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Deux années en Ukraine (1917-1919): avec une carte de l'Ukraine.

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L’Ukraine est une Nation

Dans son Histoire de Charles XII de Suède, Voltaire a dit que «l’Ukraine a toujours aspiré à être libre». Cette affirmation d’un maître en la matière n’empêche pas les adversaires du peuple ukrainien de répéter à satiété que «personne en Europe ne se doutait tout récemment encore, d’une Ukraine et d’Ukrainiens aux visées séparatistes». A quelle époque Voltaire vivait-il donc?

Mais ceci ne peut pas embarrasser ceux qui nient au peuple Ukrainien son droit à l’indépendance «parce qu’il n’a pas existé de tout temps ou du moins pendant des siècles», puisqu’après leur belle déclaration, ils ne craignent pas de reconnaître les faits que voici:

«Byzance, au XIVe siècle, appela Russie mineure les provinces de Kiev, Tchernigov, Volhynie, Podolie, Poltava et la Galicie pour distinguer ce territoire de celui de la Russie majeure».

«Au XIIIe siècle, s’écroule l’édifice majestueux de la Russie kievienne..., mais à vrai dire ce ne sont pas seulement les Tartares qui furent la cause de la ruine du pays: les tendances séparatistes des contrées qui composaient la principauté de Kiev y furent pour beaucoup

«Pendant que la Grande-Russie, sous la ferme direction de ses princes, s’acheminait vers un avenir glorieux, la Russie méridionale cessait d’exister politiquement

«Le peuple Ukrainien sortit de la tête d’un écrivain polonais, le comte Potocki, en 1795

Ces citations pourraient être continuées. Mais, puisées dans une seule des multiples brochures écrites contre l’Ukraine et les Ukrainiens, celles-là suffisent pour montrer quelles difficultés ont à vaincre les adversaires de l’Ukraine pour soutenir leur thèse. Oubliant qu’ils nient l’existence de l’Ukraine avant la Révolution russe de 1917, ils laissent tomber de leurs plumes des dates qui jettent à terre tout l’échafaudage si laborieusement construit.

Leurs propres données non seulement prouvent que l’Ukraine a une tradition historique, mais fournissent les deux prémisses qui permettent au peuple ukrainien de conclure à son droit de vivre désormais libre et indépendant: Pour user de ce droit, le peuple ukrainien devrait avoir vécu pendant des siècles, disent-ils. Or, sous le nom de Russie Mineure ou sous son nom actuel, l’Ukraine existait (d’après les seules citations que l’on vient de lire) dès le XIVe siècle. Donc l’Ukraine et les Ukrainiens ont le droit d’exister.

Pour soutenir la même thèse, que l’Ukraine en tant que nation n’existe pas et n’a jamais existé, d’autres adversaires invoquent le fait, qu’en 1654, «le Hetman Khmielnitski , vieux et affaibli, a donné au Tsar moscovite, par le traité de Pereiaslav, la moitié de la Russie qu’il avait délivrée de l’esclavage polonais».

Or, voici quelques-uns des articles de ce traité:

L’Ukraine doit être gouvernée par son propre peuple.

Là où il y a trois libres Ukrainiens, deux doivent juger le troisième.

Si le Hetman vient à mourir par la volonté de Dieu, que l’Ukraine elle-même élise un nouvel Hetman parmi son propre peuple en informant seulement le Tsar de cette élection.

Que l’armée ukrainienne s’élève toujours à 60.000 hommes.

Que les impôts soient perçus par des fonctionnaires élus.

Que le Hetman et le gouvernement ukrainien puissent recevoir les ambassadeurs qui, de tout temps, sont venus des pays étrangers en Ukraine».

Donc, ce traité qui, d’après les adversaires du mouvement nationaliste ukrainien actuel, prouverait que l’Ukraine s’est donnée à la Russie, garantit au contraire au peuple ukrainien un gouvernement autonome, une armée permanente, une administration fiscale particulière et enfin, sous certaines réserves, la faculté d’entretenir des rapports internationaux, c’est-à-dire réserve sa complète indépendance.

Cette charte des libertés ukrainiennes, confirmée par lettres patentes du Tsar Alexis Mihailovitch, le 27 mars 1654, a été cyniquement foulée aux pieds par tous ses successeurs jusqu’en 1917; mais ce déni de justice ne confère pas aux Russes qui ont aboli le tsarisme pour obtenir plus d’équité, le droit de s’opposer à l’indépendance de l’Ukraine.

D’ailleurs, pour s’assurer que l’Ukraine n’est pas née d’hier, il suffit de feuilleter l’Histoire.

Le célèbre auteur de la remarquable Histoire de Russie, Karamzin (1765-1826), avoue «que les provinces méridionales de la Russie (l’Ukraine) devinrent dès le XIIIe siècle comme étrangères pour notre patrie septentrionale, dont les habitants prenaient si peu part au sort des Kioviens, Volhyniens, Galiciens, que les chroniqueurs de Souzdal et de Novgorod n’en disent presque pas un mot».

Pierre le Grand emploie le mot Ukraine et dit: «Le peuple ukrainien est très intelligent, mais ce n’est pas un avantage pour nous».

Catherine II rend hommage à l’esprit de sacrifice du comte Alexis Razvomowtsky «qualité naturelle à la nation petite-russienne»; elle est enchantée du climat de Kiev où elle trouve le printemps, alors «que chez nous, en Russie, c’est encore l’hiver», mais cela ne fait que l’engager davantage à employer «les dents d’un loup» et «les ruses d’un renard» pour parvenir à la russification complète de ce merveilleux pays.

Plus près de nous, Stolypine se plaint des «ukrainiens» et les traite «d’allogènes».

D’autre part, une carte découverte en juillet 1918 dans la Bibliothèque des RR. PP. Bénédictins d’Einsiedeln prouve qu’en 1716, l’Ukraine existait comme centre géographique et politique indépendant de la Moscovie. La carte de la Moscovie de Vischer (1735) dénomme Okraïna ce qu’on a dénommé depuis Petite-Russie. Celle de Homann (1716) comprend la Ruthenie avec Leopol (Lemberg) dans les limites de l’Ukraine.

Ainsi, le Recueil complet des Lois Russes, le Recueil de la Société historique russe, les Archives de l’Empire russe, les ouvrages des historiens russes Soloviov et Karamzin, la Bibliothèque d’Einsiedeln, tous fournissent des textes et des documents qui ne permettent pas un seul instant de mettre en doute l’existence, au moins dès le XIIIe siècle, et sur le territoire actuellement revendiqué par les Ukrainiens, de la nation ukrainienne dont voici l’histoire:

Indépendante pendant six siècles, du IXe à la fin du XVe elle se vit tout à coup sous la pression de la Pologne, obligée de subir un joug étranger jusqu’au jour où, vaincu à l’ouest, Bogdan Khmielnitski, son Hetman, se décide à se tourner vers l’Est et à accepter le protectorat d’Alexis Mihailovitch, tsar moscovite, par le traité de Pereiaslav (1654). C’était tomber de Charybde en Scylla, et le grand poète Chevtchenko dit fort bien dans un vers lapidaire que tout Ukrainien apprend en suçant le lait maternel: «Il aurait mieux valu que ta mère t’aie étouffé dans ton berceau.»

A partir de ce moment, l’histoire de l’Ukraine n’est qu’un long martyrologe dont les pages ne semblent pas encore closes.

Pour russifier l’Ukraine, Pierre-le-Grand remplace les gouverneurs ukrainiens par des voïevodes moscovites: le fameux Yvan Mazepa, que Victor Hugo a chanté dans ses Orientales, se révolte et conclut une alliance avec Charles XII de Suède que la France favorise. Vaincu à Poltava, il cherche un refuge dans la Bessarabie qui appartenait alors à la Turquie.

Catherine II introduit le servage en Ukraine, opprime les intelligences, abolit le nom même d’Ukraine qu’elle remplace tendancieusement par celui de Petite Russie, comme elle avait remplacé le nom de Pologne par celui de Pays de la Vistule et le nom de la Lithuanie par celui de Pays du Nord-Ouest.

Nicolas Ier est plus féroce encore: il supprime l’Eglise uniate et impose la religion orthodoxe; la Confrérie de Cyrille et Méthode, dont le but était de maintenir le sentiment national dans l’âme du peuple et propager l’idée d’une fédération démocratique de tous les peuples slaves est dissoute: ses membres parmi lesquels l’historien Kostomaroff et le poète Chevtchenko sont envoyés au bagne de Sibérie.

Alexandre II proscrit la langue ukrainienne des écoles et fait décréter en 1863 par le comte Valouïev, son ministre de l’intérieur, «qu’il n’y a jamais eu de langue ukrainienne, qu’il n’y en a pas et qu’il ne doit pas y en avoir» et en 1876, par le chef du Département de la presse, Gregoriev, que l’impression et la publication des livres et brochures en ukrainien sont interdites dans les frontières de l’Empire, de même que la représentation des pièces en langue ukrainienne. Le résultat ne se fait pas attendre: le nombre des illettrés monte à 80 0/0, personne ne voulant aller dans des écoles où l’on n’apprend qu’une langue étrangère: le russe. L’exode des intellectuels ukrainiens vers la Galicie commence; cette province devient, dès lors, le Piémont ukrainien.

Nicolas II, si libéral au début de son règne, laisse cependant son ministre Stolypine reprendre aux Ukrainiens les quelques libertés rendues par la Révolution de 1905, déclarer dans une série de circulaires «que le ralliement de la société ukrainienne autour de l’idée nationale n’est pas désirable au point de vue des dispositions de l’empire russe», dissoudre leurs associations et juguler leur presse et permet, les deux premières années de la guerre, d’inutiles violences dans les deux Ukraines russe et autrichienne.

Que faut-il de plus pour permettre de conclure que, martyre comme la Pologne, l’Alsace-Lorraine et l’Irlande, l’Ukraine doit être, aux mêmes titres qu’elles, délivrée du joug de l’oppresseur et puisqu’elle le désire, vivre désormais libre et indépendante. Toute autre solution de la question ukrainienne conduirait nécessairement à des récriminations justifiées, à des rancunes et à la guerre.


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