Deux années en Ukraine (1917-1919): avec une carte de l'Ukraine.
L’Ukraine n’est pas l’instrument de l’Allemagne
L’argument le plus impressionnant pour nous Français, et dont les adversaires de l’Ukraine et des Ukrainiens usent et abusent, c’est de montrer dans le mouvement séparatiste ukrainien une intrigue austro-allemande et un article made in Germany.
L’incursion que j’ai essayé de faire dans l’histoire de l’Ukraine prouve assez qu’il n’en est rien et que la politique brutale du régime tsariste dans les deux Ukraines russe et autrichienne a donné beau jeu aux Austro-Allemands dont l’intérêt était de favoriser tout mouvement qui créerait des difficultés à leurs ennemis. La Ligue pour la Libération de l’Ukraine que l’on attribue aux Ukrainiens séparatistes et dont on leur fait un crime n’a pas d’autre origine. D’ailleurs, le rôle de cette Ligue ne diffère nullement de celui du Conseil National Suprême (N. K. N.) de Pologne, qui a établi des bureaux germanophiles à Vienne, Berlin, Stockholm, Raperswil et Berne, et qui a publié pendant toute la guerre des revues de propagande en allemand telles que Polen à Vienne et les Polnische Blâtter à Berlin.
Or, de même que personne ne songe à incriminer la République polonaise,—l’auteur de ces lignes moins que tout autre,—du fait de la création par les Austro-Allemands du Conseil National Suprême de Pologne dont toute l’activité pendant quatre années a été dirigée contre l’Entente, il semble souverainement injuste d’incriminer la République ukrainienne et de voir en elle un article made in Germany parce que l’Autriche et l’Allemagne ont créé à Vienne une Ligue pour la libération de l’Ukraine, dans le même but qu’elles ont créé le Conseil National Suprême de Pologne, c’est-à-dire susciter des difficultés à un membre de l’Entente.
Le second fait invoqué par les adversaires de l’Ukraine pour démontrer qu’elle est germanophile, la fondation à Lausanne d’un Bureau d’Information ukrainien, ne paraît pas plus fondé.
Les chefs les plus qualifiés du mouvement ukrainien: Grouchevsky qui a été professeur à l’Ecole libre des Sciences sociales à Paris, avant d’enseigner l’histoire à l’Université de Lemberg et Vinnitchenko, qui a vécu, lui aussi, en qualité d’émigré politique, à Paris, où il fonda, en 1908, le Cercle des Ukrainiens de Paris, ont désavoué de la façon la plus formelle la propagande des agitateurs sans mandat comme Skoropis-Ioltoukhovski et Stepankovski, directeur du Bureau d’information ukrainien de Lausanne, et leur reprochent de faire le jeu de l’Allemagne par leurs déclarations en faveur de l’indépendance absolue.
Dans le numéro du 1er novembre 1917, du Journal de Russie, paraissant à Petrograd, Grouchevsky écrit: «Malgré ses tentatives réitérées pour entrer en relations avec le gouvernement de Kiev en arguant de son titre de président de la Ligue et de mandats qu’il tient des prisonniers de guerre ukrainiens, Skoropis-Ioltoukhovski a toujours été éconduit». Vinnitchenko n’est pas moins formel. «Tout le monde sait, écrit-il, que la Ligue pour la libération de l’Ukraine est un instrument de propagande allemande. Mais ici, en Ukraine, personne n’a jamais attaché la moindre importance à cette organisation austro-allemande. On ne peut nous rendre responsables de ce que publie à Stockholm, à Berne et à Lausanne, Stepankovski. La germanophilie n’a pas de racines chez nous. Il y a à Kiev beaucoup moins de partisans de l’Allemagne qu’à Petrograd».
Reste la troisième accusation: la signature de la Paix de Brest-Litovsk par le Secrétariat Général de l’Ukraine.
Comme tout Français, je fus indigné en apprenant la signature de ce traité, car je pensais que de ce fait, des millions d’Allemands devenaient libres et allaient être jetés dans la ruée sur Paris. Comme tout le monde, je criais à la trahison. Depuis, j’ai vu des événements que je ne prévoyais pas alors et j’ai connu des faits que j’ignorais. J’ai longtemps réfléchi. La conclusion qui s’est imposée à moi comme elle s’est imposée et s’imposera à tout esprit impartial, c’est que les Ukrainiens ne sont pas aussi coupables qu’ils le paraissent à première vue et que leurs adversaires voudraient les représenter.
D’abord est-il bien vrai que la signature du traité de Brest-Litovsk a rendu libres, pour être envoyés sur le front français, un si grand nombre de soldats ennemis? Au risque de m’attirer les foudres des adversaires de l’Ukraine qui agitent si souvent cet argument si impressionnant pour nous, Français, qui avons tant tremblé pour Paris pendant l’offensive allemande de la Somme, c’est une légende qu’il me faut détruire.
D’après des officiers français qui ont séjourné dans plusieurs secteurs du front russe, de septembre 1917 à janvier 1918, les Allemands n’avaient presque personne dans leurs tranchées: çà et là quelques canons en bois et des silhouettes humaines en carton et c’était tout.
Ailleurs, le front était ouvert, le bétail allemand venait paître dans les lignes russes et les soldats russes allaient fraterniser, boire et s’amuser dans les lignes allemandes avec les quelques kamarades, toujours des vieillards et des infirmes, préposés à la garde du matériel.
La signature du traité de Brest-Litovsk par les Ukrainiens n’a pas plus augmenté le nombre des soldats allemands sur le front français que le refus momentané de Trotsky, la rupture de l’armistice par les Allemands et leur avance en Russie ne l’ont diminué. Les hostilités sur le front russe avaient définitivement pris fin le jour de la prise de Riga et de Tarnopol, et depuis cette époque, les Austro-Allemands avaient toute la liberté de leurs mouvements.
Il est vrai que le traité de Brest-Litovsk exigeait le renvoi immédiat dans leurs pays des prisonniers allemands et autrichiens.
Or, les prisonniers retenus en Ukraine étaient pour la plus grande majorité des déserteurs de l’armée austro-allemande: des Alsaciens, des Polonais, des Tchéco-Slovaques, des Slaves de l’Autriche méridionale, des Irrédentistes italiens et des Roumains. Le gouvernement ukrainien, successeur à Kiev du gouvernement russe, prêta son concours le plus bienveillant au rapatriement en France des Alsaciens-Lorrains qui étaient tous cantonnés à Darnitza, dès leur arrivée du front; en Roumanie, des Transylvains ramenés des mines où ils travaillaient, à Kiev où des officiers de l’armée roumaine et des officiers Transylvains de l’armée austro-hongroise les équipaient, les entraînaient, avant de les diriger sur le front roumain; et, en Italie, des Irrédentistes qui en faisaient la demande. Quant aux Tchéco-Slovaques, aux Polonais et aux Slaves de l’Autriche méridionale et de la Hongrie, personne ne peut ignorer que c’est sur le sol ukrainien qu’ils ont formé et entraîné leurs légions et que le gouvernement ukrainien leur a continué la sympathie accordée par le gouvernement russe. Il fut même conclu entre le gouvernement ukrainien et M. Massaryk, ministre des Affaires étrangères tchéco-slovaque, un accord militaire pour favoriser la formation et l’entraînement des légions tchéco-slovaques sur le territoire ukrainien.
Si du chiffre des prisonniers austro-allemands l’on défalque le nombre de ces déserteurs qui s’en sont allés combattre sur le sol de leur vraie patrie, grâce à l’obligeance du gouvernement ukrainien, il n’en reste pas un grand nombre à envoyer sur le front français. Or, malgré la pression faite par les kommandanturs allemande et austro-hongroise installées à Kiev dès l’occupation de l’Ukraine par les Allemands, malgré leurs menaces de peines sévères et même de mort, affichées périodiquement jusqu’au jour de l’armistice, sur les murs de Kiev, dans toutes les villes et dans tous les villages de l’Ukraine, ils furent peu nombreux, les prisonniers allemands et autrichiens, qui consentirent à quitter les occupations qui les enrichissaient pour aller sur le front français, dont ils parlaient en tremblant ou dans les casernes allemandes ou autrichiennes «où l’on était battu et où l’on mourrait de faim». Et ceux que la menace avait intimidés et qui s’étaient rendus à la kommandatur pour être expédiés dans les dépôts partirent, pour le plus grand nombre, avec l’intention formellement arrêtée de se rendre, les Austro-Hongrois aux Italiens, les Allemands aux Français. D’ailleurs, les faits ont démontré que cette intention a été unanimement exécutée.
L’argument d’une augmentation d’effectifs allemands sur le front français pendant la bataille de la Somme du fait de la signature du traité de Brest-Litovsk par les Ukrainiens, examiné avec impartialité et en connaissance de cause, devient, dès lors, beaucoup moins impressionnant.
Reste le fait lui-même. D’abord il ne faut pas perdre de vue que les principaux leaders du peuple ukrainien, Petlioura en tête, donnèrent leur démission pour ne pas signer le traité et garder leur liberté contre les Allemands; d’autre part, plusieurs partis politiques parmi lesquels le parti «Jeune-Ukrainien» n’ont jamais reconnu le traité de Brest-Litovsk. La signature de ce traité n’est donc le fait que de quelques hommes politiques.
Evidemment, même peu nombreux, ces représentants du peuple ukrainien ne sont pas à approuver et il reste bien certain qu’à peine avaient-ils apposé leur signature au bas de ce pacte infâme, auquel d’ailleurs Brockdorff, dans ses contre-propositions de la paix de Versailles fait allusion pour le critiquer et le déplorer, ils le regrettèrent amèrement.
D’ailleurs pour se racheter et se faire supporter par les vrais Ukrainiens, à peine de retour à Kiev, ils se mirent à fomenter dans le peuple des insurrections locales qui obligèrent les Allemands à porter le chiffre de l’armée d’occupation de 40.000, chiffre prévu par le traité de Brest-Litovsk, à 600.000 soldats.
Mais auraient-ils pu ne pas aller à Brest-Litovsk?
Les Puissances de l’Entente, soit par indifférence pour les questions qui ne regardaient pas directement les opérations militaires en cours, soit plutôt pour ne pas déplaire au gouvernement de Petrograd, avaient semblé tout d’abord ignorer ce qui se passait en Ukraine. Les Sasonov pas plus que les Milioukov n’avaient jugé d’ailleurs à propos de leur en parler. Mais les événements furent les plus forts et les Alliés durent bien se rendre compte que la voix du peuple ukrainien devenait haute et impérieuse.
Dénoncé comme intrigue allemande, le mouvement ukrainien semble avoir été l’objet d’une enquête qui lui fut favorable sans doute, puisque le Secrétariat Général Ukrainien vit peu à peu des relations, d’abord officieuses, puis officielles, s’établir entre lui et les représentants de la France, de l’Angleterre, de la Roumanie et de la Serbie.
Dès le début de ces relations, le Secrétariat Général, avec une franchise que personne ne veut lui reconnaître, mais qui n’en existe pas moins, montra que sa volonté ferme était de rester fidèle à ses engagements envers l’Entente, mais que le Gouvernement Provisoire, d’ailleurs appuyé par les Alliés, l’ayant empêché de former une armée nationale, il lui semblait impossible de rester à hauteur de sa tâche. A cette époque déjà, l’armée des Soviets, à l’instigation de son véritable maître, l’Etat-Major de Ludendorff, se mettait en marche contre l’Ukraine. Le général T..., alors commissaire du gouvernement français près le gouvernement ukrainien, se contenta de maudire les Bolcheviks et le Gouvernement provisoire.
Les événements se précipitaient: au Nord, la fraternisation avec l’ennemi avait commencé, Krylenko était en pourparlers avec l’Etat-Major allemand, Tcherbatcheff prévenait les Austro-Allemands que lui aussi, était prêt à causer. Qu’allait faire l’Ukraine? Sans doute, si la nouvelle République avait eu une existence nationale indépendante de plus longue durée, si les Alliés l’avaient tenue en une moindre suspicion et lui avaient fait comprendre, avec toute leur expérience des opérations militaires, que, délivrée des Austro-Allemands par un traité de paix prématuré, elle aurait encore des forces trop insuffisantes pour résister à toute la poussée bolcheviste qui s’avançait du Nord et de l’Est, elle aurait certainement obéi à la suggestion qui lui était faite: suivre l’exemple de la Belgique, de la Serbie et de la Roumanie et attendre que justice lui soit rendue par la Conférence de la Paix. Mais à peine né à la vie nationale indépendante et recevoir un conseil dont l’exécution va avoir pour résultat immédiat la ruine d’un pays inviolé sous le régime précédent et la disparition d’un gouvernement encore mal assis, mais toutefois existant et cela sans recevoir en échange d’autres garanties qu’une vague promesse de reconnaissance au moment de la signature de la Paix, il faut avouer qu’il y avait là pour le Secrétariat général matière à réflexion.
Or, le temps manquait.
Le 28 décembre, les Bolcheviks déclarent la guerre à l’Ukraine et lancent un appel aux prolétaires ukrainiens, les invitant à renverser la Rada «capitaliste et bourgeoise»; le Soviet de Kharkov essaye de se substituer à la Rada de Kiev. Celle-ci perd la tête. Le 10 janvier, une délégation ukrainienne part pour Brest-Litovsk. Un mois plus tard, le 9 février, un traité en bonne et due forme mettait fin aux hostilités entre les Allemands, les Austro-Hongrois, les Bulgares et les Turcs, d’une part, et l’Ukraine, d’autre part.
La République ukrainienne a trop souffert de la signature de ce pacte pour ne pas s’en repentir amèrement. Mais est-elle la seule coupable? Ne pourrait-on pas plaider pour elle les circonstances atténuantes? L’histoire seule pourra un jour nous dire si les Puissances de l’Entente, ou du moins leurs Représentants près le gouvernement ukrainien, n’ont pas à endosser quelques-unes des responsabilités attribuées en ce moment à la seule Ukraine.