← Retour

La conquête des femmes: Conseils à un jeune homme

16px
100%

ABSURDITÉ DE LA PITIÉ

On prend toujours une femme à quelqu’un, Il faut se résigner à faire de la peine à ce quelqu’un.

C’est d’ordinaire un homme charmant pour lequel on a une grande sympathie. Il en a moins pour vous car il a compris dès l’origine de vos rapports que vous allez lui prendre sa maîtresse.

Quelque attrait qu’exerce sur vous cet homme charmant, il faut être impitoyable avec lui, le dénigrer, le trouver laid et stupide parce qu’il sera impitoyable avec vous, vous trouvera laid et stupide.

Du reste, une femme qui rompt le fait toujours sans ménagements, avec le maximum possible de la cruauté. Comment comprendrait-elle, au lieu de la jalousie qu’elle espère, une étrange pitié de son nouvel amant ?

Je me trouvai une après-midi chez Henriette L… avec Pierre T…, homme fin et lettré qui aimait encore éperdument Henriette et qu’Henriette avait aimé. Nous causâmes. Nous fûmes l’un pour l’autre d’une excessive politesse. Henriette aurait pu se conduire de même, être neutre.

Elle eut des trésors d’invention pour cribler Pierre T…, résigné à tout, de paroles désagréables et blessantes. En vain j’essayai de les atténuer. Il ne se révolta jamais même quand Henriette L… me prit la main devant lui en le regardant avec une délicieuse ingénuité, comme pour le prendre à témoin.

Il était sur le chemin désolé du renoncement. Il demanda en partant à Henriette quand il pourrait la revoir. Celle-ci répondit qu’elle était trop occupée pour que ce soit possible et il s’excusa de sa demande en déclarant qu’il était tout naturel qu’elle soit très occupée.

Il partit. Son pas était si pesant dans l’escalier que je pris mon chapeau, de fort mauvaise humeur, et que je descendis après lui. Je le suivis quelques instants dans la rue en admirant la supériorité physique qu’il avait sur moi et en m’admirant moi-même d’en avoir triomphé, par des paroles, des actions habiles, de l’amour.

Je lui frappai sur l’épaule, il se retourna et je lui dis :

— Je ne voudrais pas que vous m’en vouliez…

Son visage exprima une telle surprise et une telle tristesse que je m’arrêtai. Il répondit en rougissant :

— Mais pourquoi ?

A ce moment un arroseur dirigea vers nous le tuyau qu’il tenait à la main et des gouttes d’eau mélangées de poussière nous éclaboussèrent. L’arroseur prononça en même temps des injures que nous comprîmes mal et que motivait notre immobilité.

Nous dîmes en même temps, Pierre T… et moi, une phrase à peu près semblable qui équivalait à ceci :

— Ces arroseurs sont d’une grossièreté !…

Nous étions l’un en face de l’autre, nous nous regardions silencieusement et l’arroseur continuait à nous menacer.

Pierre T… me tendit la main pour mettre un terme à cette inepte situation, en disant :

— Alors, au revoir et je vous remercie.

Je répondis stupidement :

— Mais c’est moi…

Je revins sur mes pas, très mécontent de moi-même, ayant le sentiment d’avoir violé, par une inexplicable pitié, des lois imprescriptibles de jalousie et de haine vis-à-vis de l’homme qui a aimé avant vous une femme qu’on aime.

Je sentis, quand je rentrai chez Henriette et qu’elle me demanda pourquoi j’étais parti brusquement, que je devais lui répondre que c’était pour frapper au visage Pierre T… Je n’en eus pas le courage. Je lui dis la vérité et elle m’en voulut pendant plusieurs jours.

Chargement de la publicité...