «Fédéralistes» il n’y a point d’hommes politiques véritablement ukrainiens, exception faite de M. Dorschevko. Ce sont des hommes que la peur des Bolcheviks a fait enfuir de Petrograd et de Moscou, et qui sont venus à Kiev; ou bien ils sont nés à Kiev, mais demeurent étrangers aux aspirations nationales, ignorants de la langue ukrainienne, de l’histoire et de la culture ukrainiennes et se montrent hostiles à l’idée de la régénération ukrainienne.

Il est impossible de s’imaginer un plus profond piétinement des droits du peuple et un mépris plus absolu du peuple lui-même. Des insurrections particulières ont lieu sur tout le territoire ukrainien. Les troupes allemandes qui comprennent plus de 500.000 hommes défendent très énergiquement les intérêts du Hetman qui se confondent avec les leurs. Le sang des paysans et des ouvriers ukrainiens coule, l’artillerie allemande rase des villages entiers. C’est un massacre systématique de tout ce qui veut rester ukrainien. La création d’un gouvernement démocratique devient pour l’Ukraine une question extrêmement urgente. La patience du peuple est à bout. Tous les partis politiques se réunissent pour fonder contre les Allemands et Skoropadsky une Ligue nationale qui fomente un soulèvement général, renverse le Hetman et établit un Directoire de cinq membres parmi lesquels M. Petlioura, le futur généralissime de l’armée ukrainienne.


Chargement de la publicité...