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La conquête des femmes: Conseils à un jeune homme

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RAPPORTS DU BONHEUR ET DES VÊTEMENTS QU’ON PORTE AU MOMENT OU ON EST HEUREUX

Le bonheur dure cinq minutes, pas plus. D’ordinaire on ne sait pas qu’on est heureux à ce point. On est comme un voyageur qui traverse sans Bædeker un paysage célèbre et voit des monuments dont il ignore le nom et l’histoire. Il les juge sans indulgence, directement, selon ce qu’il éprouve. Quand ensuite on lui dit : c’était la chapelle Sixtine, c’était l’Acropole, il regrette de ne pas avoir admiré assez, il attribue à son ignorance et à sa sécheresse de cœur sa méconnaissance des grandes beautés.

Ainsi, durant les quelques minutes imprévues où les circonstances nous donnent ce que nous appellerons ensuite le vrai bonheur, comme nous ignorons que ces minutes deviendront illustres dans notre souvenir, nous ne jouissons pas d’elles, même nous critiquons l’opportunité d’événements que nous devons plus tard raconter à nos amis en nous émerveillant d’eux.


Je me souviens qu’enfant j’éprouvai dans la douleur une des plus grandes joies de mes premières années. A l’occasion d’une exposition le shah de Perse était venu à T… Mes camarades du lycée et moi nous en étions longuement entretenus, à cause du caractère mystérieux qu’avait pour nous ce grand personnage. On lui offrit un banquet solennel, sous une tente, dans un jardin public de la ville. J’étais avec ma bonne au premier rang parmi la foule qui regardait de loin avec admiration. Mon père, qui assistait au banquet, m’aperçut et envoya un agent me chercher. C’était le moment du dessert ; je bus du champagne, je mangeai des gâteaux. Le shah de Perse sourit en me regardant et prononça quelques mots aimables sur ma bonne mine.

Il est certain que la satisfaction de ma gourmandise, la gloire unique dont je me sentais couvert, la possibilité de susciter l’envie de mes petits amis le lendemain, auraient dû me donner une somme de bonheur considérable. Il n’en était rien. Les gâteaux étaient d’une pâte sans saveur, le champagne semblable à l’eau claire. Un col marin trop empesé et que, sans raison, je croyais ridicule, hypnotisait ma pensée. J’étais transporté dans un univers d’angoisse où les sensations ne me parvenaient qu’effacées mais toujours douloureuses. Je ne savais pas que je devais être heureux.


On n’atteint jamais le sommet du bonheur quand on le cherche. On est comme celui qui marche sur les montagnes à travers le brouillard. Tout à coup se fait une éclaircie ; on s’aperçoit qu’on est sur le point le plus élevé et on découvre soudain des vallées lointaines, d’autres montagnes qu’on ne soupçonnait pas, de grands horizons. Les aspects de la vie sont soudain amplifiés, le sang bat plus vite dans les artères, on comprend mieux, on est uni à toutes les choses par une sympathie parfaite. Mais le brouillard se reforme rapidement, les horizons se limitent, les beautés s’atténuent, il faut recommencer à marcher dans la brume des heures médiocres.


Jamais la réalisation de l’amour n’a donné, je crois, la plénitude du bonheur. On trouve d’ordinaire ces instants divins lorsqu’on reçoit des marques de sympathie inattendue de la part d’une femme qu’on aime et dont on ne se croyait pas aimé.

Mais si l’on veut éviter d’amers regrets, si l’on ne veut pas empoisonner la source des souvenirs, il faut se dire qu’on a, avec son costume, soit un auxiliaire, soit un ennemi, et que la minute la plus exquise peut être gâtée par la négligence des vêtements.

A la fin d’une soirée chez Henriette L…, comme les quelques amis présents étaient sur le seuil de la porte et serraient la main de la maîtresse de maison, elle se tourna vers moi qui étais le dernier et me dit doucement :

— Restez un peu, nous causerons.

Je lui faisais depuis longtemps la cour et je croyais l’aimer. Elle avait été jusqu’alors réservée à mon égard et même, parfois, avait montré une froideur qui semblait vouloir me décourager. Il était minuit et elle me disait de rester seul avec elle. Elle laissait partir un jeune homme plus grand que moi de taille, mieux vêtu, d’une conversation plus brillante que la mienne et que je jalousais en secret parce que je supposais qu’il avait été l’amant d’Henriette L…

Il m’arrivait donc un grand événement heureux, mais un torrent d’allégresse ne descendit pas en moi. Le chapeau et le pardessus que je tenais à la main prirent soudain un poids inattendu. Je me sentis la consistance, la froideur et le manque d’équilibre d’une statue. Je vis dans l’œil de mademoiselle B…, de l’Opéra-Comique, qui boutonnait son gant, une lueur d’étonnement pour le sourire subitement stupide qui avait apparu sur mes lèvres.

Personne ne remarqua ou ne sembla remarquer que je restais et mon ami Charles, qui était au bas de l’escalier, ne remonta pas pour me rappeler que nous devions aller ensemble à Montmartre.

Henriette L… me conduisit dans un petit boudoir bleu. Elle était décolletée et elle enleva ses bagues qu’elle déposa dans un écrin. Elle n’avait rien de particulier à me dire, je le compris aisément. De plus, elle avait perdu cette raideur d’attitude de la femme qui se dit qu’elle va être embrassée d’un instant à l’autre et qui ne veut pas y consentir.

Mais comment aurais-je pu goûter le charme de cet imprévu, les parfums mélangés, le vertige d’après minuit, le sourire encourageant, les paroles à double sens, puis enfin les lèvres abandonnées ? Comment, en répétant machinalement des phrases tendres, en donnant au petit bonheur de conventionnels baisers, n’aurais-je pas eu comme but suprême de partir rapidement sans déshonneur ? Comment, au lieu de me laisser aller au plaisir, n’aurais-je pas simulé une factice ivresse plus sentimentale que sensuelle ? Car tout mon corps était dévoré par une flamme pénétrante. Je sentais sur moi la tunique de Nessus me brûler. Nouvelle Déjanire, ma femme de ménage, trop prudente ou trop perfide, craignant pour moi le froid à cause du gilet ouvert de mon habit, m’avait tendu, le soir même, un tricot que j’avais mis sous ma chemise. Ce tricot était d’un tissu grossier. J’estimais que les yeux d’une femme ne pouvaient le voir sans honte pour moi. Je crois maintenant que j’avais tort et que nous ne valons que par nos actions. Mais quoiqu’il en soit, ce tricot me brûlait et me paralysait. Il était le principal acteur de cette soirée. Au lieu de jouir de mon bonheur, je pensais à sa forme odieuse, à ses manches étroites. Je me souvenais avec douleur de l’instant où j’avais hésité pour savoir si je le mettrais ou non et où un mauvais génie m’avait poussé à m’en revêtir.

Évidemment, mille choses pouvaient s’accomplir sans que l’existence du tricot fût même soupçonnée. Mais l’idée qu’une action inattendue pourrait le faire apparaître, me glaçait d’épouvante.

Après d’invraisemblables hypothèses par lesquelles je me serais dépouillé en secret de ce fatal tricot, mais dont je vis rapidement l’impossibilité, je me décidai à mêler habilement le respect à la volupté, j’expliquai combien il était délicieux de prolonger le désir et de retarder le moment de posséder la femme qu’on aime.

Henriette L… n’osa pas ne pas m’approuver. Même, malgré la décision que j’avais lue dans ses yeux, elle se défendit d’avoir pensé à se donner, pour ne pas montrer une délicatesse moins grande que la mienne.

Et je la quittai, à l’heure la plus favorable pour l’amour, ayant traversé avec un cœur torturé un sommet divin, comprenant pour la première fois le sens du vieux proverbe ainsi modifié :

L’homme heureux n’a pas de tricot.

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